Barbara Hannigan serait-elle la nouvelle Cathy Berberian ? La comparaison est probablement erronée, mais la soprano canadienne possède le toupet, l'humour et la virtuosité de la cantatrice disparue prématurément en 1983. Si l'on ajoute qu'elle est aussi acrobate et chef d'orchestre, nous sommes en face d'une artiste complète qui donne aux opéras auxquels elle participe une intensité rare.


Comme beaucoup d'internautes je l'ai découverte en 2015 avec son interprétation magistrale d'un extrait du Grand Macabre de György Ligeti dirigé par Simon Rattle. J'ai d'abord eu envie d'en écouter plus, alors j'ai acheté le CD où elle chante la Sequenza III de Luciano Berio, Crazy Girl Crazy de George Gershwin qu'elle dirige en même temps ainsi que la Lulu Suite d'Alban Berg. Il est accompagné d'un petit film Music Is Music réalisé par son compagnon depuis 2015, le comédien Matthieu Amalric. J'ai continué avec Socrate d'Erik Satie, la seule œuvre dramatique du musicien d'Arcueil qui osa la composer seulement après que Debussy, son ami adulé, fut mort. Mais je préfère la version de Cuénod, ou, mieux, l'originale pour mezzo, trois sopranos et orchestre, dirigée par Friedrich Cerha. Et puis je suis enfin passé aux opéras en DVD...
J'ai ainsi acquis Written On Skin de George Benjamin, Lulu de Berg et La voix humaine de Francis Poulenc. Il y en a d'autres, mais j'ai une tendresse particulière pour les deux derniers. J'ai eu la chance d'assister à la création de Lulu par le trio Boulez-Chéreau-Peduzzi à l'Opéra de Paris en 1979 assis au premier rang grâce à mon abonnement à l'Ircam. Or c'est Wozzeck de Berg qui me fit entrer dans le monde du lyrique qui m'insupportait jusque là, probablement parce que mon père en était féru. Quant à La voix humaine, c'est une de mes œuvres dramatiques préférées, d'une part pour le livret de Jean Cocteau, d'autre part parce que j'ai toujours défendu Poulenc, compositeur schizophrénique partagé entre ses pièces liturgiques et canaille, mouton noir de la famille Rhône-Poulenc ! Je suis totalement fan de ses surréalistes Mamelles de Tirésias et de ses terribles Dialogues des Carmélites, peut-être grâce à l'interprétation de la sublimissime Denise Duval qui privilégie la diction et la théâtralité avant tout.


Barbara Hannigan est plus difficile à comprendre, elle roule les r, mais chanter couchée par terre ou en se tordant dans tous les sens est une prouesse. Les mises en scène de Krzysztof Warlikowski sont évidemment très spectaculaires, demandant un investissement autant physique que vocal. Le metteur en scène polonais cherche systématiquement à pervertir les intentions originales des librettistes en transposant l'intrigue grâce aux failles que les livrets recèlent. Au lieu d'être simplement une femme au téléphone avec son amant qui la quitte, l'héroïne est accompagnée par la pensée de son amant qui meurt plein de sang, victime d'un révolver qui se retournera contre elle-même. La chorégraphie hystérique de Claude Bardouil est hélas un peu trop caricaturale à mon goût. Pour une fois je préférais le classicisme où le téléphone est une « arme effrayante qui ne laisse pas de traces, qui ne fait pas de bruit » plutôt que l'afflux d'hémoglobine et de rimmel dégoulinant. Cette tragédie lyrique en un acte est couplée et précédée du Château de Barbe-Bleue, unique opéra de Béla Bartók sur un livret de Béla Balazs avec le duo John Relyea et Ekaterina Gubanova. J'en préfère la scénographie avec ses chambres transparentes et coulissantes. Les écrans vidéo produisent des effets de perspective, multipliant les points de vue, et les scènes glissent sans cesse de tableaux en tableaux, plus étonnants les uns que les autres. J'avais l'intention d'assister à ce spectacle, mais les places à 200 euros m'en ont dissuadé. Je me suis rattrapé en projetant le DVD sur mon très grand écran pour seulement 25 euros, expérience reproductible !


Pour Lulu, on retrouve le nouveau baroque de Warlikowski avec la même équipe artistique, scénographie, lumière, costumes, chorégraphie, vidéo, etc. La présence d'enfants semble indiquer chaque fois que tout a commencé très tôt, ces névroses alimentant toujours le répertoire parce qu'il n'est que la représentation théâtrale de nos vies. Les introductions parlées au micro participent de la même distanciation. Des scènes parallèles se déroulent en arrière-plan pendant l'action principale, agisant comme des prismes révélateurs. Barbara Hannigan trouve en Lulu un rôle à sa mesure dans cet opéra dont l'argument inspiré de La boîte de Pandore et de L'esprit de la Terre de Frank Wedekind est une suite de coups de théâtre sur une des plus belles musiques symphoniques du XXe siècle. Presque nue, sur des pointes, la soprano participe à cette accumulation de provocations critiques. Le spectacle est ahurissant.

J'ai continué mon enquête avec d'autres CD. Vienna Fin de siècle rassemble des œuvres de Schönberg, Webern, Berg, Zemlinsky, Hugo Wolf et Alma Mahler écrites entre 1888 et 1910. En allemand comme en français, Barbara Hannigan, accompagnée ici au piano par Reinbert De Leeuw, privilégie la dramaturgie et le lyrisme au détriment de la compréhension des paroles. Son caractère échevelé est plus à son aise dès que la folie s'empare des rôles. Ses apparitions dans In the Alps de Richard Ayres enregistré en 2008 avec le Blazers Ensemble sont carrément cocasses à l'instar du reste de la partition aux accents de fanfare. Par contre je m'ennuie terriblement de la banalité de Let Me Tell You de Hans Abrahamsen. Il y a toujours une énigme derrière l'excellence. Pour m'approcher de sa révélation j'ai tendance à viser l'exhaustivité. On finit toujours par en trouver une interprétation, même si elle vaut ce qu'elle vaut !