70 février 2018 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 28 février 2018

Comment choisissez-vous le titre de vos œuvres ?


Retour de La Question dans le n°16 du Journal des Allumés du Jazz, en juillet 2006 après trois ans d'interruption. Il faut un bon carnet d'adresses et je m'y étais épuisé. Jérôme Bourdellon, Étienne Brunet, Pablo Cueco, Atom Egoyan, Jean-Rémy Guédon, Michel Houellebecq, Sylvain Kassap, Jean Morières, Jacques Thollot, Jean-Claude Vannier, Bernard Vitet avaient eu la gentillesse de raconter comment ils choisissent le titre de leurs œuvres. J'adore cet exercice, résumé imagé qui tient généralement du trope, et m'y suis souvent prêté pour des amis à qui j'ai offert le titre des leurs...

La Question fait son retour dans ce numéro dédié à l’illustration, avec une interrogation majeure générant une réponse courte, le titre. Doit-il résumer, attirer, rappeler, étiqueter, suggérer, surprendre ou rassurer ? Chaque témoignage en dit long sur les pratiques des créateurs lorsqu’ils abordent la gestion de leur image.

Jérôme Bourdellon, compositeur
En général, je choisis le titre des morceaux de façon assez simple, souvent les circonstances entourant la création y participent, d'autres fois c'est le style évoqué par l'improvisation elle-même qui donne le nom, mais en règle générale, il ne faut pas que cela devienne une préoccupation. Par exemple : dans Manhattan Tango avec Joe McPhee, nous enregistrons une improvisation qui ressemble à un tango, nous avons déjà le style, ensuite ça c'est passé à Manhattan, nous avons la situation géographique ; à la fin c'est un jeu d'enfant d'appeler ce morceau Manhattan Tango, qui est, de plus, le titre éponyme de l'album, étonnant non ?!
Un autre exemple : j'ai sorti un cd en solo et en cherchais le titre ; comme cet album parcourt mon univers de la flûte, je l'ai appelé Trajet solo et j'ai choisi l'empreinte d'un seul pied comme pochette pour résumer la notion de trajet et de solo.
Un dernier exemple : dans l'album Novio iolu encore avec McPhee, nous avons enregistré un morceau improvisé avec du didjeridoo et du shakuhachi ; nous étions en pleine mode du didjeridoo world music et new age, pour les bobos naissants (ce qui n'est pas notre genre) ; alors nous avons appelé tout naturellement ce morceau Please No World Music.

Étienne Brunet, compositeur
Bien sûr, la musique doit se suffire à elle-même, elle doit s’écouter avec joie et passion sans même savoir qui la joue et encore moins quel est son titre. Cependant, je souhaite et j’attends d’un titre qu’il me fasse rêver, qu’il m’interpelle et m’intéresse au même titre que la musique (composée ou improvisée). J’écoute. Super. C’est quoi ? Je me renseigne. Immense déception : le titre est trop tarte, banal à mort ! Dans une chanson, le titre renvoie au refrain. Dans une improvisation, le titre envoie à l’abstraction. Pour ma part, j’aime conceptualiser ma musique. Le titre reflète cette démarche. La Légende du Franc Rock & Roll (chez Saravah) joue sur la spéculation de douze formes répertoriées rock, issues du blues de douze mesures. Ce titre annonce le rock français comme une pure illusion, un conte pour grands enfants copiant de manière touchante les musiques noires américaines. Le mot « Franc » suggérait l’ambiguïté entre une monnaie (un mensonge) ou une révolte franche et sincère, on ne sait pas. Tune on tune : Zen for TV : ce titre implique la pièce dans la pièce, l’accord dans le désaccord. L’impression d’être untuned s’articule sur la réminiscence d’une œuvre de Nam June Paik, une sinusoïde plate et contemplative générée par un écran, le « Zen for TV ». J’appelle mon solo et mon groupe Ring Sax Modulator. J’utilise massivement le Ring Modulator et d’autres instruments Moog pour modifier le son de l’alto, principalement pour créer des drones. Le but est de transformer le saxophone en cornemuse (mélodie plus bourdon). Sonnerie contemporaine fascinante, résultante de l’addition et de la soustraction de deux fréquences. Le son du saxo finit par être mangé par le Moog comme gagné par une maladie électronique. Le répertoire de ce groupe utilise une série de règles et de méthodes pour l’improvisation intitulées Les Épitres selon Synthétique. En général, un bon titre se passe de commentaires, il doit être comme Evidence de Thelonious Monk, une des plus belles compositions du vingtième siècle.

Pablo Cueco, compositeur
Certaines actions, comme donner un prénom à un enfant ou choisir un vin dans un restaurant chinois, nécessitent un état d’esprit particulier s’apparentant à une sorte d’inconscience passagère ou à une suspension des facultés cognitives.
Le choix d’un titre pour une œuvre musicale en fait certainement partie, avec des nuances certes, mais pas tant qu’il n’y paraît. Pour reprendre les exemples précédents, un enfant aura tendance à se conformer aux attributs de son prénom - ou plutôt, l’entourage, soutenu par l’habitude, en aura rapidement la conviction - et les défauts du vin choisi au restaurant chinois seront généralement atténués par les saveurs vigoureuses des plats et par la quasi impossibilité d’une consommation excessive.
En revanche, l’œuvre ne se conformera jamais à son titre. Elle en prendra seulement le caractère anecdotique, limitant sa perception à de vagues images ou situations. Par exemple, si l’on écoute La lettre à Élise, on imagine généralement un porte-plume et un encrier, un facteur, une jeune fille (prénommée Élise de préférence) dont la poitrine opulente et fière s’échappe immanquablement d’un déshabillé vaporeux laissant à peine entrevoir, dans une lumière tamisée, un fragment de porte-jarretelles… Donc, La lettre à Élise évoque à la fois un porte-plume et un porte-jarretelles… Il aurait été plus judicieux de lui donner un titre plus simple, réunissant les deux images. Quelque chose comme Les portes. Ce titre a aussi l’avantage d’éviter l’évocation du facteur, toujours troublante sur le plan esthétique. Ce titre virtuel expliquerait aussi pourquoi ce thème est souvent utilisé pour les sonnettes de portes d’entrée et les sonneries de portable. En fait, la musique n’a pas besoin de ces images proposées par les titres. Cette mauvaise habitude, support de l’imaginaire contraignant l’écoute, vient probablement de la période romantique. Les musiciens se prenaient alors pour des poètes, chacun inventant l’amour ou le désespoir mieux que son voisin. Cela étant difficile à prouver par une simple écoute, il fallait « aider » l’auditeur à ressentir l’émotion juste, c’est à dire assez amoureuse ou assez désespérée, ce qui dans leur cas revenait souvent au même. L’autre fonction du titre c’est d’aider à gérer les droits d’auteurs. Là, c’est facile à comprendre, on est dans du concret. Si toutes les pièces pour trombone seul s’intitulent Pièce pour trombone seul, cela pose des problèmes de classement et d’identification de l’œuvre et donc de répartition des droits. Alors que si une est nommée Flatulence IV et une autre Le chant des profondeurs, on les différencie tout de suite, sans avoir besoin de les entendre, ce qui est quand même assez pratique. Le même raisonnement peut s’appliquer au hautbois solo ou à toute formation. On peut ajouter que l’habitude de donner des titres vient sans doute de la musique vocale et de la poésie chantée - la chanson - qui en général génère plus de droits que la musique instrumentale.
Une fois admis l’avantage pour une œuvre d’avoir un titre, il faut le choisir. Un premier problème se pose : la langue. En français ? C’est vite « franchouillard », impossible à l’export à moins d’avoir un accordéon dans l’orchestre et un titre incluant le mot « Paris », et encore… En Anglais ? C’est peu crédible et renvoie au problème précédent en inversé… En plus, on a tout de suite l’air un peu débile dans les interviews… En Espagnol ? On croit tout de suite que c’est du mambo ou du tango… Le russe, le grec, l’arabe, le chinois, l’araméen et le finnois sont trop difficiles à manier… Il reste le latin, mais ça fait musique contemporaine, ce qui est dangereux pour les ventes… Il y a aussi la solution des mots qui existent en anglais et en français… Réponse intéressante, mais limitée (satisfaction, révolution, constipation, etc.). On se heurte à la syntaxe qui identifie la langue dès qu’on dépasse l’usage d’un mot unique dans le titre - ce qui est peu. Un deuxième problème se pose, doit-on choisir ce titre en fonction du contenu musical de l’œuvre (presque impossible sans faire référence à d’autres compositeurs ou à du vocabulaire musical…), des circonstances entourant sa conception (référence aux saisons ou à la météo assez fréquentes, mais aussi à la peinture, à la poésie…), des événements qui entourent son élaboration (usage fréquent de prénoms féminins…), ou au contraire en contrepoint du contenu de l’œuvre (formules de chimie, références à l’astronomie, à l’astrologie, à l’économie, à la politique…) ou encore selon une logique propre au titre lui-même, indépendante de l’œuvre qu’il identifie (mots codés, palindromes…).
On voit donc que le choix d’un titre, s’il est aujourd’hui nécessaire, n’en est pas moins une opération d’une grande complexité. J’ai moi-même utilisé à peu près toutes les solutions possibles. Au final, rien ne me convainc tout à fait. J’envisage d’écrire la musique après le titre, et en fonction de celui-ci, pour voir si ça marche mieux, mais j’ai des doutes.

Atom Egoyan, cinéaste
Mes titres préférés sont graphiques, avec un sens de l'action décrite presque trop évident, laissant ensuite le champ libre à l'imagination pour une multitude d'autres significations. Dans cet esprit, mes meilleurs titres sont Family Viewing, Exotica et Ararat.
En anglais, family viewing est la présentation, en privé, du corps du défunt à la famille lors d'obsèques. Il suggère également un programme télé qui convienne à toute la famille. Enfin, il signifie, tout simplement, le regard porté sur une famille.
Exotica est extérieur à notre monde immédiat. Dans le film, ce qu'il y a de plus exotique, c'est la relation qu'entretiennent les personnages avec leur propre histoire.
Quant à Ararat, il est évidemment lié à une foule de significations, à la fois mythologiques et géographiques.

Jean-Rémy Guédon, compositeur
Je choisis très vite le titre de mes morceaux car, et c'est pourtant évident, cela les identifie ! Quand j'étais jeune musicien, je me suis retrouvé dans des situations "slamesques" ou ubuesques du genre "tu sais le morceau qui fait swip's la do di la de tré le few de swing"...
1) Impropre à l'impro : un titre qui porte bien son nom, j'avais écrit une carrure infernale et c'était très difficile d'improviser dessus... D'où le nom. En plus, on a une allitération "light", ce qui ne gâche rien.
2) Et Monk, C'est du poulet ? : nous faisions un hommage à Monk avec le collectif Polysons et voilà un exemple absolument navrant d'humour typiquement jazz entre musiciens, ça nous a valu une belle crise de rire (mais c'est pas du Flaubert).
3) Peur et religion : c'est le titre d'une des Sade Songs qui figure sur le dernier CD d'Archimusic. J'ai "collé" deux textes du Marquis dont les thèmes sont la peur et la religion, et donc associé les deux thèmes pour le titre de cette "chanson".
4) Balade mentale : j'ai trouvé ce joli nom... Mais je n'ai pas encore écrit de musique dessus, alors ne t'avise pas de le publier, on va me le piquer ! (Allez, ça va pour cette fois...).

Michel Houellebecq, écrivain
C'est une des seules questions dont je connais la réponse. C'est même une des seules questions importantes. J'ai écrit quatre romans et chaque fois, ça s'est produit de la même manière sans que je le fasse exprès, alors ça vaut le coup que je réponde. Je commence toujours sans avoir de titre. À peu près au tiers du roman, respectivement le tiers du temps que ça me prend, j'ai une sorte de crise où je n'y arrive plus. Quelque chose me vient en aide : j'écris un passage très bon, franchement très bon, qui contient le titre. Ça s'est produit avec Extension du domaine de la lutte et La possibilité d'une île. Et là, je suis très content, parce que je sens que je finirai le livre. Le titre est défini à ce moment. Ça s'est passé avec les deux autres aussi, mais c'est moins spectaculaire : Plateforme et Les particules élémentaires ne sont pas des titres composés.

Sylvain Kassap, compositeur
Il y a toujours un lien entre la pièce et son titre, mais comme la plupart du temps chez moi, il n’y a pas de règle stricte :
Certains titres existent avant ou au début de l’écriture, ils en sont même un des moteurs, ils sont presque « techniques » ; par exemple dans le disque Strophes : Palindrome(s), Palimpseste ou Bancal
D’autres associent une image mentale à l’écriture, ils sont peut-être plus « poétiques » : toujours dans Strophes : Molly Bloom ou Botrytis Cinerea ; ou encore « uno soave sono » pour 5 trompettes et « … e sparire » pour ensemble.
D’autres encore ont été donnés après réalisation. Ils peuvent être « descriptifs » ou pas, et si le lien existe, il est parfois très caché.
Pour plein d’autres, c’est le désordre le plus total !!!

Jean Morières, compositeur
Plusieurs démarches coexistent. Le titre est pour moi le plus souvent une description a posteriori d’un objet musical qu’il faut bien nommer. Deux solutions sont possibles, le titre de type technocratique : Requiem en ut pour six tronçonneuses, le type plus impressionniste : En bateau, enfin, celui faisant référence à un vécu personnel, les exemples qui suivent en faisant partie…
Premier exemple : Hommage de Normandie (Cd L’ut de classe, label Nûba).
Je trouve que l’on ne parle pas assez de la Normandie. Moi-même, à y réfléchir, finalement, je n’y pense jamais et n’en parle jamais non plus. Est-ce que quelqu’un y pense ? Probablement. Cependant, j’en ai un souvenir marquant qui remonte à plus de dix ans : la Ville de Condé-sur-Noireau. Cette bourgade du Calvados est implantée à la confluence de la Drouance et du Noireau, se situant au carrefour des routes menant à Saint-Germain-du-Chioult, Montigny-sur-Noireau, Proussy, Saint-Denis-de-Mère, Berjou et Athis de l’Orne. Rien que le nom de cette ville nous donne la couleur. Comment me suis-je retrouvé là ? Le Destin tout simplement. Je vécus là une sorte de Satori d’un genre très particulier : le Satori normand. Tout y était : l’hôtel improbable qui sent la soupe, le fatal papier peint façon années 70 à motifs vaguement circulaires beigeasse et orange de la chambre ; les rues vides à 19h ; la statue de Charles Tellier ; l’architecture quelconque (l’office du tourisme parle de Condé-sur-Noireau de la manière suivante : « agréable localité, joliment reconstruite à la Libération”)… Le Satori eut lieu à peu près vers 21h15, lors d’un événement exceptionnel pour Condé-sur-Noireau : un défilé de mode. Ce gala avait lieu dans la salle polyvalente, un vaste carré de béton aux murs recouverts de moquette beige. La scène, en béton elle aussi, était décorée sobrement de quatre arbres en pots de la maison Gauquelin (pompes funèbres & fleurs) et dominait à 2m50 au-dessus du sol dans un superbe isolement. Le défilé était probablement organisé par l’usine locale, compte tenu du look des habits présentés et de la plastique singulière des top-modèles, recrutés directement au sein de l’entreprise. Les trajectoires incertaines des mannequins, leurs gestes gauches et les sourires crispés produisaient une sensation douloureuse de désarroi. Un public clairsemé, où la ménagère de cinquante ans était bien représentée, regardait sans émotions excessives ce gala surréel rythmé par la musique de Michèle Torr, diffusée sur la sono Bouyer, et qui se décomposait dans l’acoustique vertigineuse de la salle. L’effet produit reste au-delà des mots : le son, les créatures improbables évoluant sur la scène comme en apesanteur, tout contribuait à une étrangeté totale issue de la banalité même de la scène, étrangeté qui porta un impact irréversible sur ma capacité de jugement. Ce phénomène ne céda que plus tard devant un verre de bière.
Deuxième exemple : Tu n’es pas Jim (cd Improvisation sur la flûte zavrila, label Nûba).
Je connus Jim il y a de cela quelques années. C’était un chien qui logeait chez ma voisine. Jim accumulait les singularités de manière surprenante : tout d’abord sa laideur ; très petit, le poil dur et rare, les pattes arquées, le museau écrasé, le chien était de surcroît prognathe et avait des yeux globuleux qui lui donnaient un regard halluciné. Il inquiétait ensuite par un comportement imprévisible : teigneux, vindicatif, prompt à mordre avec une détermination farouche, il pouvait par ailleurs être le plus câlin des animaux. Enfin, Jim possédait une intelligence très au-dessus de la moyenne canine, doublée d’un sens aigu de l’indépendance et n’était de surcroît absolument pas impressionné par le genre humain. Un chien anar, en quelque sorte. Nous avions sympathisé, de sorte qu’il s’invitait fréquemment chez nous au point de créer des incidents diplomatiques récurrents avec la voisine, qui prenait ses fréquentes escapades pour une trahison, à juste titre. Le chien accueillait sa mémère avec des grognements menaçants sans ambiguïté lorsque celle-ci tentait de le récupérer, quand elle y parvenait. Au fil du temps, le chien finit par exercer sur moi une fascination dangereuse : je voyais avec anxiété mes yeux se dilater, ma mâchoire inférieure s’avancer, je me surprenais à grogner à la moindre contrariété. Le maléfice prit fin lorsque, me surprenant en train de reluquer une charmante caniche, mon épouse hurla alors : « Tu n’es pas Jim ! » Puis vint notre déménagement, nos relations avec Jim cessèrent… Depuis, hélas, pas même une carte postale. Troisième exemple : Loisir (cd Un bon snob nu, label Signature). Loisir… Ce mot s’étale langoureusement au fond la gorge, puis s’échappe entre les dents dans un sourire plein de promesses… Loisir… Il est entouré d’autres titres qui sont eux-mêmes des verbes : polir, luire, blêmir, languir… Il a donc ici, lui aussi, une fonction verbale. On dit « loisir » (« Son travail achevé, il loisit dans la ville jusqu’à la tombée de la nuit. » Michel Houelbacq). Ou : « SE loisir » (« Son drink à la main, Betty Palmer alla se loisir dans la chaise longue avec volupté .» Frédéric Dart). On rencontre ce verbe pour la première fois dans les années 1970, lorsqu’une agence de voyages lance le célèbre slogan oh combien efficace : « Loisir, c’est pas moisir ». Il est assez amusant d’inventer sur le même principe d’autres verbes : plaisir, élixir, dépotoir, entonnoir, trépier, dubonner, cambouir, ou même, dans un registre plus scabreux : Julesferrir, jupper, devillier, sarkozir, mussolinir, nevièvetabouir… Laissons donc libre cours à notre imagination, sans oublier d’employer tout cela… À juste titre.

