Après les occasions manquées de Jean Morières, Didier Petit et moi-même, vous croiserez aujourd'hui celles de Roger Turner, Pascal Contet et Philippe Deschepper qui mettront en scène Yvette Horner et Barbara ! Ce sont des histoires magnifiques...

Réponses réunies par Laure Nbataï, Raymond Vurluz et Valérie Crinière et parues début 2005 dans le n°12 du Journal des Allumés du Jazz

Dans le cadre du Cours du Temps, nous avons l'habitude de retracer l'histoire de musiciens qui ont marqué le demi-siècle passé. Pour ce numéro, nous marquons une pause en vous proposant des petites histoires, celles d’occasions manquées, de rêves qui tournent court. Le Cours du Temps en aurait-il été affecté ? Le leur, le vôtre, le nôtre ?

Suivront dans les prochains épisodes les aventures de
François Cotinaud, Pascale Labbé, Carlos “Zingaro”, Veryan Weston, Stéphane Payen, Fred Van Hove, Guy Le Querrec, Adam Linz et Bernard Vitet

Non non non par Roger Turner

… Je cognais sur ce tom, proprement et bien fort, mais la baguette ne cessait de traverser la peau sans faire aucun bruit. Des quantités d’argent dégoulinaient du plafond de l’auditorium où je jouais. J’avais un sentiment très étrange, une sorte d’embarras, mais je réalisai que maintenant le silence était d’or. Je me souviens avoir pensé que la musique n’était peut-être que cela… Non, non, non, ce n’était pas ça : non !!!
… J’étais assis derrière une énorme batterie de perles blanches. Voilà ! Oui… L’orchestre s’époumonait et j’ai vu Harry Carney donner un coup de coude à Gonsalves. Gonsalves s’est levé et s’est faufilé lentement pour se retrouver devant… Duke m’a fait une grimace par-dessus le piano et j’ai fait trois roulements tout autour de mes toms, atterrissant sur la cymbale et lui donnant un gros smack à l’instant où Gonsalves portait son instrument à ses lèvres… Non, non, oui, non non oui oui… Non … J’étais couché dans une pièce pleine de raisin… Il y avait deux très jolies filles… Oui oui oui c’était ça… Oui oui… Qui se trémoussaient tout autour…

