La musique a de multiples fonctions. Elle souligne les moments de solitude ou rassemble les fêtards, anesthésie ou suscite la réflexion, entraîne les troupes ou fait planer, rappelle le passé ou suggère le futur... Et elle est aussi la compagne de quantité d'autres formes d'expression. À chaque époque correspond un cri ou une harmonie. Le rock ou le punk furent des vecteurs de colère chez des jeunes gens qui voulaient s'affranchir d'une société engoncée dans la grisaille du conformisme, le free jazz paraphrasait le discours revendicatif des Black Panthers, la techno recherchait la transe, etc. De quoi m'interroger sur le nombre important de disques qui mêlent les racines traditionnelles entre elles aussi bien qu'à la modernité... La modernité, c'est étymologiquement la mode. Les frontières se dissolvent sous le langage le plus universel qui fut jamais pratiqué, la musique !
L'Amsterdam Klezmer Band invite les Hongrois Söndörgö aux accents balkaniques ; les Turbans sont composés de membres venus de Bugarie, Grèce, Espagne, Israël, Biélorussie, Iran, Turquie, Grande-Bretagne ; le nom de United Colors of Méditerranée est explicite, quitte à inviter un marimbiste de la Nouvelle-Orléans ; jazzmen et jeunes Algériens forment le Fanfaraï Big Band pour donner un sang neuf aux années 70, etc. Les années 70, période culturelle la plus fertile de l'après-guerre et ce dans tous les arts et toutes les musiques, sont d'ailleurs en odeur de sainteté si l'on en juge par les rééditions et revivals à gogo. Ça pète et ça swingue à tout va avec le disco glamour du Brésilien Tim Maia ou l'afro-funk du Ghanéen Ebo Taylor. J'ai aussi longuement écouté l'envoutant trio Talawine, du percussionniste Roméo Monteiro et du clarinettiste Nicolas Nageotte avec le joueur de oud syrien Hassan Abd Alrahman...
Ma propre pratique étant axée sur les évocations dramatiques dont l'ancêtre est le poème symphonique, j'ai l'habitude d'écouter la musique concentré comme si j'étais au cinéma. Comme je danse extrêmement rarement, les musiques pimpantes accompagnent certains moments de ma vie quotidienne qui appellent l'entrain. Elles font alors partie du décor comme les meubles, la lumière, les parfums de la cuisine et les fleurs du jardin. Certaines, mais c'est rare, récupèrent irrésistiblement mes jambes qui deviennent alors celles d'une folle marionnette. Je n'ai jamais réussi à expliquer pourquoi le moindre morceau de Cab Calloway me fait me dandiner sur ma chaise comme un dément jusqu'à m'entraîner dans la danse comme si j'avais chaussé Les chaussons rouges.
Au delà de l'usage, je m'interroge sur l'excitation de la fête dans le contexte historique menaçant que nous devons aux tarés qui gouvernent la planète. Sous prétexte de toujours plus de profit, ils risquent de nous entraîner dans une guerre qui, à défaut d'être mondiale, n'en fait pas moins des millions de morts. Ce chiffre n'a rien d'exagéré si l'on sait compter sur ses doigts en faisant tourner le globe à la manière de Charlie Chaplin dans Le dictateur. Avant chaque catastrophe, catastrophe sciemment calculée, la fête bat son plein, sorte de drogue du vertige faisant oublier les intérêts de chacun. La publicité mensongère prépare à l'inacceptable pour que tous y aillent comme un seul homme. Il en fut ainsi de la Belle Époque comme des années 20, et en creusant plus avant on verra hélas que la cérémonie ne date pas du XXe siècle. La différence majeure est le pouvoir de destruction qui s'est considérablement accru depuis Hiroshima et Nagasaki, avec une démographie galopante qui réveille certains eugénistes et une arrogance des nantis quasi suicidaire. C'est à cela que sert le nationalisme, concept manipulateur faisant oublier que c'est la lutte des classes qui devrait guider nos actes, d'autant que nous sommes tellement plus nombreux que ceux qui tirent les ficelles pour nous pendre.
Ainsi chaque fois que la danse envahit le paysage, j'entends malgré tout le bruit des bottes qu'elle couvre dans une euphorie amnésique, la joie d'une saine dépense physique libérant les endomorphines. Cette pensée ne doit pas pour autant faire bouder notre plaisir, mais il ne faut pas être dupe de ce qui se prépare dans notre dos pendant que nous foulons le plancher du bal. L'art, fut-il comme aujourd'hui sans frontières, n'a jamais fait le poids face à l'absurde rapacité des hommes.

Par ordre de préférence, guidée par l'humeur de cette journée printanière :
The Turbans, CD/LP Six Degrees / Universal
→ Talawine, Azraq, CD Urborigène Records
→ Amsterdam Klezmer Band & Söndörgö, Szikra, CD/2LP Vetnasj Records, dist. L'autre distribution, sortie le 25 mai 2018
Fanfaraï Big Band, Raï Is Not Dead, CD Tour'n'sol Prod, dist. L'autre distribution, sortie le 27 avril 2018
United Colors of Méditerranée, Sirocco, CD ô Jazz, sortie le 27 avril 2018
→ Ebo Taylor, Yen Ara, CD/LP Mr Bongo
→ Tim Maia, Disco Club, CD/LP Mr Bongo
Célia, CD/LP Mr Bongo, sortie le 25 mai 2018