Jacques Thollot, compositeur
Les titres de mes “œuvres”... Mon dieu ! J’eus préféré morceaux, non pas morceaux, trop pot-au-feu… Compositions, voire lieds, suites ou pièces, peu importe. OK pour œuvres, mais que pour les bonnes ! Aucun de mes titres (comme la plupart d’entre nous, j’imagine) ne sont dénués de sens, qu’ils soient cachés, à double ou sans intérêt, énigmatiques parfois. 1883-1945, Heavens apparemment énigmatique. Pas pour Philippe Carles en tout cas, qui dans un Jazz Mag en révéla le sens : la durée de vie d’Alban Berg, compositeur de l’École dite de Vienne, qui nous légua, entre autres, l’incomparable Concerto à la mémoire d’un ange. Une de ses séries (agencement des douze notes selon d’autres critères que ceux de la musique tonale) est à la base de cette pièce que j’ai harmonisée et rendue tonale dans Watch Devil Go (Palm n°17) sous le titre Go Mind (à l’origine Glabros Moulard). Deux autres « kleine Stücke » (moins glabros) suivent la même technique : Sur douze notes approximativement (Cinq Hops, Free Bird, bientôt réédité en CD par Orkhêstra) et Marie (Résurgence).
Il va sans dire que la féminité m’inspire au plus haut point. L’ambiance de certains thèmes délivre leurs appellations sans équivoque. Certains de mes thèmes (que je nomme premier jet) apparaissent (en pleine improvisation) comme pré-écrits de la première à la dernière note, rien à changer, à rectifier, phénomène rare et imprévisible. Lorsqu’on lui demandait s’il croyait en dieu, Matisse répondait «oui, quand je travaille.»
Les couleurs, les odeurs, me mettent sur la voie. Dans Cinq Hops, par exemple, une pièce (super interprétée par Jean-Paul Céléa à l’archet) m’envoie systématiquement sur les bords de Loire. Elle s’est elle-même intitulée Une certaine lumière tourangelle bien que composée à Vaucresson (92).
À l’inverse, ce peut être l’endroit où je me trouve, le feeling de ce qui m’entoure dans l’immédiat instant, que je tente de transposer vite, l’instant volage vole l’âge mais il vole large. Le troc est équitable. Un style qui ne pourrait dissimuler (nulle envie) mes préfluences voire inférences, envers les surréalistes, Michaux of course, Breton, Éluard et tant d’autres. Samuel Becket Oh les beaux jours et bon nombre d’auteurs des Éditions de Minuit. Ou encore Entre Java et Lombook (le Bali, sa musique) dont un de ses modes m’a influencé. Vu dans le Larousse, source inépuisable pour compositeur en quête de titres ce qui, somme toute, est rarement le cas, j’aime et joue avec les mots, parfois mots de tête, mais je leur dois bien ça.

Jean-Claude Vannier, auteur-compositeur
Les chansons, c'est une liste de mots. Sans signification. Il arrive que ça prenne un sens, à force de les mettre dans un ordre. C'est quand je laisse tomber que ça vient tout seul. J'ai rien à dire alors je chante, c'est un titre. J'ai aussi écrit un bouquin qui s'appelle Le club des inconsolables...

Bernard Vitet, compositeur
J’aime bien les titres qui font des phrases. Comme Ils ont brisé mon violon car il avait l’âme française. Ou la phrase de Pascal : Le silence éternel des espaces infinis m’effraie. Sans être une citation, Trop d’adrénaline nuit est une phrase. Quand la pression est trop forte, les bouchons sautent. J’aime bien les citations.
Pour une série de sonneries de téléphone originales du site sonicobject.com, et ne manquant jamais l'occasion d'évoquer nos sœurs et frères de la création, j'ai intitulé chacune des sonneries du nom d'un animal. Je me suis inspiré pour ce faire de la forme graphique que présentait chaque sonogramme.

mardi 27 février 2018

La pluie à midi


Dernière production des Éditions Volumiques La pluie à midi est l'œuvre de Julie Stephen Chheng, spécialiste des papiers pliés et de leurs applications numériques, qui avait entre autres réalisé Le Train Postal. Comme souvent chez Volumique, le livre est doublé d'une application fonctionnant sous iOS (AppleStore) et Android (Google). Je n'ai vu le livre que sur la bande-annonce, mais j'ai bien joué une heure avec les petits poissons sur mon iPad. Je dirais donc qu'il n'y a pas de limite d'âge lorsqu'on a gardé son âme d'enfant ou qu'on sait déjà faire glisser son doigt sur un écran.
Le très joli graphisme est dicté par les formes découpées du livre et les sons créés par mon camarade Sacha Gattino sont d'une élégance dont il ne se dépare jamais. Il a cette fois enregistré les bruitages sous l'eau avec un hydrophone et composé pour claviers de percussion tintinnabulants. Rien d'étonnant, Tintinnabulum est le nom de son studio qu'il vient d'installer au fond du jardin à Rennes !
On peut très bien s'amuser sans le livre, même si, sans découpage, on rate la métaphore de la surface de l'eau d'où les ailerons des animaux dépassent lorsqu'on guide Joe le petit poisson au fil des jeux. La simplicité du scénario et de l'interactivité laisse agir la poésie graphique et musicale tandis que l'on pêche toutes sortes de bestioles à nageoires qui finiront par faire collection. Petite astuce "plus", la météo de l'endroit où l'on se trouve influe sur le paysage sous-marin. Comme souvent avec les applications pour tablettes, le prix dérisoire devrait vous autoriser à vous jeter à l'eau ! Quant au livre il est plutôt destiné à de jeunes enfants, mais libre à vous de partager avec eux les jolies choses...

→ Julie Stephen Chheng, La pluie à midi, production des Éditions Volumiques avec Agat films & Ex Nihilo, livre 14,90€, application 2,29€

lundi 26 février 2018

Ceija Stojka, artiste Rom rescapée des camps


Le jour-même où je publiais la lettre de dénonciation qui envoya mon grand-père à Auschwitz, je découvrais l'œuvre bouleversante de Ceija Stojka à La Maison Rouge. Née en Autriche en 1933, déportée à l’âge de dix ans avec sa sa famille en tant que tsiganes, la jeune Rom survit à trois camps de concentration. Quarante ans plus tard elle commence à écrire ses souvenirs alors qu'elle est considérée analphabète, et en 1988 elle se met à la peinture. Étalant souvent la pâte avec ses doigts, elle réalise plus d'un millier d'œuvres jusqu'à sa mort en 2013. La coïncidence avec l'arrestation de mon grand-père est d'autant plus troublante que son délateur, Roland Vaudeschamps, sévit aussi à Montreuil-Bellay dans le Maine-et-Loire, avec un certain Bron-slak Dorna, là où fut implanté un camp de concentration destiné exclusivement aux Roms.


L'exposition à La Maison Rouge ne suit pas la chronologie des œuvres, mais le parcours de vie débutant Quand on roulait, suivi de La traque, Auschwitz 31 mars 1943-juin 1944, Ravensbrück juin-décembre 1944, Bergen-Belsen janvier-15 avril 1945 pour terminer avec un Retour à la vie hanté par les images imprimées dans la mémoire de la petite Rom. Les tableaux sont poignants de véracité. Parfois une botte, un berger allemand sortent du cadre parce que les pires horreurs s'exposent hors champ. Le réalisme cède parfois au symbolisme d'un détail, créant quelque métonymie. Partout la couleur explose, empruntant à la tradition tzigane l'or et l'argent, comme une revanche. Même dans les scènes les plus terribles, Ceija Stojka intègre des paillettes à sa pâte. Pas question de faire pitié ! Les Tsiganes sont des gens fiers.


Rentré chez moi, je lis dans le catalogue que les citations des entrées de chapitres sont extraites du recueil Je rêve que je vis ? de Ceija Stojka dont la traduction est due à l'écrivaine Sabine Macher. C'est une amie qui a souvent interprété les voix allemandes dans mes propres travaux. Les textes, servant d'ailleurs de cartels aux toiles et dessins, me font chavirer. Ils sont à la fois simples, directs, sortes de petites narrations au premier degré nous replongeant dans l'enfer quotidien que vécurent les déportéé/e/s. Mais les tableaux le transcendent. Ils deviennent l'emblème d'une résistance. D'avoir survécu malgré les efforts du monstre. Un monstre qui s'exprime aujourd'hui sous d'autres figures. Les figures absurdes du racisme, voir le sort des immigrés et des Roms dans notre propre pays, à deux pas de chez moi. Qu'apprend-on de l'Histoire ?


L'exposition a le mérite de rappeler que l'anéantissement total de 11 millions d'individus ne peut être confisqué par ce que certains ont pris l'habitude d'appeler la Shoah, terme officiel défini par l’État d’Israël que je n'avais jamais entendu prononcé dans ma famille avant la sortie du film de Claude Lanzmann. Aux cinq ou six millions de juifs s'ajoutent 500 000 Tsiganes en plus des homosexuels, communistes, résistants, francs-maçons, Témoins de Jéhovah, handicapés... Leur faisant porter un triangle noir, les Nazis tatouaient aussi sur l'avant-bras des Tsiganes un numéro avec un Z comme Zigeuner, le terme allemand. Ceija porte le numéro Z 6399. Roms, Sinti et Lalleri furent systématiquement abattus, gazés ou stérilisés...
Au dos du tableau sans titre où l'on voit des yeux cachés derrière les broussailles, Ceija Stojka a écrit : « La roulotte était notre berceau. Nous sommes des Roms. Les nôtres, mes parents, Sidi, Wackar, et leurs six enfants, Mitzi, Kathi, Hansi, Karli, Ceija et Petit-Ossi. À l'époque, en 1942 et avant, maman se glissait avec nous, ses six enfants, dans le beau parc, tous les buissons lui convenaient, de même que les tas de feuilles mortes. Notre père, lui, à ce moment, était déjà mort à Dachau. Oui, il ne savait rien de sa petite famille. Sinon il serait mort deux fois. Nous étions arrachés les uns aux autres, oui pourquoi, pourquoi ? Ils nous poursuivent jusqu'à ce qu'ils nous attrapent. À cette époque, un jour de mars 1943. Le lourd chemin d'Auschwitz pour notre maman. Les trois sœurs, ils nous ont arrachées les unes aux autres lors de la liquidation finale d'Auschwitz. Nous avons perdu Kathi à Ravensbrück. Maman et moi avons atterri à Bergen-Belsen jusqu'à ce que les Alliés nous libèrent. Ils nous ont fait cadeau de la lumière, que Dieu les protège. Ils n'ont pas abandonné. »


L'exposition Black Dolls répond par une métaphore au martyr des Tsiganes, la collection de poupées noires de Deborah Neff. Ces poupées destinées à leurs enfants ou à ceux qu'elles gardaient ont été crées par des Afro-Américaines anonymes de 1840 à 1940. Elles aussi sont belles, et fières aujourd'hui comme James Brown chantant « Say It Loud – I'm Black and I'm Proud » dans les années 60. Il aura fallu attendre tout ce temps. C'est la première fois que ces poupées sont montrées en Europe. Like Dolls, I'll Rise, un film de Nora Philippe intelligemment filmé et sonorisé, est projeté au sous-sol rappelant le contexte de ces femmes noires américaines, esclaves violées, pas seulement par leurs maîtres. Celles d'aujourd'hui clament leur indignation et leur révolte pour que leurs enfants ne continuent pas à penser que les poupées blanches sont plus gentilles que les noires.
À tous ces rituels de vie et de mort s'ajoute la sculpture de Lionel Sabatté dans la patio, faite de ciment et de hautes tiges de fer. J'ai évidemment pensé au ciment armé. Une manière de se relever, de s'élever. Une demeure sera pourtant détruite à l'issue de l'exposition.

→ Expositions Ceija Stojka, une artiste Rom dans le siècle et Black Dolls, La Maison Rouge, entrée 7 et 10€, jusqu'au 20 mai 2018



Dans le catalogue de l'exposition (Ed. Fage, 30€), Gerhard Baumgartner et Philippe Cyroulnik donnent par ailleurs énormément d'informations sur le Samudaripen, le génocide tsigane, Patrick Willams évoque la parole libérée et Xavier Marchand fait un parallèle avec Germaine Tillion à qui je dédiai mes paroles de la Valse macabre mise en musique par Tony Hymas et chantée par ma fille Elsa Birgé dans le remarquable disque Chroniques de résistance (nato, 15,99€) .

vendredi 23 février 2018

Tentative d'évasion


Suite du dépouillement des archives trouvées en haut de l'armoire.
Mon père, Jean Birgé, avait une belle écriture. Il écrivait l'allemand en gothique comme il parlait l'anglais avait l'accent d'Oxford. J'ai beau savoir qu'il écrivit avec Boris Vian des romans licencieux sous pseudonyme, j'ignore lesquels alors qu'ils figurent probablement parmi les 7000 livres rangés sur les étagères de sa bibliothèque. Il fut également correspondant du Daily Mirror pendant quatre ans à Paris, interviewa Winston Churchill et Paulette Godard, travailla à France-Soir, etc. En classant les archives retrouvées récemment chez ma mère, je découvre un article du Parisien Libéré du jeudi 16 mai 1946 qu'il a signé Jean Boisnet. C'est à Angers au 34 rue Boisnet qu'il avait grandi et j'y reconnais un épisode de son histoire. Je recopie ici l'article en question augmenté de détails [entre crochets] présents sur le brouillon qui l'accompagne.