De Grenoble à Grenoble par Pascal Contet

Grenoble 1998, dans un bistrot avec Benoît Thiebergien , directeur des 38e Rugissants. Benoît : “au fait tu côtoies tes collègues accordéonistes ? “. Moi : “pas vraiment, sauf Yvette Horner que je vois de temps en temps, elle est venue m’écouter à Radio France en 95 et, depuis, nous correspondons ou nous nous téléphonons, d’ailleurs on vient l’année prochaine chez toi en duo !” Lui : “chiche !” Moi : “…euh, je disais ça comme ça !” Trois semaines plus tard, Benoît m’appelle : “Pascal, on fait ce duo, j’y tiens, c’était sérieux ! Allons chez Yvette lui en parler !” L’histoire débute, les rebondissements aussi…
1999, chez Yvette, Benoît, un verre de porto à la main. Il s’agit maintenant de la convaincre, alterner contemporain et populaire, briser les frontières, prévoir un metteur en scène pour notre monument national face à un “jeunot” accordéoniste allumé !
Sous la luminosité des appliques Vallauris en forme d’accordéon, j’observe Benoît découvrant l’environnement. À l’intérieur de la cheminée en forme d’accordéon, une guirlande de noël égrène quelques sons stridents autour de figurines d’accordéonistes. C’est sans compter les clefs de sol métalliques des dossiers de chaises et, à l’étage, la fameuse chambre bleu blanc rouge photographiée par Vogue. On écoute Yvette parler de son public fidèle, du choix de belles musiques à jouer, de son envie du classique, la musicalité qui doit transcender tout spectacle. Nos regards se croisent ! Nous sommes sous le charme, impressionnés aussi par la beauté de la poésie qui en découle. Elle gesticule, chante, s’assoit sur le rebord d’un fauteuil Club en cuir beige tout en imitant la gestuelle de l’accordéon, nous raconte ses derniers galas, télévisions et personnages publics. Tout un monde que nous côtoyons peu dans notre sphère des musiques contemporaines ou improvisées.
Projet impossible pour l’édition 1999 : Yvette me “trahit” avec Maurice Béjart. Pour Casse-Noisette revisité, elle joue une fée radieuse forcément et sublimement habillée par Jean-Paul Gaultier, confortablement assise dans un traîneau doré et enneigé, poussée par de beaux éphèbes, elle rayonne.
Passage en l’an 2000. On le fête ensemble au Châtelet avec Yvette ! Elle tient à notre duo. Ouf !
Le temps passe, la caravane du tour aussi. Nous cherchons le metteur en scène, œil extérieur, et grandes oreilles musicales, c’est mieux !
Mai 2001. Michel Rostain, également directeur du Théâtre de Cornouailles à Quimper, accepte d’être le metteur en espace. Petite histoire succulente : le soir où on lui propose par téléphone cet engagement, Michel Rostain apprendra qu’Yvette Horner dînait dans le même restaurant que lui à Lyon, dans une salle mitoyenne. On se dit tous que c’est un signe du destin !
2002. le compositeur Christian Laubat nous écrit un duo original. Rencontres au sommet pour dégager les grandes lignes musicales du spectacle. La date de création est fixée au 28 novembre 2002 pour l’ouverture des 38e Rugissants à Grenoble et une tournée de dix dates s’ensuivra. C’est décidé, on naviguera entre le pur classique transcrit, la création contemporaine et les succès d’Yvette, disons de France…
Pendant les répétitions personnelles chez Yvette, chacun défend son cheval de bataille. On hausse parfois le ton, mais ça finit toujours par la rigolade et un repas ensemble ou un bon goûter. J’apprends à la connaître, très touchante, pleine d’attention, infatigable une fois son accordéon sur les épaules. Elle me fait découvrir son territoire. Passionnants les passionnés ! Je voyage dans le temps, surpris par son appétit de musiques. Mais quelques signes de fatigue apparaissent deux mois avant la création. Inquiet, je pousse cependant Yvette à venir répéter en Bretagne. Le grand air lui sera bénéfique ! Grenoble approche. Beau moment magique et émouvant, comme une passe de relais entre deux personnages qui n’auraient jamais dû se croiser selon le critère des tiroirs à la française. Bien que fatiguée, Yvette assure la prestation scénique et garde un entrain sur scène, le public est conquis.
Début 2003, pour cause de surmenage, on préfère annuler la tournée. C’est un rêve parti, envolé, cet échange musical entre deux complices devenus compères.
2005. Je déjeune de temps en temps avec Yvette qui a retrouvé une forme tonique et la route des galas, nous avons gagné en amitié, en blagues et en rires. Toujours heureux d’approcher cette Dame qui aura fait danser la France. Nous évoquons rarement cet épisode. Musiques obligent ! Elle garde en mémoire notre duo de ma Valse des enchantés, et moi le medley populaire que je m’amusais à déjanter à “donf”, avec son accord, cela va de soi !

Le soleil noir par Philippe Deschepper

Printemps 97, fin d’après-midi. Je rentre de l’école avec ma fille, essoufflé (les escaliers de la Butte…). Le téléphone sonne. Une voix très étrange, mal assurée, presque un chuchotement : “Bonjour… Je suis Barbara… Vous êtes Philippe ?” “Oui…” “Le grand Jacques m’a dit d’écouter un disque avec des jacks sur la pochette…” Pas franchement disponible à cet instant et flairant le gag (la seule Barbara que je connaisse est la compagne de mon ami Jacques Mahieux), j’en fais part à mon interlocutrice qui renchérit : “Barbara… La chanteuse.” La suite est un très beau monologue assez énigmatique, ponctué de silences, une sorte de commentaire poétique et, somme toute, élogieux de mon album solo, attention escalier, sorti quelques mois plus tôt. J’en reste bouche bée, bredouille quelques excuses et remerciements, et risque la question du pourquoi un tel intérêt de sa part pour une musique qui semble si éloignée de son univers. Elle me répond quelque chose comme “on n’est pas dans notre bulle, tu sais… On écoute beaucoup de choses.” J’apprends ensuite que le Grand Jacques n’est autre qu’Higelin, elle ne connaît d’ailleurs pas Jacques Mahieux. Elle me parle d’un nouveau projet pour l’année prochaine avec d’autres paroliers comme Laurent Ruquier, d’autres compositeurs, aimerait que j’y participe et que son agent m’appellerait à la rentrée. J’ai cru d’abord que c’était pour une séance, mais c’était incroyable, elle voulait que je sois du prochain disque. Je n’en saurais pas plus. Barbara s’éteint le 23 novembre. Depuis, je suis allé acheter ses albums. C’est peut-être mon côté bluesy qui lui a plu ?