Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°6 (avril 2001) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à Jean-Christophe Averty, Emmanuel Bex, Jim Black, Michèle Buirette, Jean-Rémy Guédon, Thurston Moore, Louis Sclavis, Gérard Terronès, Otomo Yoshihide "quel fut le déclencheur de leur vocation ?".

Les questions les plus simples ne sont jamais innocentes. Chacune en entraîne une autre à sa suite. "Pourquoi ?" répètent inlassablement les jeunes enfants, tandis que les phrases s'enchaînent comme des poupées gigognes. Plus tard, alors qu'ils ont grandi, avant même qu'ils aient eu le temps de s'interroger, on leur impose toutes les réponses. Parce que ceci, parce que voilà, et pire, voici, cela. Chacun y perdrait ses rêves, son imagination, sa créativité, si l'angoisse et l'espoir, les accidents et la pugnacité, ne venaient troubler ce bel ordre social. Cette fois l'intimité de la Question pousse à la confession et les réponses dessinent en filigrane autant d'autoportraits sensibles.

Jean-Christophe Averty, réalisateur
De quelle “vocation” souhaitez-vous que, sans vergogne, je vous entretienne ?
J’ai “vécu” plusieurs guerres de 14-18 professionnelles, et n’en ai que trop parlé... Bref, de “vocations” - “destination naturelle de quelqu’un. Penchant, attitude spéciale pour un genre de vie, une profession, inclination, goût” assure le Petit Larousse Illustré, deux - au moins ! - m’ont “accablé” :
a) celle d’être un fervent “amateur de jazz” - c’est un métier à part entière ! -. Ce qui la déclencha, en 1942 : l’écoute sur les antennes de la BBC, d’un enregistrement des Jelly-Roll Morton Red Hot Peppers : Kansas City Stomps...
b) celle d’essayer d’être “un jour”, réalisateur de cinéma, après avoir vu, vers 1941 ou 1942, quelques films de Georges Méliès présentés au Palais de Chaillot, dans une série documentaire destinée aux enfants et... aux adolescents, et intitulée Arts-Sciences et Voyages (tout un programme !). Je ne suis, hélas, devenu, qu’un méchant téléaste.
La seule activité que je ne regrette pas : celle d’être parvenu à “concilier” mon intérêt pour le jazz et l’histoire de ses origines (!!), et mes faits et gestes télévisuels ou radiophoniques. Près d’un demi-siècle durant.

Emmanuel Bex, musicien
Ça y est, je suis allongé, il fait noir, l'introspection est totale...
La musique n'existe pas !
Alors évidement pour moi, la question de la vocation ne se pose pas. On est ou on naît musicien, ou pas. "On n'explique pas une vocation, on la constate" (Chardonne). Ma seule façon de faire de la musique, c'est d'en jouer... Je n'ai pas été appelé par l'idée de la musique, j'en ai toujours fait, je suis issu d'une famille de musiciens. Ma vocation était sur un tout autre plan. J'ai pensé que l'expression musicale, faire du jazz en particulier, pouvait m'inscrire dans un mouvement de société, un mouvement de liberté, d'autonomie, quelque chose qui pouvait rediscuter le projet collectif, avec une meilleure qualité de rapports humains. Ce sont des choses qui sont fragiles, fuyantes et je ne peux être certain aujourd'hui que la réalité ressemble à ma fiction, mais j'y travaille encore... Peut-être que je pourrais dire maintenant que ces projets là ne sont pas spécifiques au jazz. Ça c'est plutôt une bonne nouvelle, ça élargit le champ des possibles. Finalement, le jazz est un prétexte et c'est très bien comme ça.
Je rallume la lumière, je vais aller faire un peu de vélo, ou un peu de piano...

Jim Black, musicien
Le carton joua un rôle important pour définir les aspirations de ma vie. À quatre ans je tripatouillais des jours entiers une guitare que mon père m'avait construite avec le carton d'un couvercle de siège de cabinet dont les cordes étaient des élastiques. Je jouais aussi ma batterie : deux seaux en plastique renversés, encore des boîtes en carton, et ma cymbale, un débouchoir dont une couverture recouvrait la poignée sur laquelle je pouvais placer le lèchefrite du grill circulaire électrique à volaille de ma mère. Je pouvais, pendant des heures, passer ma collection de disques découpés au dos des boîtes en carton de Post Sugar Crisp et d'Alpha Bits (de vraies céréales américaines pour le petit-déjeuner), où figuraient les œuvres d'un groupe nommé Les Sugar Bears et les Jackson Five (?!). - Le bonheur absolu.