Confidences au Cherche-Midi
"Compagnon de cellule Yvon me disait..."
L'affaire de "la Perle d'Asie", appelée le 6 décembre dernier devant la 16e chambre correctionnelle, fut renvoyée cinq fois. Son procès, fixé enfin au 15 mai, fut encore retardé il y a quelques jours du fait de l'état mental de l'accusé. Mais Yvon Collette a préféré ne pas attendre un septième renvoi éventuel et quitter, dans des circonstances spectaculaires relatées d'autre part, l'infirmerie spéciale du dépôt. Cette évasion sensationnelle et minutieusement préparée semble montrer que Collette n'était pas si fou que les magistrats voulurent bien le croire. Et voici d'ailleurs un document unique dont l'auteur fut compagnon de cellule de Collette avant la Libération, qui permettra de se faire une idée du personnage étrange, le "Carlo" que Boisnet a connu :

« Un visage bouffi aux pommettes saillantes, sur lesquelles la peau éclatée attirait l'œil, des orbites au fond desquelles brillaient des yeux mobiles étonnamment vivants [seuls vivants dans cette masse meurtrie s'étageant entre le gris et le jaune autour de balafres sanguinolentes et auréolées] : tel m'apparut mon compagnon. C'était Yvon Collette.
[Je fus déposé sur un lit de l'infirmerie du Cherche-Midi. Neuf jours de jeûne total et les vaines brutalités des sergents d'étage Humed et Schneider avaient réussi à convaincre le "Sanitär" que j'étais bien réellement paralysé et non un habile "zimulateûr". Extrait de la cellule où j'étais au secret depuis bientôt deux mois, c'est avec une joie et un soulagement indicible que je constatais la présence d'un compagnon. Des draps bien que trop étroits et en charpie mirent le comble à mon confort. Après que j'ai parlé pendant plus d'une demi-heure, c'était si bon, mon co-détenu profita d'un instant d'essoufflement pour se présenter.]
Yvon Collette se faisait appeler Carlo, nom de théâtre en Belgique où il aurait été ténor [et qu'il avait repris, depuis l'Occupation. Il m'exhiba ensuite] son torse strié de zébrures, la peau de son dos figurait assez bien une maquette géographique d'un relief accidenté, avec des cloques et des croûtes suintantes [sur un fond gris bleu tournant par endroit au violet].
Interrogé pendant trois jours, 300 coups de nerf de bœuf ne l'avaient pas fait parler [Il n'avait pas parlé et il avait quitté la rue des Saussaies dans un état comateux, qui lui avait valu un premier séjour à l'infirmerie au cours duquel il avait commencé à préparer une évasion qu'il n'avait pu encore réalisée]. Carlo me montra le lendemain un barreau aux trois quarts scié.
Tâche de te retaper en vitesse, me dit-il, [je ne peux réussir seul], il faut que tu tentes la chance avec moi. [D'accord sur le principe, mon état ne me permettait malheureusement pas d'envisager une tentative immédiate, et les jours passèrent lentement tandis que le Pyramidon calmait peu à peu mes douleurs et me permettait de retrouver progressivement l'usage de mes membres. Soulagé de ne plus être seul et surtout d'être à l'abri des sévices, nous jouissions d'un régime de faveur, nous avions fabriqué un jeu de dames et l'aumônier nous avait apporté un jacquet, ce qui nous permettait de dépenser le temps entre les longues confidences que la cellule occasionne. Carlo se livrait davantage et m'exhiba bientôt toutes ses richesses !]
Plein d'astuce, Carlo réussit à faire un couteau, le manche d'une brosse à dent affûté sur le fer du lit [et consolidé par des brindilles de bois ligaturées par des fils tirés des couvertures, et un crayon, une mine de 3 cm, rendu utilisable par un manche similaire à celui du couteau. Il me raconta aussi comment il venait de réussir à revenir à l'infirmerie grâce à un ulcère de l'estomac et me présenta enfin un stock important d'enveloppes de néo-pansements qui constituaient notre réserve de papier à lettres. Dès le lendemain...] nous rédigeâmes nos premiers messages, toujours sur le qui-vive à cause du "mouchard" où un œil scrutateur apparaissait silencieusement à toute heure du jour et de la nuit.
Le plus furtif glissement dans le couloir faisait disparaître promptement crayon et papier dans notre paillasse. [La chaleur qui sévissait alors nous permit d'obtenir que notre fenêtre sur la rue du Cherche-Midi reste ouverte de 9h à 17h.]
Deux jours plus tard, Carlo expédia avec dextérité, par dessus le mur, nos lettres soigneusement ficelées autour d'une savonnette, ramassées vivement par un passant sympathique. Nous attendîmes... [Nous renouvelâmes notre envoi. Successivement cinq ou six savonnettes, puis une paire de babouches, nous servirent de lest.]
Carlo, très bavard, se complaisait à raconter les tours de ses enfants qu'il adorait aveuglément ; puis, comme nos messages restaient sans résultat, il fut pris d'une crise de mystique religieuse et entreprit une neuvaine. [Pour la rendre plus efficace il voulait se mortifier et c'est à plat ventre sur le plancher, les bras en croix, qu'il récitait ses ferventes prières. Pas une parole ne sortait de ses lèvres le matin avant qu'il ne se soit livré à cette cérémonie et chaque soir il observait le même mutisme après ses prières. Au cours de la journée il suspendait soudain nos conversations ou nos parties de dames pour égrener un chapelet. Bientôt je pus me tenir debout...].
Au moment où je pensais être assez rétabli pour envisager de tenter l'évasion, nous arriva un troisième compagnon, [un Polonais] atteint d'une jaunisse, qui refusa de se joindre à nous [et nous sauva d'ailleurs la vie selon toute vraisemblance. Ainsi les journées continuèrent-elles à se succéder avec la même monotonie. Carlo nous raconta comment il avait bluffé les "boches" avec un coup de "faux-poulets" minutieusement combiné, mais comment la dénonciation de deux de ses associés l'avait fait "tomber". Toutefois il ne rentra jamais dans aucun détail sur l'exécution et la nature de ses exploits. La seule chose marquante de ces affirmations était la haine des "boches" qui l'avaient déjà obligé à quitter la Belgique, sa patrie, car il était déserteur de la NSKK où il avait été forcé de s'engager à la suite, me dit-il, de manœuvres de sa famille avec qui il était en mauvais termes. Il me pria de lui donner des cours d'anglais, car il voulait, dès sa liberté retrouvée, tenter de s'engager dans l'armée britannique, mais après des heures et des jours de rabâchage il dut convenir qu'il n'avait peut-être pas de très bonnes dispositions et son application des débuts se relâcha.]
Les auxiliaires qui venaient de temps en temps balayer l'infirmerie nous informaient de l'avancée des Alliés, [informations plus ou moins fantaisistes d'ailleurs, et de la régularité avec laquelle des convois de déportés étaient formés, vidant peu à peu la prison]. Puis la femme de notre troisième compagnon vint sous nos fenêtres. Enfin, une lettre était parvenue ! Nous prîmes contact par signes. La vie nous reprenait : chaque jour nous apportait une visite chère. Carlo, cependant, restait inquiet pour sa femme et ses enfants [se trouvant dans la région d'Evreux, avec le risque d'être séparé d'eux par l'avancée des alliés]. Un matin, il se mit à pleurer et à rire à la fois, transporté d'émotion à la vue de sa femme sur le trottoir, en face [à trente mètres de nous]. À ce moment, on vint le chercher pour lui faire une prise de sang. Il ne revint que vingt minutes plus tard. Ayant avoué au "Sanitär" la présence de sa femme, celui-ci l'avait installé juste devant la fenêtre ouverte, il avait prolongé la préparation de ses instruments et lui avait en définitive permis de rester plus longtemps à envoyer sourires et baisers. [À partir de ce matin-là, Carlo, un peu rassuré par la visite de sa femme, réussit à alimenter son besoin de tourments en lui reprochant, jusqu'alors taxée d'ingratitude, d'avoir abandonné ses enfants pour venir le voir.]
Mon état s'améliorait doucement et, d'autre part, les hautes doses d'huile de ricin dont on abreuvait notre troisième compagnon faisaient pâlir sa jaunisse [malgré tous nos soins], nous en vînmes bientôt à reconsidérer nos possibilités d'évasion. [Nous démontions chaque nuit les panneaux de notre fenêtre derrière ceux de la DP artistiquement camouflée. Une seule vis à enlever nous permettait de mépriser un énorme cadenas d'une sécurité intégrale. L'air plus frais de la nuit nous apportait un peu de bien-être et de sommeil qu'il nous eût été impossible de trouver dans l'atmosphère malodorante et surchauffée d'une cellule exposée au soleil du matin au soir et fermée à 17h. Le trajet à suivre, l'heure des rondes, chacun de nos gestes minutieusement calculé nous firent espérer être hors des murs en six minutes après le moment où notre fenêtre nous aurait livré passage. Nous décidâmes de passer à l'exécution. Le pied d'un tabouret fut décloué. Nous triâmes parmi nos serviettes celles qui paraissaient les plus solides et chaque soir les mettions à tremper après les avoir tordues très serrées et de même disposions-nous nos affaires pour être enfilées. Ainsi parés, nos dispositions furent prises pour que le barreau scié ne puisse résister à l'effort progressif de la torsion de nos serviettes par le solide pied de tabouret. Nous nous mîmes à veiller chacun à notre tour pour profiter de la première nuit assez obscure pour notre tentative. Plusieurs nuits de suite un clair de lune opiniâtre ne nous permit aucun espoir alors que nous conservions toutefois...]. »

Le texte s'arrête là. J'ignore si je retrouverai la suite. Cette évasion n'eut jamais lieu, puisque mon père réussit finalement à se faire la belle plus tard, en cisaillant les fils de fer barbelés du wagon à bestiaux qui l'emportait vers les camps de la mort. J'ai déjà raconté cette histoire dans le portrait que je fis de mon père.
Quant à Yvon-Joseph Collette dit Carlo, né le 25 octobre 1901 à la Louvière en Belgique, après s'être fait prendre pour avoir volé la "Perle d'Asie", un bijou de 605 carats, il s'évada de l'infirmerie du dépôt du Palais de Justice à Paris en s'emparant d'une bicyclette ! Le 6 avril 1944, quatre hommes armés, présentant des cartes de la Gestapo, avaient fait irruption dans l'appartement d'un agent d'affaires, rue Cassette. Le secrétaire du supérieur des Missions étrangères venait d'arriver pour traiter la vente du bijou estimé alors à 25 millions. On le retrouva, dans la chasse d'eau de l'hôtel qu'occupaient Collette et sa femme, Georgette Philippe, ainsi que 3 millions en argent et bijoux. Le voleur simulant la folie fut d'abord remis en liberté. Cependant les inspecteurs Dupont et Couzier lui découvrirent des activités de banditisme à la solde des Allemands. Arrêté à nouveau avec sa femme et des complices, simulant la folie, vêtu d'une camisole de force dans une cellule capitonnée, il avait été transféré dans une autre cellule après un incendie (!). Celle-ci fut retrouvée vide le lendemain alors que la porte était verrouillée de l'extérieur sans autre ouverture qu'un étroit guichet pour passer la nourriture à 1,50m du sol. On retrouva la camisole déchiquetée. Collette avait récupéré ses vêtements, "emprunté" le vélo d'un interne et franchi sans encombre la grille du Quai de l'Horloge. Sa femme fut inculpée aussitôt d'intelligence avec l'ennemi, raconte Franz Gravereau dans l'article du Parisien.

jeudi 22 février 2018

La dénonciation


Dans les papiers descendus du haut de l'armoire de ma mère, j'ai retrouvé la lettre de dénonciation qui envoya mon grand-père, Gaston Birgé, à Auschwitz ; il fut gazé à Buchenwald après avoir subi sévices physiques et intellectuels (P.S.: Interné à Drancy sous le matricule 266 - Déporté depuis Drancy (93) à destination d'Auschwitz (Pologne) par le convoi n° 59 - Transféré à Buchenwald). À la Libération, son auteur, Roland Vaudeschamps, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, à la confiscation de ses biens et à l'indignité nationale à vie. Pour commencer voici la lettre adressée au Mouvement Social Révolutionnaire, Pour la Révolution Nationale, Permanence locale 7 rue Montauban, Angers :

Angers, le 6 juin 1942
Monsieur le Chef du Service des Renseignements du M.S.R. Province, Paris
Cher Camarade,
J’ai l’honneur, dans le rapport suivant, d’attirer tout particulièrement votre attention sur les agissements de Monsieur Gaston Birgé, ancien Directeur de la Compagnie d’Électricté à Angers. Les renseignements qui constituent ce rapport sont rigoureusement exacts, ils m’ont été transmis par un ami employé à cette compagnie, Monsieur P……., entièrement acquis à l’idée de l’Alliance Franco-Allemande.
Monsieur G.Birgé, de race juive, a été marié une première fois à une catholique dont il eut un fils, Jean Birgé. Après la mort de sa première femme, il se remaria avec une Juive du nom de Lévy, d’où deux enfants, puis il divorça.
Il était affilié à la Secte maçonnique de la Grande Loge de France dont il était, sur le terrain local, un membre très influent, donc très nocif.
Après l’Armistice de 1940, par un opportunisme qui n’appartient qu’à sa race, il se montre subitement partisan de la collaboration, et sentant venir le vent, fait mettre tous ses biens dans le nom de son fils aîné, qui n’est pas considéré comme juif à cause de son origine maternelle. Il fait aussi, dit-on, baptiser ses deux autres enfants.
Le statut des Juifs lui interdit sa fonction de Directeur de la Cie d’Électricité, mais il y est, à l’heure actuelle, Chef d’un service très important et, ce qui est grave, continue à conserver avec le public les relations qu’une ordonnance allemande lui interdit. Il faut noter que, d’après ses propos récents, il se refusera à porter l’étoile imposée par la huitième ordonnance allemande, à partir du 6 juin.

En résumé, ce personnage est extrêmement nuisible car il cache sous une approbation de surface à la collaboration et à la révolution nationale sa haine juive pour tout ce qui touche notre pays et nos idées qu’il sabote, avec la sournoiserie habituelle à ceux de sa race.
Je compte donc sur vous pour mettre au plus tôt un terme aux agissements de cet individu. Je crois que l’infraction qu’il fera certainement à la 8ième ordonnance allemande peut servir de motif.

J’en parlerai de mon côté au service compétent allemand à Angers.
Veuillez, avec mon salut M.S.R., agréer l’assurance de mes sentiments très dévoués.
Le Chef de la Subdivision d’Angers,
R. Vaudeschamps

Les renseignements concernant mon grand-père et sa famille sont rigoureusement exacts et il refusera de porter l'étoile jaune. Il sera arrêté le 12 juin à l'arrivée de la Gestapo à Angers. Au cours du mois, un jeune résistant, Raymond Toutblanc, qui avait infiltré le M.S.R., s'était emparé de son dossier, où figurait la lettre de Roland Vaudeschamps. Toutblanc fut arrêté peu de temps après et mourut en déportation. Cypri, la secrétaire de mon grand-père, écrit qu'elle le rencontra rue Thiers, fit un bout de chemin avec lui par la rue du Port de l'Ancre avant de se cacher sous un porche pour être à l'abri des regards indiscrets, en particulier de la Gestapo susceptible de les surveiller tous les deux. Prisset, le P. de la lettre, employé à la Compagnie d'Électricité, tenait ses renseignements de sa chef de service, Mademoiselle Lioret, et probablement d'un certain Michel Favre. L'article du Courrier de l'Ouest du 17 juillet 1946 fait le portrait de Vaudeschamps, la trentaine, marié avec deux enfants, lunettes et raie au milieu, comptable à l'usine électrique jusqu'en novembre 1941, il passa par le MS.R. avant de partir comme travailleur volontaire en Allemagne, de faire de la propagande pour la L.V.F., de participer à certaines arrestations et d'adhérer à la Milice. D'après une lettre de décembre 1945 de Marcel Paul, Ministre de la Production Industrielle (ancien ouvrier électricien et futur créateur d'EDF-GDF !), Prisset semble n'avoir subi qu'une sanction disciplinaire, "interdiction définitive d'exercer la profession dans les Services Publics du Gaz et de l'Électricité". La lettre de dénonciation, retrouvée en 1945 près de Tours parmi les documents emportés par les Allemands, fut jointe au dossier d'accusation de Vaudeschamps qui sera jugé en 1946.
Mon grand-père passa 80 jours à la prison d'Angers avant d'être envoyé au Camp de Drancy en septembre 1942 qu'il quitta le 3 ou 4 septembre 1943 pour être déporté. S'il avait été arrêté comme Juif, il avait des fonctions importantes dans la Résistance comme me le racontèrent Marcel Berthier, puis très récemment Alain Bernier, fils du Maire d'Angers pendant la guerre. Mon grand-père et Victor Bernier avaient l'habitude de parler en code lorsqu'ils se rencontraient, du style "Untel ne va pas très bien ces jours-ci..." pour dire qu'il y avait urgence à lui faire passer la ligne de démarcation par exemple, ce que s'apprêtait d'ailleurs à faire mon grand-père avant d'être arrêté. Berthier, qui avait réussi à cacher les jeunes frère et sœur de mon père, ma tante Ginette et mon oncle Roger, me raconta qu'il recevait volontiers ses amis résistants comme lui et avait mis au service de la France Libre ses connaissances en électronique pour faire passer des messages en France non-occupée et plus tard en Grande-Bretagne aux moyens des réseaux électriques qu’il connaissait bien. (...) Il trafiquait aussi les chiffres de production et de consommation d'électricité. (...) Gaston Birgé avait "roulé" de très hauts personnages et ils n'ont pas aimé quand ils l'ont su. Il ne faut pas oublier que le château de Pignerolles à Saint-Barthélemy abritait un important État-Major de la Marine. C'était l'échelon militaire le plus élevé de la région, grosse consommatrice d'électricité (les bases, les radars, etc.) avec un droit de regard particulier sur les chiffres et sur ce qu'elle payait. Le poste de répartition d'Angers couvrait la zone : Lannemezan (Pyrénées), Eguzon (centrale hydraulique), Distré (Poste de transformation près de Saumur), Le Mans (SNCF), Caen, Paris (Métro) et les répartiteurs communiquaient entre eux par la téléphonie Haute-Fréquence que les Allemands ne pouvaient contrôler. C'était donc un système sensible et important.
Le 24 février 1949, une cérémonie à la mémoire des agents de la Compagnie d'Électricité morts pendant la guerre a lieu à Angers où sont vantés les mérites de mon grand-père, ancien élève des Arts et Métiers de Châlons, ingénieur, créateur et organisateur des œuvres sociales de la Compagnie d'Électricité d'Angers, Président de la Mutuelle, Administrateur de la Caisse d'Assurances Sociales. "Il était serviable à merci, et tous ceux qui ont sollicité son aide n'avaient qu'à lui exposer leurs besoins pour qu'ils soient immédiatement satisfaits, au-delà même de leur désir..." Un boulevard porte son nom à Angers, où y est stipulé "Mort pour la France".
Le reste du dossier des dédommagements de guerre comprend la liste du mobilier volé par les Allemands, ce qui me permettra, quand je l'aurai épluché, de me faire une idée de la maison qu'il occupait et où mon père a grandi.

