Désireux d'avoir une vie plus saine, j'ai décidé de marcher tous les matins. Ma fille a insisté : "c'est 20 minutes à jeun ou bien 40 minutes en ayant mangé". J'ai choisi "à jeun" ! L'exemple des anciens m'a convaincu qu'il fallait s'y prendre tôt. Ma mère se faisait déposer devant le restaurant tandis que mon père allait garer sa voiture : aujourd'hui elle n'est plus autonome, condamnée à se déplacer difficilement avec un déambulateur. En tournée Bernard restait toujours à l'hôtel pendant que Francis et moi arpentions les villes de long en large : ses dernières années ont été particulièrement douloureuses. De temps en temps je rencontre des dames alertes qui ont dépassé les 90 ans : elles me répondent qu'elles marchent deux heures chaque jour pour garder la forme. Même tard Tonton Giraï rentrait chez lui à pied en chantonnant, ce qui faisait en plus fonctionner sa mémoire. La tête et les jambes, c'est le secret d'une vieillesse indépendante et vigoureuse, et cela se prépare donc longtemps à l'avance.
Je descends souvent vers le parc du Château de l'Étang où je croise une voisine qui fait son jogging. "Bonjour Madame !". "Bonjour Monsieur !". Je ne cours jamais, je marche vite les bras ballants en respiration ventrale et en serrant les fesses quand j'y pense. Comme j'ai inauguré cette discipline début juillet lorsque je me suis retrouvé seul, il n'y avait pas grand monde sur mon passage. De temps en temps je m'arrête discuter avec les employés municipaux qui s'occupent du jardin, mais le plus souvent je file. À la rentrée de septembre, les rues se sont soudainement peuplées. Le parc ouvre ses portes vers 8h05, bien qu'annoncées à 8h30. En remontant je croise les enfants qui partent à l'école, le cycliste barbu qui fonce comme un fou, l'employé municipal qui ramasse les papiers gras, les gens qui ouvrent leurs volets, mais plus nous avançons dans le mois, plus ces évènements se figent dans une répétition troublante. J'ai la pénible impression de faire du sur-place. Cette promenade matinale finit par ressembler vertigineusement au jour de la marmotte dans le film Un jour sans fin (Groundhog Day) de Harold Ramis avec Bill Murray.
Pour lutter contre cette désagréable impression je change systématiquement d'itinéraire, découvrant ainsi des rues que j'ignorais jusqu'ici. Mais le train-train quotidien me rattrape un jour ou l'autre, car les responsabilités et les obligations nous condamnent trop souvent à vivre en boucle. Je guette alors le moindre évènement qui rompt cette monotonie. Pourtant j'enchaîne systématiquement avec 20 minutes du sauna que j'ai fait chauffer pendant ce temps-là. Heureusement le robot musical de Radio Libertaire propose chaque jour un programme aléatoire différent ou bien j'écoute des disques en leur accordant toute mon attention puisque je ne fais rien d'autre. Quoi qu'il en soit, je ferais n'importe quoi pour ne jamais répéter une même situation. J'ai sans cesse besoin d'être surpris, étonné, découvrir de nouveaux horizons, choisir des angles inédits qui éclairent le monde sous un jour nouveau...