Michèle Buirette, musicienne
Ma grand-mère ! Fille de cheminot du nord de la France qui, bien qu'ayant épousé un jeune aristocrate, n'a jamais oublié ses origines populaires ni la gaieté qu'engendrait l'accordéon : "Joue de l'accordéon, tu pourras le prendre partout avec toi".
J'étais pourtant destinée à jouer du piano, ce meuble alibi artistique qui trône dans tout salon bourgeois. J'ai choisi l'accordéon en fin de compte, non sans ambivalence, car mes doubles origines me faisaient tour à tour le haïr ou le chérir secrètement. Avant de devenir musicienne professionnelle, je recherchais le son rond, pur, sans vibration ; le son criard du musette ringard que j'entendais à l'époque me hérissait le poil. Heureusement j'ai découvert Gus Viseur, Tony Murena, Tommy Gomina. Une lente réconciliation s'est faite alors.
Toutefois l'accordéon reste l'instrument des classes populaires. J'entends toujours "J'adôôre l'accordéon" ou ce qui revient au même "Vous ne jouez pas aussi du bandonéon ?", instrument plus noble sans doute. Aujourd'hui je me sens avant tout musicienne et compositrice, considérant qu'un instrument de musique n'est qu'un véhicule.

Jean-Rémy Guédon, musicien
En préambule, je n'ai jamais senti de vocation, plutôt une "résonance" à plusieurs reprises (sic) :
1) Un groupe de bal
À huit ans dans un village vacances, il y avait un groupe de bal qui jouait, je me suis posté en bas de la scène et je me disais que là, ces hommes devaient forcément être heureux ! Je n'ai réalisé qu'assez récemment combien ce fait mineur (resic) avait été important. J'y pense toujours quand je joue devant les mômes.
2) La jalousie
Ma sœur s'est mise à la guitare quand j'avais neuf ans, je m'y suis mis aussi pour faire "mieux qu'elle".
3) Fip
À l'époque, c'était la seule radio qui diffusait de la musique en continu. J'aimais beaucoup improviser dessus à la guitare, j'étais fan d'Hendrix. Mon oreille me permettait d'improviser sur tout ce qui était rock. Par contre, quand ils diffusaient du jazz, ça se corsait. Ne comprenant pas pourquoi, j'ai décidé d'apprendre "sérieusement" la guitare mais malheureusement, mes doigts allaient plus vite que ma tête, c'est pourquoi j'ai décidé de repartir à zéro sur le saxophone (suite à l'écoute de l'album live de King Crimson Earthbound).
4) Chute libre
J'étais roadie de ce groupe de jazz rock en 1977 et à l'occasion d'une fête, ils m'ont proposé de taper le bœuf : j'étais mauvais mais qu'est-ce que c'était bon d'être sur scène au milieu d'un groupe, je sentais les énergies de chacun converger dans un même but. C'était pour moi l'apothéose du partage, entre nous (sur scène) et vers les amis qui nous écoutaient !

Thurston Moore, musicien
Des images dans les magazines musicaux de la contreculture : Iggy Pop transpirant de peinture argentée, Johnny Rotten crachant de la bière, Patti Smith et Richard Hell jouant les stars, les Ramones s'appuyant contre le mur de briques du 1er étage de The Bowery à New York. Voilà les cadres que je voulais habiter.