P.S. : Dans le court métrage Nuit et brouillard d'Alain Resnais, ce sont toujours les derniers mots de Jean Cayrol qui me restent :
" Qui de nous veille dans cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue de nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part, parmi nous, il y a des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus.
Il y a tous ceux qui n'y croyaient pas, ou seulement de temps en temps.
Et il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin."

mercredi 21 février 2018

Laurie Anderson et le Kronos Quartet


Un album du Kronos Quartet est toujours un évènement, souvent parce que le quatuor américain de la côte ouest joue des compositeurs méconnus venus de tous les horizons planétaires, ou pour insuffler une franche énergie électrique aux œuvres choisies. Ces critères ne peuvent être caractéristiques de leur collaboration avec la performeuse new-yorkaise Laurie Anderson dont les inventions n'ont jamais trouvé meilleure exposition que dans son film Home of the Brave (1986), si ce n'est le CD-Rom marsien Puppet Motel avec l'artiste Hsin-Chien Huang (1994). Mais le chemin parcouru ensemble révèle une œuvre aboutie où les sympathies s'expriment dans une unité n'excluant pas la diversité. La musique de Landfall (2015) se déroule comme un film en 30 courtes scènes évoquant la tempête Sandy de 2012 qui inonda New York. Laurie Anderson oscille entre rêve et réalité, flottant parmi les pertes qu'elle arrose pour faire germer de nouvelles pousses. Se joignant aux cordes de David Harrington, John Sherba, Hank Dutt et Sunny Yang, elle fait grincer les siennes, filetées ou vocales, intègre des ambiances sonores jouées au clavier Optigan, quelques percussions, et filtre le flot pour qu'une fine poussière s'y dépose.


Aucune surprise si l'on connaît ses marottes, mais une sérénité assumée après la perte de son compagnon, Lou Reed. Fortement épaulée par le quatuor et Jacob Garchik, elle a arrangé les morceaux en une merveilleuse synthèse qui réfléchit toute son œuvre. Sur scène, les notes sont transformées en texte projeté. Le disque n'est pas de ceux que l'on n'écoute qu'une fois. C'est un petit opéra comme elle les aime, lyrique et sensuel, que le quatuor magnifie en l'entourant d'une tendresse sincère avec l'énergie que le caractérise. Excellente cuvée du Kronos donc, offrant à Laurie Anderson les conditions de la maturité.

→ Laurie Anderson & Kronos Quartet, Landfall, cd Nonesuch, 16,99€ (double vinyle 26,90€)

mardi 20 février 2018

Mes 24 documentaires résonnants


Il y a peu j'avais listé les "24 films que j'ai encore envie de projeter à des amis qui ne les connaissent pas ou qui auraient comme moi envie de les revoir." J'avais volontairement omis les documentaires, citant néanmoins Ceux de chez nous de Sacha Guitry, A Movie de Bruce Conner et Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard qui sont essentiellement des montages d'archives, ainsi que l'autofiction Thème Je de Françoise Romand et le court métrage L'île aux fleurs de Jorge Furtado. C'est bien la frontière ténue entre fiction et documentaire qui m'intéresse, que l'on en apprenne autant dans les fictions et que les documentaires soient mis en scène avec les ressources qu'offre le cinématographe. J'ai donc cette fois sélectionné 24 nouveaux films qui me touchent particulièrement. Il ne s'agit pas de pointer les meilleurs, mais ceux qui subjectivement font vibrer quelque chose en moi comme une corde sympathique.

Chelovek s kino-apparatom (L'homme à la caméra), Dziga Vertov, 1929 - ce n'est pas un hasard si avec Un Drame Musical Instantané nous l'avons accompagné en grand orchestre, l'idée étant de reconstituer le Laboratoire de l'ouïe de Vertov, voir le lien !
Tabu (Tabou), F.W. Murnau, 1931 - malédiction !
Les maîtres fous, Jean Rouch, 1955 - après une scène de transe, les plus beaux sourires jamais filmés. Voir le film !
Lourdes et ses miracles, Georges Rouquier, 1955 - cette commande du Diocèse n'a pas effacé l'humour de Rouquier, un miracle !
Nuit et brouillard, Alain Resnais, 1956 - pour les derniers mots de Jean Cayrol...
Come Back, Africa, Lionel Rogosin, 1959 - docu-fiction tourné clandestinement pendant l'apartheid, avec la jeune et sublime Myriam Makeba, voir le lien !
The Savage Eye, Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick, 1959 - d'une invention à couper le souffle, aussi pour la voix off et la musique, voir le lien !
Pasolini l'enragé, Jean-André Fieschi, 1966 - un témoignage inestimable de Jean-André qui fut mon maître et de P.P.P. en français à ses débuts, voir le film !
Tarva Yeghanaknere ou Vremena goda (Les saisons), Artavazd Pelechian, 1972 - voir l'article, poème symphonique en hommage à la nature, voir le film !
Fellini Roma, Frederico Fellini, 1972 - j'ai toujours préféré ses faux documentaires à ses vraies fictions, comme Les clowns et Prova d'orchestra...
Télévision ou Jacques Lacan : La psychanalyse, Benoit Jacquot, 1973 - fascinant, on a l'impression qu'on pourrait devenir intelligent, voir le film !
Genèse d'un repas, Luc Moullet, 1978 - j'aurais pu choisir Anatomie d'un rapport ou Essai d'ouverture, mais celui-ci est une critique fantastique et si drôle de notre civilisation marchande.
Filming Othello, Orson Welles, 1978 - un making of passionnant avant la lettre, voir le film ! J'aurais pu choisir tout aussi bien F For Fake (Vérités et mensonges) dont le titre justifie le tour de passe-passe sur l'illustration de cet article. Il me manque d'ailleurs pas mal de boîtiers à prendre en photo...
Mix-Up ou Méli-Mélo, Françoise Romand, 1985 - j'ai choisi son premier plutôt que Appelez-moi Madame parce que sa complicité avec ses acteurs est encore plus évidente dans sa mise en scène du réel. Voir le lien !
L'abécédaire de Gilles Deleuze, Pierre-André Boutang, 1988 - un souvenir d'Arte des débuts...
Step Across The Border, Nicolas Humbert & Werner Penzel, 1990 - un des plus beaux films sur la musique, il faudra d'ailleurs que je fasse une liste de ce genre qui n'existe pas vraiment, voir le lien !
La Commune, Peter Watkins, 2000 - six heures de reportage sur le vif dans une Commune reconstituée, déjà avec The War Game (La bombe) Watkins avait inventé un modèle infalsifiable, voir le lien !
Eux et moi, Stéphane Breton, 2001 - la caméra devient l'enjeu de cette excursion burlesque chez les Papous...
Decasia, Bill Morrison, 2002 - j'aurais pu choisir n'importe quel autre film de Morrison, celui-ci est un des plus évidents, avec la musique Michael Gordon, voir le lien !
Capturing The Friedmans, Anrdew Jarecki, 2004 - la sérenpidité est un des meilleurs atouts du documentaire ; il est absurde de réclamer un synopsis aux réalisateurs...
La mécanique de l'orange, Eyal Sivan, 2009 - le film le plus explicite sur le story-telling qui sévit en Israël à propos de la Palestine; le tout en chansons.
It Felt Like a Kiss, Adam Curtis, 2009 - Les nombreux films radicalement politiques de ce réalisateur britannique de la BBC multiprimé, mais inconnu du public français, sont à découvrir séance tenante. Contrairement aux autres comme The Century of the Self, The Power of Nightmares, Biitter Lake ou HyperNormalisation, celui-ci ne possède aucun commentaire off, mais si je vous dis qu'à la distribution participent Eldridge Cleaver, Doris Day, Philip K Dick, Rock Hudson, Saddam Hussein, Richard Nixon, Lee Harvey Oswald, Lou Reed, Mobutu Sese Seko, Phil Spector, Tina Turner et le chimpanzé Enos, peut-être aurez-vous envie de voir le film ! J'ai découvert ce documentariste grâce à une erreur. Je cherchais des films de Bill Morrison et je suis tombé sur celui-ci par hasard. Heureux hasard !
The Queen of Versailles, Lauren Greenfield, 2012 - délirant, j'adore, voir le lien !
Le temps de quelques jours, Nicolas Gayraud, 2014 - inattendu, beaucoup de tendresse, voir le lien !

J'en oublie probablement certains qui furent pour moi déterminants. Un autre jour la liste aurait été probablement différente, mais je n'ai pas su quel film choisir de José Berzosa (sa disparition récente poussera peut-être l'INA à exhumer ses films), William Klein (pour le cinéma et la télévision), Chris Marker ( je ne suis pas certain de préférer La jetée), Jean Painlevé (pas seulement pour ses choix musicaux, mais pour ses univers où l'humain n'a de place qu'en observateur), Roberto Rossellini (je me souviens bien de La Prise de pouvoir par Louis XIV, mais il y a toutes ses fictions presque documentaires et ses reconstitutions historiques), Barbet Schroeder (par exemple, comment choisir entre Général Idi Amin Dada : Autoportrait et L'avocat de la terreur ?), Agnès Varda (il y en a tant ; j'aime évidemment bien le plan de fin des Plages d'Agnès où je figure), et puis toute la série des Cinéastes de notre temps initiée par Janine Bazin et André S. Labarthe. J'aurais pu choisir Nanook de Flaherty ou Le sang des bêtes de Franju, Le tempestaire d'Epstein ou un film plus récent comme l'amusant Meet The Patels de Geeta V. Patel & Ravi V. Patel, mais non, c'est une liste qui s'est imposée d'elle-même ce soir-là... Ou bien je triche à rallonger la liste en faisant semblant de n'en livrer que 24 ?

lundi 19 février 2018

Dans vos œuvres, vous êtes-vous dicté des règles incontournables, voire intransgressibles ?


Toujours La Question, celle-ci publiée à l'origine dans le n°8 (janvier 2003) du Journal des Allumés du Jazz. Merci à Serge Adam, José Maria Berzosa, Denis Colin, Luc Courchesne, Jean-François Pauvros, Françoise Romand d'avoir répondu à la question "Dans vos œuvres, vous êtes-vous dicté des règles incontournables, voire intransgressibles ?"

Depuis le n°1 du Journal, jamais question ne rencontra autant de difficulté à provoquer des réponses. Nombreux artistes ou penseurs sollicités invoquèrent leur incompétence plus souvent qu'un refus. J'eus beau accumuler coups de téléphone, courriels, cartes postales, évoquer la liberté de ton et du nombre de signes, rien n'y fit. Ce travail devint si pénible et laborieux que j'en viens à croire que l'heure est venue d'abandonner la rubrique, et d'imaginer d'autres formes (P.S.: ce que je fis, mais j'y revins plus tard comme on pourra le constater bientôt). Pourtant, la question des limites, du cadre, du "jusqu'où peut-on aller trop loin ?" chère à Cocteau (encore lui, n'en déplaise aux coupeurs de têtes) suggère l'existence d'un ailleurs, d'un hors d'œuvre comme on dit d'un hors-champ. Définir son champ d'action n'est-ce pas concevoir généreusement, lucidement ou exclusivement, qu'il existe d'autres formes de pensée que la sienne, des territoires étrangers, pour certains hostiles ou inhospitaliers, des gestes qu'on ne voudrait reproduire sous aucun prétexte ? Qu'on la conçoive techniquement ou moralement, la question souligne l'existence ou l'absence du choix. N'existe-t-il, en amont, aucun principe répulsif, aucune révolte qui poussent le créateur dans telle ou telle direction, voire tout simplement à se définir comme tel ? A une époque où les lois sont plus iniques que jamais, où seule règne celle du profit et du crime organisé, avec le mensonge et la manipulation d'opinion comme principaux corps d'armée, n'est-ce pas de son devoir que d'affirmer son indépendance de pensée en refusant la complicité du flou, qui ici, soulignons-le, n'a plus rien d'artistique. S'interroger soi-même sur ce qui est acceptable ou pas, et par conséquent, "que faire ?", n'est-ce pas ce qui dessine les œuvres, et, au-delà, la dignité de vivre, ensemble et seul ?

Serge Adam, musicien
Lorsqu’on est étudiant en composition, en orchestration, en arrangement, on apprend un certain nombre de règles " intransgressibles " (succession et structures d’intervalles, formes, fugues, séries). Ensuite, l’analyse des œuvres nous montre que le non-respect de certaines règles projette la musique ailleurs. La plupart du temps, les règles incontournables sont dictées par des contraintes extérieures : nomenclature et niveau de l’orchestre, temps de répétition, publics visés, technologies mises en place.
Ces paramètres intégrés, il est nécessaire d’établir un cadre de travail : plus il sera rigoureux, plus le travail d’écriture sera précis. Cela peut paraître banal, mais on ne peut se poser la question de la transgression des règles que si elles ont été posées. C’est la première étape du travail : développer les idiomes que l’on s’est fixés (une série, un module rythmique, une enveloppe de timbre par exemple).
Dans cette première étape, il s’agit de constituer " une base de données " des déclinaisons du cadre fixé, comme on le ferait pour un sujet de dissertation, en rassemblant les idées.
Ensuite, vient la deuxième étape : organiser la pensée pour dégager l’essentiel (sélectionner les meilleurs éléments et structurer). L’idée d’une transgression ne serait alors vécue que comme une trahison du cadre que l’on s’est fixé - librement. Mais la vie est ainsi faite : pleine de petites trahisons et d’heureuses transgressions…
Une œuvre musicale, si elle veut rester "juste et honnête", tentera d’échapper à ces petites transgressions mais ira-t-elle jusqu’au bout, au risque de ne pas séduire ?

José Maria Berzosa, cinéaste
Non.
Il y en a assez de ces règles qui nous sont dictées par les autres. Les contourner ou les transgresser presque tout le temps est l'occupation la plus épuisante, la plus "incontournable" et la plus salutaire de mon activité.
Si les règles deviennent incontournables, si l'on sent que l'obstination dans le refus va vous empêcher de commencer votre projet, vous les acceptez. Soyez patient. Le travail démarre et les rapports de force vous seront de plus en plus favorables. Et alors que la rétractation est très improbable, vous entrez dans la phase du DÉTOURNEMENT, longue et compliquée ; très souvent couronnée de succès. Ces manœuvres, qui n'ont rien de cynique, ne sont que de la légitime défense et on devrait les enseigner dans les écoles de cinématographe aux futurs cinéastes angéliques. Le détournement a été pratiqué par les plus grands : Stroheim, Eisenstein, Welles, Fellini, Godard... Nous aussi, malgré la modestie de nos talents, pouvons suivre cette méthode, à condition bien sûr, de procéder pour chaque travail comme s'il était le dernier de notre vie - selon le conseil de Maurice Pialat et de Guy Olivier - évitant ainsi les sirènes de l'avilissant "plan de carrière". Je ne voudrais quand même pas inciter au suicide : il est souhaitable de respecter la logistique contractuelle (rémunérations, moyens techniques, durée des étapes de production...) quitte à jongler avec les dépenses sans sortir du devis.
La transgression est un choc de plein fouet entre l'auteur insoumis et les valeurs établies protégées par les censures. Le front s'élargit, mais parfois, heureusement, industriels et financiers viennent à votre aide : la bataille a presque toujours lieu une fois que le film est fini ; le mal (les investissements) étant irréversible, on trouvera donc alliés les défenseurs de la liberté d'expression avec les responsables économiques qui veulent, au moins, récupérer leur mise. Je ne vois pas quel commandement pourrait m'empêcher de traiter un tabou, un mythe diabolique, un récit de mœurs insupportable afin de conforter une morale soi-disant universelle et permanente. Je ne peux pas accepter des règles générales. Une œuvre, personnelle par définition, est toujours une exception. Devant chaque problème moral, je réfléchis. Pour la forme, je me laisse aller à mes intuitions sans chercher à comprendre et encore moins à faire comprendre. Lorsque je me sens menacé par l'explication, je change de route... L'interprétation est ouverte. À chacun sa lecture. La merveilleuse ambiguïté s'installe. Le canular triomphe. Le rêve.

Denis Colin, musicien
Je me suis dicté des tas de règles. On m'en a dictées aussi, depuis si longtemps que je ne m'en souviens plus. Elles ne m'apparaissent probablement plus commes des règles, mais comme des choses naturelles, allant de soi. Je fouille avec nonchalance pour les détecter, les observer et les archiver. J'ai une étagère pour ça. Un vrai bordel. Je m'en dicte encore et "on" m'en dicte encore.
De toutes ces règles à œuvre dans mon travail, aucune n'est à l'abri d'un contournement voire d'une transgression. Parfois par décision, dans un mouvement libératoire abouti - une règle reconnue périmée ! - parfois à mon corps défendant, par une sorte de nécessité - une digue cède. L'œuvre parle d'elle- même, c'est sa fonction. Je ne suis pas tout-à-fait maître à bord.

Luc Courchesne, artiste, designer et professeur
Autant que possible, j'essaie d'éviter la décoration, les effets, l'artifice... Je cherche la plus simple expression d'une idée, au risque qu'elle disparaisse d'ellemême ou qu'il devienne inutile d'en faire un plat. Pour moi, le miracle se produit lorsque je me dis en voyant l'ouvrage : "Évidemment ! Comment n'y ai-je pas pensé avant ". La règle serait alors de se donner le temps d'y arriver, un luxe souvent inabordable.

Jean-François Pauvros, musicien
Je ne peux répondre qu'un mot à cette question : NON et je ne peux faire ni commentaire ni expliquer pourquoi. C'est viscéral : c'est vraiment non.

Françoise Romand, cinéaste
À chaque film documentaire une position déontologique.
Je filme mes personnages en me posant toujours la question des limites que je n'aimerais pas enfreindre. En m'imaginant à leur place, je sais ce que je n'aimerais pas que l’on m'impose. Paradoxalement j'ai douloureusement expérimenté mon dernier film comme un carnet intime et je suis allée beaucoup plus loin que ce que je ne m'autoriserais avec d'autres. J'ai été beaucoup plus dure avec moi-même que ce que je n'oserais jamais imposer à autrui. Une règle est quasiment récurrente dans tous mes films, pas de commentaire, pas de voix objective qui dicte ce qu'il faut penser.
Chaque spectateur est confronté à sa propre interprétation. À chacun de recréer le réel pour se l'approprier parce que sa vision orientera son comportement, il faut qu'il la forge lui-même. J'aime faire des films dérangeants où le spectateur est perdu et obligé de réagir. Remettre en question ses certitudes pour ne pas rester dans une position confortable avec des réponses dictées. Un film m'intéresse s'il sème le doute en moi, m'oblige à penser différemment, interroge ma propre morale, ma propre motivation. Une autre règle dans mes films, ne pas faire semblant de capter un évènement sur le vif parce qu’à partir du moment où une caméra intervient dans un milieu, elle le corrompt. Les gens ne se comportent plus de la même façon et ce qui est intéressant, c'est justement d'affirmer que la caméra a changé quelque chose de fondamental. Le rapport à la caméra - on l'affronte, on l'interroge, on l'apprivoise - implique la conscience des personnages face à la caméra, en fiction comme en documentaire, ils jouent avec elle, lui adressent des signes de reconnaissance qui placent le spectateur en position d'alter ego.

vendredi 16 février 2018

L'armoire au trésor


Comment un tel trésor aura-t-il mis 65 ans pour me parvenir ? À toute la famille il apparaît soudain. Pourquoi ni mon père, ni ma mère ne nous ont jamais ouvert les archives qu'ils possédaient ? Pour l'instant c'est surtout du côté de mon père que les révélations sont les plus renversantes. Je n'ai pas encore visité tous les tiroirs ni le haut du placard où, avec ma sœur, nous avons trouvé plusieurs cartons de dossiers, photos encadrées, documents dont le plus ancien remonte à 1806, avec en prime mes carnets scolaires !
J'ai commencé par envoyer aux membres de ma proche famille les scans d'une ébauche d'arbre généalogique, axé sur la lignée de ma grand-mère maternelle, dont le plus vieil ancêtre avait été élu député de la communauté juive de la Meurthe sous Napoléon. Il y a des noms, des dates, de ceux qui furent successivement propriétaire, négociant, voyageur, fabriquant de drap à Sarrebourg, puis à Metz. Ligne de démarcation contractuelle, les photos de mariage de mes parents font une bonne entrée en matière au paquet concernant mon grand-père paternel, Gaston Birgé, gazé à Auschwitz, dont je ne possédais que les copies numériques de deux photos envoyées gentiment par mes cousines suite à un précédent article de ce blog (voir les commentaires).


Là, c'est la claque. Il y a des dizaines de photos, peut-être plus, de mon grand-père, de mon père avant la guerre, de sa mère morte de la typhoïde en 1920 lorsqu'il avait trois ans, et de parents dont je ne sais rien, d'autant qu'il n'y est jamais stipulé aucun nom. Si je reconnais mes traits, la stupeur vient des témoignages qui évoquent Gaston que les détenus du camp de Drancy appelaient Louis l'électricien. Le principal dossier a été constitué par sa secrétaire qui avait entretenu une liaison longue avec lui. Cypri avait élevé plus ou moins mon père qui nous envoyait en vacances chez elle, rue Béranger à Angers, lorsque nous étions petits. On ne nous avait rien raconté. Il s'agit pour la plupart de documents rassemblés en vue de dédommagements de guerre suite au vol par les soldats allemands de tout ce que contenait la maison de Gaston, 34 rue Boisnet à Angers. Si y figure la lettre ignominieuse de la crapule qui le dénonça avec la complicité d'un employé de l'usine d'électricité dont mon grand-père était le directeur, on y trouve également le témoignage poignant de ceux qui admiraient sa générosité et sa promptitude à régler les problèmes de ses employés "au delà de leur désir". À la Libération, le délateur Roland Vaudeschamps fut tout de même condamné aux travaux forcés à perpétuité, à la confiscation de ses biens et à l'indignité nationale à vie. D'autres "collaborateurs" impliqués firent de la prison ou furent interdits de travailler dans le secteur où ils avaient sévi.
Je pensais que toutes les archives avaient brûlé lors de l'incendie qui coûta la vie à ma tante Ginette, demi-sœur de mon père, mais Cypri en avait fait quelques doubles. Je me souviens très bien d'elles deux, comme des voisins angevins de la rue Béranger, Pierrot et le vieux Monsieur Pernoud que j'adorais, mais ma mère fait de l'obstruction sur le passé, ce qui n'aide pas à raviver ma mémoire. C'est pourtant une gymnastique essentielle pour rester intellectuellement en forme. Je le lui ai rappelé, mais elle a probablement déjà oublié. Le moindre détail apparemment sans importance éclaire parfois d'un jour nouveau le caractère de mon grand-père, sa vie avant la guerre, les choix politiques des uns et des autres...
Les documents les plus bouleversants racontent l'arrestation, l'internement et la déportation de mon grand-père ainsi que les sévices subis par mon père à son arrestation par la Gestapo : Neuf jours de jeûne total et les vaines brutalités biquotidiennes des sergents d'étage Hures (j'ai du mal à lire son nom) et Schneider avaient réussi à convaincre le "Sanitär" que j'étais bien réellement paralysé et non un habile "zimulateûr". Extrait de la cellule où j'étais au secret depuis bientôt deux mois, etc. Son témoignage est paru dans Le Parisien Libéré du 16 mai 1946 à l'occasion du projet d'évasion avec son co-détenu d'alors à l'infirmerie, gangster ayant fricoté avec les Allemands pendant la guerre et coffré pour avoir volé la "Perle d'Asie", un bijou de 605 carats. C'est d'une autre infirmerie, celle du dépôt du Palais de Justice qu'il s'était fait la belle la veille. Ils s'étaient tous les deux entraînés, sans succès alors, puisque mon père réussit plus tard son évasion en sautant du train qui l'emmenait vers les camps de la mort. J'ai déjà raconté ici ses faits de résistance, mais je découvre quantité de pièces à conviction concernant ses agissements en tant qu'espion au service de Londres... À suivre.

jeudi 15 février 2018

Les autres, par un rappeur palestinien et une flûtiste d'origine syrienne


Trop de disques de rap américain sont frustrants lorsque leurs livrets ne divulguent pas les paroles de leur flow. Les commerçants inondent le globe de leurs produits comme si le monde entier comprenait leur langue. L'impérialisme s'infiltre insidieusement dans toutes les couches de la société. Pour Al Akhareen (Les autres), Osloob, rappeur, chanteur, beatboxer et producteur palestinien, et la flûtiste franco-syrienne Naïssam Jalal ont traduit ou fait traduire les textes arabes en français et en anglais. On perd sur le papier le rythme de la poésie qui s'écoute, mais l'on peut au moins savoir contre quoi ils protestent. Osloob, qui est né dans un camp de réfugiés au Liban, a retrouvé en France Naïssam Jalal, fille d'immigrés syriens. Ensemble ils hurlent leur colère contre le régime de Bachar el-Assad, contre l'occupation israélienne de la Palestine, contre la guerre qu'ils n'ont pas connue, mais dont ils subissent les effets, contre les religieux de tous bords, contre les marchands qui se gavent sur la misère des peuples, contre les médias corrompus qui trafiquent la réalité du terrain...


En passant du trio avec Dj Junkaz Lou au sextet en s'adjoignant le saxophoniste castelroussin Mehdi Chaïb, le bassiste sénégalais Alune Wade et le batteur guadeloupéen Arnaud Dolmen, Osloob et Naïssam Jalal allient le hip hop au jazz instrumental, les racines populaires du rap aux recherches lyriques cantonnées à un petit milieu élitaire. Comme les flûtistes Joce Mienniel et Sylvaine Hélary elle offre une nouvelle voie à son instrument. À Tunis lors du festival La Voix Est Libre j'avais été impressionné par les improvisations de Naïssam au ney et à la flûte traversière, entre la rage du ghetto et une poésie kirkienne. On la connaissait avec son groupe Rhythms of Resistance. Elle s'envole et entraîne ses camarades dans un groove qui sort le rap de sa monotonie instrumentale tandis qu'Osloob trouve dans cet orchestre une machine puissante qui porte ses mots de colère et ses vers d'espoir.

→ Osloob & Naïssam Jalal, Al Akhareen, cd Les couleurs du son, dist. L'autre distribution, sortie le 2 mars 2018

mercredi 14 février 2018

Quels rapports vous inspirent sexe et musique ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°7 (octobre 2002) du Journal des Allumés du Jazz. Je pensais provoquer Pierre Bourgeade, Noël Burch, Benoît Delbecq, Marie-Christine Gayffier, Francis Hofstein, Hélène Labarrière, Isabel Lechat, Andrea Parkins, François Raulin en leur demandant "Quels rapports vous inspirent sexe et musique ?"

Le jazz est étymologiquement lié au sexe. Alors si l'on est ce qu'on mange joue-t-on comme on baise ? L'œuvre qu'on produit se rapproche-t-elle de la personne qu'on souhaiterait être ?
Les rapports dans le travail sont-ils différents de ceux du groupe social, de la famille ? S'il est urgent et indispensable de changer le monde, inique, cynique, peut-on imaginer que cela soit possible sans le transformer au quotidien, dans la proximité ? La soi-disant liberté des mœurs actuels dans notre civilisation occidentale est-elle un signe de son déclin ? La recherche du bonheur individuel en est-il une autre manifestation ? L'industrialisation de la culture appauvrit-elle les échanges ? Dans quelle perspective fera-t-on l'amour en cas de conflit généralisé ? La censure est-elle en retour de grâce ? Qu'est-ce que la musique vient faire là-dedans ? Seules les questions relèvent les paradoxes et pulvérisent les conventions, engendrant une dynamique révolutionnaire. Pour celle ou celui qui y répond, avec autant de gentillesse que de zèle, peu lui importe la question, seules ses réponses font sens.

Pierre Bourgeade, écrivain
Lorsque le séducteur professionnel, type Gary Cooper, s’apprête à prendre dans ses bras l’héritière rebelle, type Katherine Hepburn, une musique sirupeuse s’élève. Elle n’est souvent fournie que par la bande-son, mais dans les films les mieux élaborés, elle intervient souvent “en situation”, sur un geste approprié du séducteur, qui met discrètement en marche le gramophone.
Dans les publicités de l’époque, le petit-chien fidèle, qui écoute “La Voix de son Maître”, l’oreille collée à l’immense pavillon, symbolise la femme, attentive elle aussi, à cette mélodie reconnaissable entre toutes.
Ce qu’Harpo Marx ne peut réussir à exprimer par ses yeux ou ses mains (quoique ce soit déjà beaucoup...), il le dit par sa harpe. Il n’est donc besoin sexuel si pressant que le délicat instrument ne puisse signifier, au point que, dans le fameux “musical” Fashions (1934), de blanches figurantes, idéalement dénudées et cambrées, sont devenues elles-mêmes des harpes, nous offrant, de la femme, l’image la plus sophistiquée qui ait été donnée. Or, si vue de profil, la femme est une harpe, son dos, vu “de face” n’a-t-il pas la forme épurée du violon, du violoncelle ? Dans un film italien dont je ne retrouve plus le nom, Antonella Lualdi prête ainsi, des épaules aux fesses, son dos parfaitement musical à l’archet de son amant.
Quant à Man Ray, dans une photo célèbre, il dessina directement sur le dos de son modèle les deux ouïes que le luthier découpe dans le bois précieux des instruments afin d’en parfaire la sonorité. L’oreille est au cœur de la vie sexuelle.
Des diverses parties du corps humain, elle est la seule qui soit à la fois l’image du sexe féminin, dont elle reproduit fidèlement les méandres, et du sexe masculin : pour certains linguistes, la racine du mot qui la désigne dans la plupart des langues indo-européennes, est la même que celle qui désigne l’orchidée, fleur ainsi nommée, précisément, à cause de sa ressemblance avec les testicules.
“L’orchite” n’est donc pas, comme le croient de naïves fleuristes, une maladie de l’orchidée, mais une maladie des testicules. Les mêmes jeunes filles ne doutent pas, d’ailleurs, que les “oreillons” sont une inflammation qui s’étend rapidement des oreilles aux testicules et qu’il est imprudent de se rendre à une rave-party ou un concert techno avec un garçon qui pourrait avoir les oreillons.
La nuit, dans le silence, l’oreille posée sur l’oreiller, nous n’entendons plus qu’un seul bruit : celui que fait le sang tapant dans nos veines. Ce n’est pas seulement un bruit : c’est un bruit rythmé. C’est notre lien premier au monde que, du tam-tam archaïque au rock, au rap, à la techno, nous cherchons à maintenir vivace.
Lorsque nous cesserons de percevoir ce rythme, nous aurons cessé d’exister.

Noël Burch, cinéaste et écrivain
Ma foi, ce sont, avec la mode au sens large (le ”look”) les nouveaux opiums du peuple et le peuple est devenu vaste. Il est évident que tout deux ont une belle place dans la vie de chacun, mais aujourd’hui où l’individualisme noie la conscience collective et que l’après-moi-le-déluge nous submerge via l’Amérique, ces exquis plaisirs deviennent une grande partie du problème... Et voilà qui est embêtant pour celles ou ceux qui les aiment tous deux passionnément mais qui lisent aussi Le Monde Diplomatique et voient bien que les fous de l’accumulation aveugle, de la production pour la production etc, etc s’en servent - oh certes “innocemment” - pour oublier que nous allons dans le mur... Ni la qualité des différentes musiques - toutes ont leurs qualités - ni assurément des sexualités nombreuses ne sont en cause, mais c’est la quantité, la saturation. Terrifiant...

Benoît Delbecq, musicien
Une histoire de Toto. Septembre 2001. Réunion de rentrée dans Major Compagnie. C'est Toto, le nouveau D.A. inspiré qui parle: "J'ai eu l'idée en boîte à Punta Cana. Osons produire une compilation MUSIC FOR SEX, double CD à prix spécial été, avec les artistes porteurs du moment, de préférence sous contrat avec nous : un poil de vrai jazz cool (une chanteuse bien sexy, Jojo tu y réfléchis STP), un poil de dance-floor, un poil de transe avec un sample de Johnny Hodges (Jojo, tu t'occupes des droits STP, je crois qu'on les a sur Ellington mais vérifie), le reste des titres c'est l'étude de marché qui dira. On prend Houellebecq pour écrire le livret de pochette (Jojo, tu appelles son agent STP). Livret photo ad hoc. On planifie 150 000 ventes en 8 semaines. Plan média. Vidéo-clip un titre, petit budget, bien hot, montage un peu hasardeux, genre caméra épaule tu vois (Jojo, tu appelles Miss Pik STP) : début avril 2002, on le fait circuler sur le Web comme un truc pirate. On crée une rumeur. Sortie du double CD: Juin 2003. Prix de revient total: 150 000 euros, bénéfice net prévisionnel 220 000 euros. Je vous ai fait un mail ce matin tôt avec le détail du budget. C'est béton. On fonce, patron ?" À part ça, dans "sexe et musique", on peut trouver "exquis", "muse", et bien d'autres mots encore.

Marie-Christine Gayffier, technicienne de surfaces
Pour ce que l'on en sait, le sexe, c'est à dire la reproduction sexuée, serait le moyen expérimenté, un jour déjà ancien, par le vivant (et le plus grand des hasards) pour favoriser plus sûrement la perpétuation de la vie par la diversité ainsi engendrée. Dans nos bagages et au fond de la culotte, le sexe fait partie de ce que l'on appelle l'infrastructure (lourde souvent). Pour être rentable en terme de survie de l'espèce, le sexe doit passer par la moulinette (aïe !) du complexe d’Œdipe (qui a limé les ergots de bien des jeunes coqs) et le tamis de multiples codes sociaux, variables selon les latitudes, qui font du coït le plus bestial une pratique intime harmonieusement intégrée à la vie en société (à quelques bavures près). La musique, elle, est une activité humaine culturelle, un art parfois, obéissant et désobéissant, selon les époques, à un certain nombre de règles périodiquement redéfinies, bref, selon l'indépassable matérialisme dialectique, c'est de la superstructure.
Et comment, nous demandons- nous, circule-t-on de l'infra à la super, et retour (et il faut bien que ça circule, si on ne veut pas cultiver jusqu'à l'orée du 4e âge, un acné réputé juvénile) ? Il y a mille et une façons et la musique peut y aider beaucoup. Par exemple, on est à la cour impériale viennoise à la fin du 19e siècle, on fait tournoyer sa belle robe d'organdi sous les lustres et l'on se retrouve soudain, mariée, dans le lit d'un officier de la garde de Sa Majesté qui monte à l'assaut : c'est la valse.
Ou encore, face à quelques centaines de jeunes filles au bord de l'orgasme, on caresse en transpirant fortement le manche d'une guitare électrique exactement placée à hauteur du sexe, en exécutant de violents mouvements pelviens, jambes écartées et genoux fléchis : et c'est le rock & roll.
Les exemples sont extrêmement nombreux et convaincants : nous avons tous à l'esprit les tambours rituels de Centrafrique, le flamenco des cabarets madrilènes, la transe vaudoue ou, pire, la bourrée poitevine, que ses débordements licencieux ont fortement contribué à faire disparaître de nos campagnes. En bref, la musique est un lubrifiant social mais pas seulement.
Quant au sexe, il a inspiré directement de bien belles pages musicales - que l'on songe seulement à l'admirable Marche Nuptiale de Monsieur Mendelsohn, sans laquelle la célébration de la prostitution bourgeoise qu'est le mariage ne serait qu'une vulgaire saillie.