Louis Sclavis, musicien
Je dois ma vocation à beaucoup de gens.
Enfant, à ma famille, personne n'était musicien mais tous aimaient la musique, je la dois surtout à mes parents ; je parlerai de mon père. Ma vocation vient de mon père. Il aimait chanter et danser, il aimait nager et plonger, s'enrouler dans le rideau rouge de la salle à manger, mettre un sac à main sur la tête comme un chapeau de hussard et se faire une moustache avec un bouchon brûlé. Alors avec le pantalon dans les bottes en caoutchouc il devenait un cosaque et dansait une danse de cosaque. On sortait de sa pochette en gros papier (avec un trou au milieu) un grand disque de cire, avec une étiquette rouge sombre ou bleu nuit. On remontait le phono à fond. Il mettait mes pieds sur les siens et m'apprenait à danser la valse ou le tango. Il avait toujours au fond de sa poche son harmonica et il jouait Pampero ou Adios muchachos. Il sifflait aussi toujours le même air pour nous appeler de loin [sol do do ré mi do mi ré]. Il dessinait les gens autour de lui, et aussi des orchestres, des musiciens. J'ai toujours eu des instruments : une trompette en plastique (un dimanche où on allait voir les avions à Bron on me l'a piquée dans la sacoche du vélo), un violon, une guitare, toujours en plastique véritable et un tambour qu'on pouvait régler, avec un fanion devant comme ceux de la clique ! Et puis un vrai harmonica et plus tard un autre encore plus vrai, chromatique, avec la Méthode d'Albert Raisner. On est allé voir l'harmonie sur la place, un orchestre de bal au club de gym, avec les tubas éclairés de l'intérieur, les cors de chasse devant l'église, la clique (souvent), la nouba avec la chèvre... On écoutait les valses de Strauss, Armand Mestral dans l'air de Figaro, de l'accordéon, encore de l'accordéon et Adios muchachos. Il m'a emmené au théâtre et à des matchs de basket et c'était comme des concerts. Il m'a appris la chaleur des instruments et des paso doble, c'étaient les feux qu'il allumait dans le jardin. Un jour j'ai vu un aveugle très âgé, assis sur une chaise sur la place du marché, jouer de la clarinette, avec un bec blanc, j'ai trouvé ça moche, l'instrument, le bonhomme, la chaise ; ma vocation a vacillé. C'était bien avant qu'on m'inscrive à des cours de clarinette et de toute façon y avait qu'ça. Après mon premier cours, arrivé à la maison j'ai essayé Les oignons (le début) et puis Pampero (les deux premières mesures).
Mon père voulait toujours que je joue, alors toutes les occasions étaient bonnes pour sortir ma clarinette et jouer un air d'opérette de préférence, ou le menuet de L'Arlésienne, là c'était du sérieux. Plus tard il m'a acheté un sax soprano (un jour dans un festival pop on me l'a piqué dans l'estafette). Ma mère a supporté sans rien dire, pendant des années, des orchestres épouvantables qui jouaient toute la journée dans la cave juste en dessous de la cuisine. Depuis qu'on avait le chauffage au mazout j'avais enlevé le charbon de la cave et fais comme un club, juste pour nous, avec un bar et tout (je crois qu'il restait encore un peu de charbon)... J'ai toujours eu la vocation, cette sensation de chaleur peu à peu transformée en sons, comme les photos apparaissent dans le révélateur. Mon père était photographe. Je pouvais rester le soir quand il faisait des tirages assis en pyjama à la lueur de la lampe rouge. Je regardais arriver petit à petit les visages de mariés ou de communiants. Après, ils remplissaient la maison en séchant sur des cordes ou étalés sur les lits avant de passer à la glaceuse. Mais on savait qu'à la prise de vue, au déclic du Semflex, tout était déjà là.
Ma vocation est arrivée comme ces photos. Un jour j'ai emmené ma clarinette pour lui jouer Adios muchachos et j'ai pas joué. Adios.

Gérard Terronès, producteur
Né le 9 juin 1940. Les prémices entre 1952 et 1969
Sidney Bechet - Louis Amstrong - Hugues Panassié
Duke Ellington - Django Reinhardt - Hot Club de France
Big Bill Bronzy - Charlie Christian - La guitare
Charlie Parker - Dizzy Gillespie - Charles Delaunay, Jazz Hot
Charles Mingus - Max Roach - La ségrégation
Miles Davis - Art Blakey - Saint-Germain-des-Prés
Bud Powell - Dexter Gordon - Le Blue Note
Maxime Saury - Donald Byrd - La rue de la Huchette
Thelonious Monk - John Coltrane - La guerre d’Algérie
Ornette Coleman - Albert Ayler - La révélation
Eric Dolphy - Don Cherry - Le Chat qui pèche
Don Byas - Mal Waldron - Odile
François Tusques - Patrick Vian - Les Barricades
Jimi Hendrix - Sonny Sharrock - Eric
Archie Shepp - Frank Wright - La guerre du Viet-Nam
Charles Delaunay, Swing, Vogue - Bernard Stollman, ESP - Bob
Thiele, Impulse
Premier Jazz Club - Le Blues Jazz Museum en 1965
Premier disque - Label Futura en 1969

Otomo Yoshihide, musicien
Je ne peux pas répondre simplement. Trop de facteurs ont été des déclencheurs. J'ai presque oublié ce qui m'a poussé à devenir musicien. C'est une trop vieille histoire. Ce n'était probablement que pour avoir une jolie petite amie. Je me souviens seulement du jour de 1991 où est mort mon maître de musique... Je m'étais brouillé avec lui trois ans plus tôt, j'avais vraiment commencé à penser à produire ma musique à partir de ma propre culture musicale. Je suis toujours sur la voie.