Francis Hofstein, psychanalyste La Musique n’a pas de sexe. Ni masculin ni féminin. Et elle n’a pas de sexualité. Notes sur le papier, déplacement d’air, agencement de sons, elle est insaisissable, dépourvue de matérialité. Elle n’a de corps que du musicien qui l’exprime, dans toute la gamme de ses sentiments, de ses affects, de sa sensualité, qu’alors elle porte. Mais il n’y a pas de rapport direct entre le corps d’un musicien, son sexe, sa sexualité ou sa couleur, et la musique qu’il invente, prise bien plus dans la culture du musicien, son environnement, son histoire que dans son génome.
C’est à l’écoute, au savoir, à la connaissance que les liens se tissent entre une musique, ses musiciens et ses passionnés, où, pour parler comme Freud, passe la libido, c’est-à-dire ce qui, traversant le corps, pulsions, rythme, érotisme, harmonie.... donne à la musique toute sa force de séduction, ou de répulsion.

Hélène Labarrière, musicienne
Pour moi c’est exactement la même chose. Faire de la musique, c’est comme faire l’amour, tout est possible et c’est chaque fois différent.

Isabel Lechat, lycéenne
Ça me fait penser aux films. Un type distingué ramène une fille chez elle. Il est en costume, elle en robe de soirée. Dans la chambre, il met un 33 tours de musique jazzy, très langoureux. Ils dansent longtemps. Et puis ça devient chaud.

Andrea Parkins, musicienne
Il est vrai que certains musiciens improvisent ou jouent en public dans une sorte d'état de transe qui peut être perçue comme plus profondément reliée au corps qu'à l'esprit. A l'intérieur d'un orchestre ou en communion avec les spectateurs, il peut se présenter un type d'échange éphémère qui dans ce contexte pourrait exprimer une sorte d'énergie de l'extase, mais je ne pense pas que je l'appellerais sexuelle.

François Raulin, musicien
Je m'aperçois que sans clairement me l'être posée, j'y ai répondu progressivement et régulièrement. Quand j'étais petit, j'avais déjà confusément remarqué l'effet qu'avait sur les filles le fait de jouer Il était une fois dans l'ouest à l'harmonica au fond du car qui nous emmenait au ski. Bien que n'étant pas arrivé à mes fins (pourtant modestes à cette époque), je pressentais là tout un potentiel de séduction qui a sûrement influencé mon choix de devenir musicien. Quand j'écoutais Fats Waller pour son swing exubérant et incendiaire, je ne savais pas que les paroles des chansons qu'il interprétait étaient souvent torrides. Du swing à la danse, de la danse au sexe, le pas est franchi. C'est d'ailleurs ce que recherchait la bonne société new-yorkaise quand elle allait s'encanailler dans les dancings de Harlem. La musique noire n'a jamais caché cette fonction rituelle (une parmi d'autres). Elle a toujours su se servir de la charge subversive de sa musique. C'est là une des fonctions universelles de la musique. De la muzak d'ambiance pour lumières tamisées au slow de la dernière chance en passant par la frénésie rythmique des tambours ou de la techno...
Du moment qu'il y a spectacle, il y a voyeurisme et la mise en scène est parfois aussi importante que la musique elle-même. Le rapport physique du musicien à son instrument (saxophoniste, contrebassiste, mouvements ostensiblement baisatoires des guitar-heroes...) mais aussi, l'aura parfois sulfureuse de l'artiste, qu'elle soit fabriquée ou réelle, font venir au concert des gens qui ne viennent pas forcément que pour écouter. Il y a aussi des tas de choses inexplicables dans les deux domaines (qui ne les rapprochent pas pour autant) : que se passe-t-il pendant l'orgasme ? Que se passe passe-t-il quand on improvise et que la magie opère ? Pour mieux comprendre un champ d'activité humaine comme le sexe et la musique, il est recommandé de pratiquer. Bon,alors j'y vais.

mardi 13 février 2018

Mes 24 films résonnants


Pourquoi d'abord se limiter à 10 ? Ensuite sur quels critères se baser ? Comment se fier à sa mémoire ? J'ai donc sélectionné 24 films que j'ai encore envie de projeter à des amis qui ne les connaissent pas ou qui auraient comme moi envie de les revoir. 24 comme 24 images par seconde d'un ruban de celluloïd. Je ne prétends pas que ce sont les meilleurs, mais ceux qui me font vibrer par un système d'identification qui parfois m'échappe... J'ai ajouté chaque fois un petit commentaire résonnant qui n'a rien à voir avec une critique raisonnée !

Ceux de chez nous, Sacha Guitry, 1915-1952 - quelle idée géniale que d'avoir immortalisé ces grands artistes qui allaient disparaître, avec cette nouvelle invention qu'est le cinématographe !
Faust - Eine deutsche Volkssage (Faust, une légende allemande), F.W. Murnau, 1926 - signerais-je ?
Das Testament des Dr. Mabuse (Le testament du docteur Mabuse), Fritz Lang, 1933 - la partition sonore y est plus remarquable que tant de films actuels !
La règle du jeu, Jean Renoir, 1939 - Roland Toutain était un ami de mes parents, et puis j'aime me rappeler des dialogues avec Jonathan Buchsbaum en imitant les voix...
Hellzapoppin, H.C. Potter, 1941 - pour des dizaines de fois depuis que mon père me l'a montré quand j'avais 8 ans, voir le lien !
I Know Where I'm Going (Je sais où je vais), Michael Powell, 1945 - bouleversant, un grand film féministe comme L'amour d'une femme de Jean Grémillon ; Powell est l'équivalent de Renoir en Grande-Bretagne.
Anatahan, Josef von Sternberg, 1953 - Sternberg commente le film parlé en japonais, voir le lien !
The 5000 Fingers of Dr T (Les 5000 doigts du Dr T), Roy Rowland, 1953 - comédie musicale freudienne pour les petits et grands...
Johnny Guitar, Nicholas Ray, 1954 - le pianiste de l'Holiday Inn jouait la chanson de Victor Young quand je suis arrivé à Sarajevo sous les bombes... Freudien aussi !
The Night of The Hunter (La nuit du chasseur), Charles Laughton, 1955 - Le making of de 2h40 publié en 2010 est passionnant, on entend Laughton diriger...
A Movie, Bruce Conner, 1958 - j'ai longtemps dit que s'il n'en restait qu'un ce serait celui-là, voir le lien !
Adieu Philippine, Jacques Rozier, 1962 - je connais le moindre dialogue de cette comédie par cœur ! Un des rares films de l'époque avec Les parapluies de Cherbourg et Muriel où la guerre d'Algérie est le moteur du drame
Die Parallelstraße (La route parallèle), Ferdinand Khittl, 1962 - le moins connu de la liste, et pourtant ! Un OVNI total qui nous avait tant impressionné lorsque j'étais étudiant à l'Idhec. Voir le lien !
Muriel ou le temps d'un retour, Alain Resnais, 1963 - le chef d'œuvre de Resnais, il a donné son second prénom à ma fille.
Sedmikrásky (Les petites marguerites), Věra Chytilová, 1966 - il n'y a que Françoise qui ait cette fantaisie dans la vie ;-)
Uccellacci e uccellini (Des oiseaux, petits et grands), Pier Paolo Pasolini, 1966 - avec les courts métrages La Terre vue de la Lune et Che cosa sono le nuvole? mes favoris de PPP...
La voie lactée, Luis Buñuel, 1969 - l'absurdité de la foi, je suis écroulé de rire pendant tout le film !
Une chambre en ville, Jacques Demy, 1982 - j'ai mis du temps à apprécier le récitatif de Michel Colombier tant j'aimais les chansons des Parapluies, des Demoiselles et de Peau d'Âne ; c'est un film bouleversant qui comme Adieu Philippine fait un flop à chaque sortie et personne ne comprend jamais pourquoi ! Rien que le début est à tomber...
Welcome in Vienna, Axel Corti, 1982-1986 - le meilleur film (en fait c'est un tryptique) sur l'époque 1940-45, on a l'impression de voir un documentaire ou d'en être tant on plonge dans le réel...
Beetlejuice, Tim Burton, 1988 - là c'est régressif, on le regardait en boucle quand ma fille était enfant... De toute manière les premiers Burton sont les seuls qui valent la peine.
Ilha das Flores (L'île aux fleurs), Jorge Furtado, 1989 - qu'est-ce que ce court métrage fait là ? Ce n'est même pas une fiction, mais si vous avez "le téléencéphale hautement développé et le pouce préhenseur" comme tous les êtres humains, ne le manquez pas !
Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard, 1988-1998 - aujourd'hui s'il n'en restait qu'un c'est celui que j'emporterais sur l'île déserte, mais il y a une manière de le regarder sans attraper la migraine : diffusez-le en continu en vaquant à vos occupations et de temps en temps il vous prendra par la main pendant dix minutes, en vous laissant croire que vous deviendrez plus intelligent, un peu comme écouter Radiophonie de Lacan ou Télévision... Cocteau, Godard et Lacan sont parmi les voix que j'aime le plus. C'est un travail qui fonctionne à la reconnaissance, le propre des émotions cinématographiques...
La face cachée de la lune, Robert Lepage, 2003 - alliage de la poésie et de la science que Lepage semble avoir dillué ces dernières années, dommage !
Thème Je, Françoise Romand, 2011 - impudique et provoquant, Françoise a retourné la caméra sur elle sans la compassion qu'elle a d'habitude pour ses personnages ni celle dont font preuve les réalisateurs qui se prêtent à l'autofiction, probablement aussi son film le plus inventif !

Un autre jour la liste aurait été probablement différente, mais je n'ai pas su quel film choisir de Jacques Becker (que je préfère à Renoir), Robert Bresson (d'une modernité inégalée), John Cassavetes (mais Shadows tout de même...), Jean Cocteau (mon auteur de prédilection), David Cronenberg (qui caresse à rebrousse-poil), Carl T. Dreyer (mais Gertrud tout de même...), Jean Epstein (dont j'ai accompagné vingt fois La glace à trois faces et La chute de la Maison Usher et dont les écrits sont pour moi des modèles), John Ford (jusqu'à 7 Women !), Samuel Fuller (direct et uppercut), Jean Grémillon (comme Becker), Alfred Hitchcock (jusqu'à Family Plot !), Aki Kaurismaki (pour une fois qu'il y a un cinéaste positif et foncièrement humain), Neil La Bute (lui ce serait plutôt le contraire qui me plaît, sa brutale amertume), Ernst Lubitsch (du Luft, comme une pâtisserie de chez Demmel à Vienne !), David Lynch (actuellement le plus gonflé, en plus c'est un des rares à soigner le son sans redondance avec l'image), Mizoguchi Kenji (jusqu'à La rue de la honte), Luc Moullet (surtout Genèse d'un repas et Anatomie d'un rapport), Max Ophuls (quelle élégance !), Paolo Sorrentino (des films comme on n'en fait plus), Jacques Tati (une tarte à la crème, d'accord, mais je n'ai cité aucun burlesque, et pourtant !), Paul Verhoeven (j'adore le commentaire audio de Starship Troopers), Jean Vigo (absolument tout), Lucchino Visconti (jusqu'à L'innocente !), Orson Welles (presque tout) et bien d'autres dont vous saurez me rafraîchir la mémoire, même si mes choix sont explicitement subjectifs ! Pas question de refaire ici l'Histoire du Cinéma. J'ai également laissé de côté les plus récents qui passeront au crible de l'oubli avant de rejoindre cette concession à perpétuité.
Il y a de grands réalisateurs que je n'ai pas cités tout simplement parce que l'estime que je leur porte ne peut se substituer à la subjectivité des émotions que leurs films provoquent en moi. Il n'y a pas non plus ici de films d'animation ni de documentaires proprement dits. Ils feront plus tard l'objet d'une liste particulière, justement parce qu'ils produisent des effets différents des fictions ou des films non narratifs (dits expérimentaux) sur mon ciboulot. Le système d'identification n'y fonctionne pas de la même manière. J'en ai pourtant listé trois ou quatre qui pourraient être aussi considérés comme des documentaires. La frontière est parfois floue. Pour ceux que j'ai choisis, je ne fais pas de différence avec les fictions, parce qu'ils font vibrer en moi des cordes sympathiques. Il n'est question que de ça dans cette liste.

lundi 12 février 2018

Aum, fractale du silence


Si l'on emploie souvent le terme minimaliste pour ce qu'il était d'usage d'appeler musique répétitive, You've never listened to the wind du AUM Grand Ensemble dirigé par Julien Pontvianne mérite plus que tout autre le terme, même si l'éventail des timbres pianissimo est d'une richesse inattendue. Le saxophoniste-clarinettiste revendique l'influence de Messiaen, Feldman, Ligeti, Grisey ou LaMonte Young, mais je ne peux m'empêcher de penser à l'impact de 4'33 de Cage.
Comme le suggère le titre, après cela, vous n'entendrez plus jamais le vent comme avant. Je me demande même si ce disque n'a pas des vertus thérapeutiques. Le rythme du cœur se ralentit, des pensées douces vous envahissent lentement, chaque son produit par l'un des quatorze interprètes se savoure comme un joyau unique et l'ensemble fait corps, un orchestre où l'apport de chacun, chacune, est un tout, comme une fractale de l'œuvre complète.
Bâti au tour du texte de Fernando Pessoa Gardeur du troupeau, Julien Pontvianne a composé un nouvel hymne à la nature après Silere et Abhra où flottait déjà l'ombre de Thoreau. Les vents gonflent la voile, le gamelan renforce la pulsation des claviers, les contrebasses soutiennent les fondations, les sons électroniques font frissonner les feuilles. Tous les musiciens semblent vibrer en sympathie. C'est tout simplement magnifique.

→ AUM Grand Ensemble, You've never listened to the wind, CD Onze Heures Onze, dist. Absilone, 13€, sortie physique et numérique le 23 février 2018

vendredi 9 février 2018

Petite conversation avec John Coltrane


J'aime bien ces petits livres qu'on lit d'un trait. Pour l'accompagner j'ai posé A Love Supreme sur la platine. Exactement la même durée. Django est venu me faire des mamours tandis que j'étais allongé sur le divan. Il voulait que je lui frotte les oreilles, vigoureusement, encore. L'interviewer s'annonce d'emblée socialiste. Il faut voir ce que cela signifie aux États Unis en 1966. Frank Kofsky est donc marxiste, professeur d'Histoire à l'université de Sacramento et fan de jazz. Il écrira ensuite Black Nationalism and the Revolution in Music devenu John Coltrane and the Jazz Revolution of the 1960s, et Black Music, White Business: Illuminating the History and Political Economy of Jazz. Le titre souligne qu'il est bien dans la ligne de Malcolm X. Ses questions auront cette couleur. Il finit par réussir à enregistrer John Coltrane à l'arrière d'une voiture stationnée sur le parking d'un supermarché près de la gare de Deer Park à Long Island. Coltrane a conduit une quarantaine de minutes pour que Kofsky puisse attraper son train à l'heure pour Manhattan.
Kofsky l'interroge sur le rapport que la musique entretient avec la politique et le social, sur les difficultés qu'il a rencontrées avec la presse en 1961-62 en faisant évoluer sa musique vers des contrées plus aventureuses, sur son engagement en tant que musicien. Coltrane répond toujours un peu de manière abstraite, en musicien. Il raconte comment il travaille sans arrêt ses instruments, dans toutes les pièces de la maison, jusque dans les toilettes. Du rôle terrible d'une nouvelle embouchure, de l'attrait du soprano et de la difficile infidélité au ténor, de la flûte... On saisit l'humilité du saxophoniste qui ne veut plus jouer dans les clubs à cause du bruit du bar, sa générosité envers les autres musiciens, Dolphy, Sanders, Garrison, Rashied Ali, mais avant tout le bain musical dans lequel il flotte en permanence... Coltrane mourra un an plus tard d'un cancer du foie.

→ John Coltrane / Frank Kofsky, Conversation, ed. Lenka Lente, 9€ port compris

jeudi 8 février 2018

Des disques agréables


Je reçois trop de bons disques. Envoyez les mauvais ! Ces derniers temps mon blog finit par ressembler à une rubrique musicale. Après avoir parlé de moi pendant des années le seul moyen de ne pas me répéter est d'écouter les autres, des autres que la presse spécialisée et généraliste laisse pour compte, comptes d'apothicaire liés aux annonceurs. Mon court sommeil me permet néanmoins de continuer à œuvrer quitte à les rejoindre sur les étagères en espérant la même attention. Quoi de plus agréable que les surprises émanant de collègues que l'on ne connaît pas et de partager leur passions ?
Ainsi le saxophoniste-clarinettiste basse Tom Bourgeois a-t-il créé à Bruxelles le quartet Murmures avec l'accordéoniste Thibault Dille, le guitariste Florent Jeunieaux et le chanteur Loïs Le Van, qu'un double album vient nous révéler tout en tendresse et détermination. La voix susurrée rappelle la fragilité de Chet Baker quand la musique souligne le cousinage velouté avec Robert Wyatt. Les comparaisons sont ici inévitables alors que la démarche est parfaitement originale. Si le premier CD propose essentiellement des compositions de Bourgeois sur des textes de Popp Eszter, Laura Kast et François Vaiana, le second est une adaptation inattendue du Quatuor à cordes de Maurice Ravel ! On croit parfois entendre le soprano de Lol Coxhill ou la guitare de Terje Rypdal, mais c'est le charme des mélodies et la suavité des arrangements que l'on retient.


J'ai gardé sous le coude plusieurs disques agréables en sachant que je devrai les réécouter, d'autant que je suis plutôt à la recherche d'œuvres hirsutes qui me prennent à rebrousse-poil, mais pas jusqu'à ressentir la douleur du cosmétique que ma mère avait eu l'idée de m'infliger pour me coiffer les cheveux en brosse quand j'étais tout petit. On y retrouve souvent une instrumentation plus européenne que les cuivres éclatants d'outre-atlantique soutenus par une puissante section rythmique. Ainsi l'accordéon considéré ringard il y a quarante ans a-t-il retrouvé ses lettres de noblesse dans ces musiques contemporaines influencées par le jazz et le classique, comme le bois de la clarinette et du violoncelle, tous les trois faisant bon ménage avec la guitare et la contrebasse dans le Silent Walk du guitariste Samuel Strouk. Ainsi Vincent Peirani, François Salque, Florent Pujuila et Diego Imbert y perpétuent une tradition mélodique où chaque instrument expose son timbre harmonique dans toute sa richesse expressive. Ce sont pour moi les musiques du soir qui reposent des journées hyperactives.


L'Ensemble Minisym étend son orchestration au théorbe du guitariste Charles-Henry Beneteau, à la vielle du batteur Alexis Degrenier, à l'harmonium ou aux Dents de Dragon d'Amaury Cornut qui se joignent au violon d'Hélène Checco, à l'alto de Gwenola Morin et au violoncelle de Benjamin Jarry pour interpréter des pièces de Moondog en les adaptant pour leur sextuor, déchiffrant des inédits du Viking aveugle de la 6ème Avenue dont Amaury est un des spécialistes. La musique de Moondog inspire aujourd'hui quantité de jeunes musiciens qui trouvent dans ses rythmes répétitifs inhabituels et ses réminiscences médiévales un terreau à leur sensibilité jazzy minimaliste. Après avoir moi-même été séduit dès 1969, j'avais participé à un Hommage paru sur Trace Label, aujourd'hui épuisé. L'Ensemble Minisym possède la candeur de la passion et la fraîcheur de l'original.


Musique répétitive, quatuor à cordes (Hélène Frissung, Fanny Kobus, Carole Deville), bois (Cassandre Girard à la flûte, Laurent Rochelle à la clarinette basse et au soprano, mais aussi Daniel Palomo-Vunesa aux saxophones et Rhys Chatham à la trompette), percussion plutôt que batterie (Jérôme Chinour, Loïc Schild), poésie vocale (Guillaume Boppe, Sophie M, Géraldine Ros, Justine Schaeffer), on retrouve encore ces références dans Rivières de la nuit du guitariste Denis Frajerman. Comme dans les autres disques, le jazz s'affranchit ici du swing en privilégiant néanmoins les expressions individuelles se dégageant d'orchestrations soignées. Les voix se font incantatoires ou simplement narratives. Les instrumentaux évoquent des paysages cinématographiques dont le cinéma ferait bien de se passer quand il joue les redondances ! La musique a un pouvoir évocateur inégalable, suggérant le hors-champ mieux que toutes les images.

→ Tom Bourgeois, Murmures, double cd NeuKlang, sortie le 9 mars 2018
→ Samuel Strouk, Silent Walk, cd Crescendo by Fo Feo Productions, dist. Caroline
→ Ensemble Minisym, New Sound, cd Les Disques Bongo Joe, dist. L'autre distribution
→ Denis Frajerman, Rivières de la nuit, cd Douxième Lune, dist. Allumés du Jazz

mercredi 7 février 2018

Le pavé de Chris Ware


Moi qui crains que la lecture d'une bande dessinée ne me dure qu'un quart d'heure une fois pour toutes, je ne risque rien avec Chris Ware ! C'est une telle somme d'informations tant typo que graphiques que j'ai chaque fois l'impression de ne jamais en venir à bout, mais là c'est le pompon, 280 pages format 33,5 x 3 x 46,5 cm bourrées à craquer, d'une beauté architecturale à couper le souffle. Le seul problème est sa prise en mains. Pas question de lire ce pavé de 4 kilos, allongé sur le divan : il m'écraserait. Que peut-on attendre d'autre de la monographie d'un des plus grands dessinateurs actuels ? Une version française ? Oui, ce serait chouette, parce qu'en plus des reproductions incroyables il y a beaucoup à lire. Chris Ware avait d'abord été pour moi une énigme. Il livre ici les clefs, après les préfaces d'Ira Glass, Françoise Mouly et Art Spiegelman. Rappelant le sublimissime coffret Building Stories (chaudement recommandé dans son édition française chez Delcourt avant qu'il ne soit épuisé), l'ouvrage recèle des petits formats collés sur certaines pages.
Que dire de cette monographie que je n'ai déjà révélé dans mon article sur Les élucubrations de Chris Ware ? Qu'il y a à boire et à manger, mais l'entendre comme une mine insatiable de mets et breuvages plus surprenants les uns que les autres ! Qu'il faut de bonnes lunettes pour en apprécier tous les détails... Que chaque double page mérite l'achat. Que 50 euros pour cette montagne c'est donné. Que l'on y apprend que l'homme n'est pas à l'image des ses héros. Que le quotidien recèle les plus belles surprises de la vie. Que Ware sait le traduire mieux que quiconque en un rêve halluciné. Que sa critique du monde est évidemment toute en nuances. Que c'est un portrait forcément terrible de l'Amérique. Qu'il n'y a rien de surprenant d'y trouver un zootrope. Que tout cela ressemble à une énorme encyclopédie que l'on peut lire en l'ouvrant à n'importe quelle page. Émerveillement garanti.

→ Chris Ware, Monograph, relié, couverture cartonnée, version anglophone, ed. Rizzoli New York, à partir de 50€

mardi 6 février 2018

Patrice Barrat s'est échappé


Patrice Barrat était un homme extraordinaire, fourmillant d'idées originales et de projets formidables, un homme généreux, révolté contre les injustices qui pullulent sur cette planète. Ce sont les êtres les plus consciencieux qui se frottent le plus souvent au burn-out. Qu'on les empêche de travailler, de réaliser leurs objectifs et leur vie n'a plus de sens.
Je l'ai rencontré en 1993 alors qu'il dirigeait l'agence de presse Point du Jour. Grâce à Jean-Pierre Mabille, alors directeur de production, il m'embarqua dans la série Vis à Vis qui, sur un sujet politique ou social, mettait en relation deux personnes pendant trois jours à deux bouts du monde en vidéo compressée par satellite. Internet balbutiait et on était encore loin du tchat et autres Skype. Je réalisai ainsi Idir et Johnny Clegg a capella. Quelques mois plus tard j'embarquai pour Sarajevo, a street under siege (Chaque jour pour Sarajevo) dont les 120 épisodes réalisés avec huit autres camarades reçurent un British Academy Award (BAFTA) et le Prix du Jury à Locarno. Chaque soir avant le 20 heures, était diffusé un très court métrage de deux minutes sur la vie d'une rue dans la ville assiégée, une aventure philosophique et poétique qui mettait en scène le système D des habitants sous les bombes et le feu des snipers.
Journaliste, à la radio (RTL), dans la presse écrite (Nouvelles Littéraires et quelquefois pour Libération ou Le Monde) puis pour la télévision, réalisateur puis producteur, Patrice Barrat fut amené à créer deux agences de presse audiovisuelles (Point du Jour, Article Z) et deux ONGs (Internews Europe, Bridge Initiative International), "plus par esprit d’indépendance que par celui d’entreprise"… Il avait vécu plusieurs sièges : Beyrouth (1982), Tripoli (Nord Liban, 1983), Sarajevo (de 1993 à 1995), vu plusieurs famines (Éthiopie, Soudan, Somalie), raconté la pauvreté à New York ou à Paris... D'autres complèteront son parcours exceptionnel, son engagement inlassable, ses projets les plus fous dont il réussit à mettre quelques uns sur pied...
Sur FaceBook (la presse étant muette, et c'est la raison pour laquelle je rédige aussi ce billet d'une profonde tristesse, poussé par les mots de Gilles Cayatte), la réalisatrice Simone Bitton écrit : Patrice Barrat avait tant de qualités : courageux, créatif, talentueux, et il était si beau… Mais il souffrait de ce sale mal qui parfois empêche les plus sensibles d’entre nous de continuer à mettre un pied devant l’autre. Il n’arrivait plus à vivre, et cette fois il ne s’est pas raté. Il a préféré s’en aller en écrivant qu’il n’avait plus la force de lutter. Nous partagions de nombreux engagements essentiels, et il a produit plusieurs de mes films , en particulier Palestine, Histoire d’une terre et Ben Barka, l’équation marocaine. La dernière fois que je l'ai vu , il y a quelques mois, nous avons fêté en rigolant et en chantant l'anniversaire d'un vieil ami à Rabat. Puis il a mis son sac à dos, comme le jeune homme qu'il était toujours malgré sa soixantaine bien sonnée, et il s'en est allé prendre un bus de nuit pour Marrakech... J'espérais tant qu'il s'en était définitivement sorti, que ce haut ne serait pas suivi d'un bas. Mais la sale maladie du malheur est revenue le chercher et il est parti avec elle. Repose en paix Patrice. Le monde est si gris sans toi ce matin. Et embrasse Denise là haut de ma part.
Il y a quelques mois, il racontait son dernier projet, Le Grain d'or ou Les sept piliers de la citoyenneté : Avec mon ami Bruno Lafuente, nous avons voulu tenter d'incarner avant l'été ces idées qui nous tiennent à cœur . Et, nous le croyons, à vous aussi. La recherche du Beau, dans les choses, la nature et chez les gens aussi, le sentiment d'une citoyenneté active et le projet d'une société réellement participative, semblent importants en France et dans le monde. En France, où l'élan du nouveau pouvoir bat déjà de l'aile et où des contre-pouvoirs et des forces de proposition émanant de la "société civile" dans son amplitude et sa diversité sont vitales pour que la vague En Marche n'efface pas la contestation dans son sillage et aille bien plus loin que le programme actuel de Macron. Dans le monde, car qui n'a pas besoin d'un souffle nouveau pour résister à tous ces potentats qui veulent régner sans partage ? Il y a juste un an, dans le cadre de Nuit Debout, il avait créé le Forum mondial du Réveil Citoyen (Résister Créer Oser Espérer Construire)...
Patrice Barrat s'est échappé de l'enfer qu'il vivait, fuyant de vilains fantômes dont il avait été victime. On pouvait difficilement le suivre, même si ses raisons étaient justes. Nous sommes très nombreux à partager la tristesse de ce départ anticipé.

La soustraction des fleurs


Toujours à la recherche d'inouï, j'eus la chance de rencontrer André Ricros il y a vingt ans alors qu'il venait de monter le label Silex. Nombreuses de ses découvertes sont devenues aujourd'hui les phares de la nouvelle musique traditionnelle, entendre que leurs terroirs sont hexagonalement régionaux quand celui des jazzmen est plutôt afro-américain. Les uns comme les autres aiment improviser d'après des thèmes ou faire évoluer les structures de leurs œuvres selon des règles qu'ils se sont fixées à eux-mêmes. L'esprit et les oreilles ouvertes, empruntant également quantité de trouvailles à la musique contemporaine, au rock ou à la techno, ils laissent les frontières aux douaniers, leur langue universelle ne nécessitant que la passion.


C'est ainsi qu'en 1991 je suis instantanément séduit par le jeu et l'imaginaire du violoniste Jean-François Vrod qui joue alors dans La Compagnie Chez Bousca et Le Trio Violon. Passionné par le potentiel qu'offre l'électricité et l'informatique, il choisit également de monter le trio acoustique La soustraction des fleurs avec un autre violoniste, Frédéric Aurier, et le percussionniste Sylvain Lemêtre. Les trois musiciens utilisent leurs voix comme ils exploitent toutes les variations de timbres que leurs instruments leur permettent grâce à d'habiles préparations, et s'ils ne le permettent pas, eux-mêmes se l'autorisent, bravant les usages. Dans des paysages vallonnés ils font tourner la tête des danseurs et réfléchir leurs jambes. En plus de jouer du zarb, Lemêtre sait frapper tout ce qui sonne tandis que Vrod et Aurier nous font oublier qu'à eux deux ils n'ont que huit cordes. Leurs arcs nous font voyager bien au delà des contrées attendues. Aurier passe parfois à l'alto et Vrod fait des pieds et des mains sur une guitare à deux cordes, une radio, un kazoo ou détournant toutes sortes d'objets. D'amont (un premier CD restitue la musique de la performance Les Fêlés de la chorégraphe Cécile Magnien) en aval (le deuxième est enregistré onze ans plus tard), le trio de La soustraction des fleurs replante aussitôt ce qu'il cueille pour que leurs bouquets parfumés changent de couleurs selon les saisons...

Lien d’écoute de 5 morceaux de l'album
→ La soustraction des fleurs, Airs de moyenne montagne, double cd Umlaut, 20€

lundi 5 février 2018

Le Spat'sonore s'éclate en 3D


Les films en 360° me convainquent rarement. Au cinéma le cadre est d'autant capital qu'il détermine le hors-champ, territoire du son par excellence. Pourtant le sujet justifie ici pleinement cette technique permettant à chaque spectateur du film de vivre l'expérience musicale qu'offre le spectacle vivant. La spatialisation acoustique du Spat'sonore inventé par Nicolas Chedmail place le public au centre de l'orchestre dont les ramifications composées de tuyaux et pavillons nous encerclent et nous surplombent. Le film en 360° tourné par l'audioprothésiste Nicolas Sadoc au Festival WALDEN La folle journée reproduit cette expérience étonnante. Pas question cette fois de fermer les yeux comme il m'est arrivé de le faire lors de certains concerts pour en apprécier l'effet multiphonique. À moins de posséder un casque VR, l'appareil reproducteur le plus adapté est une tablette connectée à YouTube, le smartphone donnant une image évidemment plus petite, et un ordinateur oblige à glisser la petite main pour admirer la scène du sol au plafond et sous tous les angles du cercle. Il suffit donc de tourner sur soi-même, debout ou sur un fauteuil à roulettes, et de tourner, tourner...


À chacun, chacune, de contrôler l'image, mais aussi le son, puisque le microphone comme la caméra suit nos mouvements circulaires et sur toute la hauteur de la chapelle du domaine de Trefforest. Le son ne vient pas forcément de la place des interprètes puisqu'il est dirigé vers des pavillons éloignés par un jeu subtil d'aiguillages en métal. Chacun fait ainsi son mixage comme son cadre... Chedmail suggère de privilégier l'écoute au casque pour en profiter au maximum.


Ainsi je tourne, je tourne... Comme un derviche... Musique de vertige où la question de savoir où donner de la tête ne se pose plus !


Parmi le répertoire du Spat'sonore Nicolas Chedmail a choisi i Pirati a Palermu, une chanson sicilienne interprétée par Elsa Birgé et drôlement arrangée par les Spatistes ! Thomas Beaudelin, Amarylis Billet, Elsa Birgé, Philippe Bord, Nicolas Chedmail, Maxime Morel, Roméo Monteiro, Joris Rühl et Christelle Sery jouent le jeu jusqu'au bout de ce court-métrage dont chaque visionnage est différent.

samedi 3 février 2018

Quel fut le déclencheur de votre vocation ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°6 (avril 2001) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à Jean-Christophe Averty, Emmanuel Bex, Jim Black, Michèle Buirette, Jean-Rémy Guédon, Thurston Moore, Louis Sclavis, Gérard Terronès, Otomo Yoshihide "quel fut le déclencheur de leur vocation ?".

Les questions les plus simples ne sont jamais innocentes. Chacune en entraîne une autre à sa suite. "Pourquoi ?" répètent inlassablement les jeunes enfants, tandis que les phrases s'enchaînent comme des poupées gigognes. Plus tard, alors qu'ils ont grandi, avant même qu'ils aient eu le temps de s'interroger, on leur impose toutes les réponses. Parce que ceci, parce que voilà, et pire, voici, cela. Chacun y perdrait ses rêves, son imagination, sa créativité, si l'angoisse et l'espoir, les accidents et la pugnacité, ne venaient troubler ce bel ordre social. Cette fois l'intimité de la Question pousse à la confession et les réponses dessinent en filigrane autant d'autoportraits sensibles.

Jean-Christophe Averty, réalisateur
De quelle “vocation” souhaitez-vous que, sans vergogne, je vous entretienne ?
J’ai “vécu” plusieurs guerres de 14-18 professionnelles, et n’en ai que trop parlé... Bref, de “vocations” - “destination naturelle de quelqu’un. Penchant, attitude spéciale pour un genre de vie, une profession, inclination, goût” assure le Petit Larousse Illustré, deux - au moins ! - m’ont “accablé” :
a) celle d’être un fervent “amateur de jazz” - c’est un métier à part entière ! -. Ce qui la déclencha, en 1942 : l’écoute sur les antennes de la BBC, d’un enregistrement des Jelly-Roll Morton Red Hot Peppers : Kansas City Stomps...
b) celle d’essayer d’être “un jour”, réalisateur de cinéma, après avoir vu, vers 1941 ou 1942, quelques films de Georges Méliès présentés au Palais de Chaillot, dans une série documentaire destinée aux enfants et... aux adolescents, et intitulée Arts-Sciences et Voyages (tout un programme !). Je ne suis, hélas, devenu, qu’un méchant téléaste.
La seule activité que je ne regrette pas : celle d’être parvenu à “concilier” mon intérêt pour le jazz et l’histoire de ses origines (!!), et mes faits et gestes télévisuels ou radiophoniques. Près d’un demi-siècle durant.

Emmanuel Bex, musicien
Ça y est, je suis allongé, il fait noir, l'introspection est totale...
La musique n'existe pas !
Alors évidement pour moi, la question de la vocation ne se pose pas. On est ou on naît musicien, ou pas. "On n'explique pas une vocation, on la constate" (Chardonne). Ma seule façon de faire de la musique, c'est d'en jouer... Je n'ai pas été appelé par l'idée de la musique, j'en ai toujours fait, je suis issu d'une famille de musiciens. Ma vocation était sur un tout autre plan. J'ai pensé que l'expression musicale, faire du jazz en particulier, pouvait m'inscrire dans un mouvement de société, un mouvement de liberté, d'autonomie, quelque chose qui pouvait rediscuter le projet collectif, avec une meilleure qualité de rapports humains. Ce sont des choses qui sont fragiles, fuyantes et je ne peux être certain aujourd'hui que la réalité ressemble à ma fiction, mais j'y travaille encore... Peut-être que je pourrais dire maintenant que ces projets là ne sont pas spécifiques au jazz. Ça c'est plutôt une bonne nouvelle, ça élargit le champ des possibles. Finalement, le jazz est un prétexte et c'est très bien comme ça.
Je rallume la lumière, je vais aller faire un peu de vélo, ou un peu de piano...

Jim Black, musicien
Le carton joua un rôle important pour définir les aspirations de ma vie. À quatre ans je tripatouillais des jours entiers une guitare que mon père m'avait construite avec le carton d'un couvercle de siège de cabinet dont les cordes étaient des élastiques. Je jouais aussi ma batterie : deux seaux en plastique renversés, encore des boîtes en carton, et ma cymbale, un débouchoir dont une couverture recouvrait la poignée sur laquelle je pouvais placer le lèchefrite du grill circulaire électrique à volaille de ma mère. Je pouvais, pendant des heures, passer ma collection de disques découpés au dos des boîtes en carton de Post Sugar Crisp et d'Alpha Bits (de vraies céréales américaines pour le petit-déjeuner), où figuraient les œuvres d'un groupe nommé Les Sugar Bears et les Jackson Five (?!). - Le bonheur absolu.

Michèle Buirette, musicienne
Ma grand-mère ! Fille de cheminot du nord de la France qui, bien qu'ayant épousé un jeune aristocrate, n'a jamais oublié ses origines populaires ni la gaieté qu'engendrait l'accordéon : "Joue de l'accordéon, tu pourras le prendre partout avec toi".
J'étais pourtant destinée à jouer du piano, ce meuble alibi artistique qui trône dans tout salon bourgeois. J'ai choisi l'accordéon en fin de compte, non sans ambivalence, car mes doubles origines me faisaient tour à tour le haïr ou le chérir secrètement. Avant de devenir musicienne professionnelle, je recherchais le son rond, pur, sans vibration ; le son criard du musette ringard que j'entendais à l'époque me hérissait le poil. Heureusement j'ai découvert Gus Viseur, Tony Murena, Tommy Gomina. Une lente réconciliation s'est faite alors.
Toutefois l'accordéon reste l'instrument des classes populaires. J'entends toujours "J'adôôre l'accordéon" ou ce qui revient au même "Vous ne jouez pas aussi du bandonéon ?", instrument plus noble sans doute. Aujourd'hui je me sens avant tout musicienne et compositrice, considérant qu'un instrument de musique n'est qu'un véhicule.

Jean-Rémy Guédon, musicien
En préambule, je n'ai jamais senti de vocation, plutôt une "résonance" à plusieurs reprises (sic) :
1) Un groupe de bal
À huit ans dans un village vacances, il y avait un groupe de bal qui jouait, je me suis posté en bas de la scène et je me disais que là, ces hommes devaient forcément être heureux ! Je n'ai réalisé qu'assez récemment combien ce fait mineur (resic) avait été important. J'y pense toujours quand je joue devant les mômes.
2) La jalousie
Ma sœur s'est mise à la guitare quand j'avais neuf ans, je m'y suis mis aussi pour faire "mieux qu'elle".
3) Fip
À l'époque, c'était la seule radio qui diffusait de la musique en continu. J'aimais beaucoup improviser dessus à la guitare, j'étais fan d'Hendrix. Mon oreille me permettait d'improviser sur tout ce qui était rock. Par contre, quand ils diffusaient du jazz, ça se corsait. Ne comprenant pas pourquoi, j'ai décidé d'apprendre "sérieusement" la guitare mais malheureusement, mes doigts allaient plus vite que ma tête, c'est pourquoi j'ai décidé de repartir à zéro sur le saxophone (suite à l'écoute de l'album live de King Crimson Earthbound).
4) Chute libre
J'étais roadie de ce groupe de jazz rock en 1977 et à l'occasion d'une fête, ils m'ont proposé de taper le bœuf : j'étais mauvais mais qu'est-ce que c'était bon d'être sur scène au milieu d'un groupe, je sentais les énergies de chacun converger dans un même but. C'était pour moi l'apothéose du partage, entre nous (sur scène) et vers les amis qui nous écoutaient !

Thurston Moore, musicien
Des images dans les magazines musicaux de la contreculture : Iggy Pop transpirant de peinture argentée, Johnny Rotten crachant de la bière, Patti Smith et Richard Hell jouant les stars, les Ramones s'appuyant contre le mur de briques du 1er étage de The Bowery à New York. Voilà les cadres que je voulais habiter.

Louis Sclavis, musicien
Je dois ma vocation à beaucoup de gens.
Enfant, à ma famille, personne n'était musicien mais tous aimaient la musique, je la dois surtout à mes parents ; je parlerai de mon père. Ma vocation vient de mon père. Il aimait chanter et danser, il aimait nager et plonger, s'enrouler dans le rideau rouge de la salle à manger, mettre un sac à main sur la tête comme un chapeau de hussard et se faire une moustache avec un bouchon brûlé. Alors avec le pantalon dans les bottes en caoutchouc il devenait un cosaque et dansait une danse de cosaque. On sortait de sa pochette en gros papier (avec un trou au milieu) un grand disque de cire, avec une étiquette rouge sombre ou bleu nuit. On remontait le phono à fond. Il mettait mes pieds sur les siens et m'apprenait à danser la valse ou le tango. Il avait toujours au fond de sa poche son harmonica et il jouait Pampero ou Adios muchachos. Il sifflait aussi toujours le même air pour nous appeler de loin [sol do do ré mi do mi ré]. Il dessinait les gens autour de lui, et aussi des orchestres, des musiciens. J'ai toujours eu des instruments : une trompette en plastique (un dimanche où on allait voir les avions à Bron on me l'a piquée dans la sacoche du vélo), un violon, une guitare, toujours en plastique véritable et un tambour qu'on pouvait régler, avec un fanion devant comme ceux de la clique ! Et puis un vrai harmonica et plus tard un autre encore plus vrai, chromatique, avec la Méthode d'Albert Raisner. On est allé voir l'harmonie sur la place, un orchestre de bal au club de gym, avec les tubas éclairés de l'intérieur, les cors de chasse devant l'église, la clique (souvent), la nouba avec la chèvre... On écoutait les valses de Strauss, Armand Mestral dans l'air de Figaro, de l'accordéon, encore de l'accordéon et Adios muchachos. Il m'a emmené au théâtre et à des matchs de basket et c'était comme des concerts. Il m'a appris la chaleur des instruments et des paso doble, c'étaient les feux qu'il allumait dans le jardin. Un jour j'ai vu un aveugle très âgé, assis sur une chaise sur la place du marché, jouer de la clarinette, avec un bec blanc, j'ai trouvé ça moche, l'instrument, le bonhomme, la chaise ; ma vocation a vacillé. C'était bien avant qu'on m'inscrive à des cours de clarinette et de toute façon y avait qu'ça. Après mon premier cours, arrivé à la maison j'ai essayé Les oignons (le début) et puis Pampero (les deux premières mesures).
Mon père voulait toujours que je joue, alors toutes les occasions étaient bonnes pour sortir ma clarinette et jouer un air d'opérette de préférence, ou le menuet de L'Arlésienne, là c'était du sérieux. Plus tard il m'a acheté un sax soprano (un jour dans un festival pop on me l'a piqué dans l'estafette). Ma mère a supporté sans rien dire, pendant des années, des orchestres épouvantables qui jouaient toute la journée dans la cave juste en dessous de la cuisine. Depuis qu'on avait le chauffage au mazout j'avais enlevé le charbon de la cave et fais comme un club, juste pour nous, avec un bar et tout (je crois qu'il restait encore un peu de charbon)... J'ai toujours eu la vocation, cette sensation de chaleur peu à peu transformée en sons, comme les photos apparaissent dans le révélateur. Mon père était photographe. Je pouvais rester le soir quand il faisait des tirages assis en pyjama à la lueur de la lampe rouge. Je regardais arriver petit à petit les visages de mariés ou de communiants. Après, ils remplissaient la maison en séchant sur des cordes ou étalés sur les lits avant de passer à la glaceuse. Mais on savait qu'à la prise de vue, au déclic du Semflex, tout était déjà là.
Ma vocation est arrivée comme ces photos. Un jour j'ai emmené ma clarinette pour lui jouer Adios muchachos et j'ai pas joué. Adios.

Gérard Terronès, producteur
Né le 9 juin 1940. Les prémices entre 1952 et 1969
Sidney Bechet - Louis Amstrong - Hugues Panassié
Duke Ellington - Django Reinhardt - Hot Club de France
Big Bill Bronzy - Charlie Christian - La guitare
Charlie Parker - Dizzy Gillespie - Charles Delaunay, Jazz Hot
Charles Mingus - Max Roach - La ségrégation
Miles Davis - Art Blakey - Saint-Germain-des-Prés
Bud Powell - Dexter Gordon - Le Blue Note
Maxime Saury - Donald Byrd - La rue de la Huchette
Thelonious Monk - John Coltrane - La guerre d’Algérie
Ornette Coleman - Albert Ayler - La révélation
Eric Dolphy - Don Cherry - Le Chat qui pèche
Don Byas - Mal Waldron - Odile
François Tusques - Patrick Vian - Les Barricades
Jimi Hendrix - Sonny Sharrock - Eric
Archie Shepp - Frank Wright - La guerre du Viet-Nam
Charles Delaunay, Swing, Vogue - Bernard Stollman, ESP - Bob
Thiele, Impulse
Premier Jazz Club - Le Blues Jazz Museum en 1965
Premier disque - Label Futura en 1969

Otomo Yoshihide, musicien
Je ne peux pas répondre simplement. Trop de facteurs ont été des déclencheurs. J'ai presque oublié ce qui m'a poussé à devenir musicien. C'est une trop vieille histoire. Ce n'était probablement que pour avoir une jolie petite amie. Je me souviens seulement du jour de 1991 où est mort mon maître de musique... Je m'étais brouillé avec lui trois ans plus tôt, j'avais vraiment commencé à penser à produire ma musique à partir de ma propre culture musicale. Je suis toujours sur la voie.

vendredi 2 février 2018

Qu'est-ce qu'un Power Trio ?


Mardi je jouais le d'Artagnan de ces trois mousquetaires, bouclant l'une des dernières séances de mon prochain disque avec Hervé Legeay à la guitare, Vincent Segal à la basse et Cyril Atef à la batterie. Il ne me reste plus qu'à poser ma voix et mixer l'ensemble avec les sons électroniques que j'ai enregistrés en 1965 ! La technique accaparait toute mon attention de manière à restituer l'électricité produite par le power trio en très grande forme. Répondant à ma demande extrêmement ciblée, Vincent avait proposé une pièce de rock progressif en 9/8 tandis que Hervé lorgnait du côté du Grateful Dead. Les deux s'enchaînent à merveille et je cale maintenant mes mots sur la première partie pour laisser la place à l'envolée zeppelinesque de la seconde.


Si la section rythmique va de paire depuis plus d'une quinzaine d'années sous le nom de Bumcello, Hervé n'avait jamais joué avec eux. Vincent avait assisté à un concert du Drame décisif en 1983 aux Musiques de Traverses de Reims et nous jouons régulièrement ensemble depuis déjà huit ans. Ma seule rencontre musicale avec Cyril est un concert mémorable il y a deux ans au Triton avec eux deux qui avait duré près de trois heures ! Quant à Hervé, notre première collaboration remonte à 1992 pour 'Cause I've Got Time Only For Love avec Elsa qui avait six ans. Tenir le rôle de chanteur de rock m'a toujours fait un bien fou, que ce soit lors de mon premier concert au Lycée Claude Bernard ou plus tard pour les albums Kind Lieder et Crasse-Tignasse, mais cela me terrorise depuis qu'enfant on décida que je chantais faux... Parmi tous mes instruments ma voix livre une intimité sans fard. J'en use plusieurs fois et de manière très variée pour ce futur album extrêmement particulier auquel participent une quinzaine de musiciens, musiciennes et chanteuses.


Lorsque nous eûmes terminé, Cyril endossa l'une de mes vestes et Vincent s'empara du masque de Bernard Vitet pour annoncer l'enregistrement du prochain album de Bumcello qui se trouvait ainsi caché sous les traits du Drame !
De mon côté je repensais à l'Experience d'Hendrix, et aux Cream forcément. J'avais tout de même bœufé avec Clapton chez Gomelsky. On a les références qu'on peut. Pendant la séance je racontai à Cyril comment je m'étais retrouvé à jouer avec George Harrison chez Maxim's. Tout est lié. Le positionnement des instruments dans le panoramique me rappelle les Beatles. Vincent aurait préféré la mono. Et puis j'avais entendu le Dead au Fillmore West à San Francisco. Là j'avais la rythmique de M à sa grande époque qui cartonnait dans le studio avec une efficacité redoutable et la Gretsch d'Hervé qui hurlait dans le Fender en repissant dans les micros de la batterie. Je m'en suis plutôt bien sorti, mais j'ai tout fait en aveugle, pas en sourd ! Je cherchais l'ambiance des années 60 pour mon projet impossible, un truc à la Orson Welles comme lorsque nous avions composé les pièces pour piano de Brigitte Vée avec Bernard...

jeudi 1 février 2018

Roar ! Si vous aimez les fauves...


Roar, le film de Noel Marshall avec Tippi Hedren et Melanie Griffith, véhicule le qualificatif de "film le plus dangereux du monde". Si vous aimez les gros chats câlins, vous resterez ébahis, collés à votre siège. Si vous aimez les films d'épouvante, vous frémirez devant la horde de carnivores aux babines ensanglantées. Roar est absolument hallucinant. On ne sait pas si c'est du courage ou de l'inconscience, mais l'aventure africaine est délirante. D'un côté il y a le film, une heure et demie sur le fil du rasoir, où l'intrigue est très mince, mais le spectacle un délire à couper le souffle. De l'autre les coulisses qui ne sont pas racontées, mais l'histoire est quasi mythique. Dans les années 60 le couple Noel Marshall et Tippi Hedren, s'étant amouraché des grands fauves, en recueille une centaine dans leur ranch californien, apprivoisés mais non dressés, des lions, des tigres, des guépards, en veux-tu, en voilà, je n'en ai jamais vu autant réunis !
Aucun trucage, les bestioles vivent en liberté dehors, dedans, pourvu qu'elles rentrent les griffes, ne vous croquent pas ou ne vous écrabouillent pas comme cet éléphant qui met en pièce un canot en aluminium. Aujourd'hui tout serait fait en effets spéciaux. Pendant le tournage qui a duré six ans au lieu des six mois prévus, soixante-dix membres de l'équipe ont été blessés, le réalisateur a attrapé la gangrène suite à une morsure, le chef op a écopé de deux cent vingt points de suture après avoir été scalpé par une des bêtes, la jeune Melanie Griffith, fille de Tippi Hedren qui s'est cassée la jambe, a dû subir de la chirurgie réparatrice au visage, trois cents kilomètres de pellicule ont pris l'eau et les tables de montage ont été recouvertes de boue après des pluies torrentielles, etc.


Petit clin d'œil humoristique aux Oiseaux, et "la horde sauvage" des fauves rappelle bigrement les nuées de volatiles du film d'Hitchcock dont elle avait été l'héroïne, Tippi Hedren s'affole d'un petit moineau lorsqu'elle pénètre dans le ranch avant d'avoir vu les monstres. La ligne entre documentaire et fiction est effacée, comme entre comédiens professionnels ou pas. les deux fils Marshall sont aussi de la partie, cascade en moto à l'appui et cavalcade hilarante dans les étages du bengalow mis à sac par les animaux qui ne rêvent que de jouer. De gros chats, vous disais-je, mais certains pèsent jusqu'à 300 kg ! Si vous étiez confrontés un jour à ce genre de situation, surtout ne montrez aucun signe de peur, ne courez pas, ne jouez pas à cache-cache, ne vous découvrez pas, ne vous débattez pas s'ils vous attrapent ! Je m'entraîne depuis ce matin avec Django et Oulala...

→ Noel Marshall, Roar (1981), sortie au cinéma pour la première fois en version restaurée le 7 février 2018