Il me semble nécessaire de resituer cet ouvrage dans son époque. Ma principale activité, la plus lucrative du moins, était alors le design sonore dans le domaine des médias interactifs. Je pensais reprendre ce premier jet pour en travailler le style. Or c'est à ce moment que j'ai attaqué ce blog, en 2005. On peut donc le lire comme sa pré-histoire (la charnière du trait d'union est d'importance). C'est en sorte un brouillon du ton que j'emprunterai ensuite pour le blog.
J'ai déjà publié une petite introduction avec le sommaire et La liberté de l'autodidacte. Je continue donc avec un nouveau chapitre... J'ai souvent chroniqué les nombreux livres parus depuis sur l'aventure sonore (Laurent de Wilde, Philippe Langlois, N.T. Binh, Alexandre Galand, etc.).. À ma connaissance, s'il en existe sur le son au cinéma (Noël Burch, Daniel Deshayes, Michel Chion...), aucun ne l'aborde sous le biais de l'interactivité, secteur le plus important de cette étude, souvent autobiographique, et pour cause...

Déjà un siècle

Il s’est longtemps propagé une aberration dans le monde du multimédia, que j’ai moi-même un temps proférée : nous en serions au temps de Lumière et Méliès et tout reste à faire. Erreur, fatale erreur, l’histoire du multimédia appartient à celle de l’audiovisuel qui a commencé il y a plus d’un siècle, avec Émile Reynaud, Thomas Edison et les frères Lumière. On verra plus loin qu’il faudrait remonter bien avant 1895 pour apprécier ce dont il s’agit aujourd’hui. Ainsi devrions-nous tirer profit des découvertes réalisées tout au long du XXe siècle pour écrire et produire les œuvres audiovisuelles de demain, quels que soient les supports et les ressources qu’engendrent les nouveaux médias.

Les auteurs et les acteurs de ces nouveaux modes d’expression sont souvent perdus quant à leur fonction même. Difficulté de donner un nom à leur métier, de trouver leur place au sein de l’équipe. L’étude du passé permet de mieux comprendre son rôle, de construire les projets, de mener à bien les nouvelles entreprises. Il n’y a pas que la culture qui soit à analyser, mais aussi l’univers social qui l’a souvent provoquée. On disait socio-culturel. Connaître le passé, c’est se donner des racines pour fortifier les jeunes pousses. Les troncs ne seront que plus vigoureux, les branches qui y pousseront auront d’autant plus de force que les racines seront profondes, et nous espérons qu’y fleuriront encore de nombreux printemps. Il n’y a pas d’avenir sans passé.



Transmettre

Improvisateur acharné, j’en prends le contre-pied en rédigeant ces lignes qui figent mon récit.

Pendant des années à arpenter les scènes du monde entier, j’ai eu le trac sans m’en apercevoir. Transformé en aiguilleur du ciel, je composais les chiffres des mémoires à rappeler sur mes machines, dirigeais l’orchestre, mixais l’ensemble en temps réel, parfois chantais, surveillais la synchro avec les images, jouais la comédie du théâtre musical… Si je gardais ma spontanéité, j’en perdais le plaisir du jeu. Il y a une dizaine d’années, j’arrêtai officiellement la scène, pour tant de raisons : planning pervers généré par la peur de perdre ses subventions, trop de créations sans assez de diffusions, cachets en baisse dans le contexte économique global, mauvaises conditions de diffusion sonore, lassitude à gérer l’orchestre depuis près de vingt ans, mal au dos à porter le matériel, désir de voir grandir ma fille… Cela fait beaucoup. Le studio me permet d’écrire plus de musique, de prendre le temps de vivre.

En recommençant à transmettre (J’ai enseigné le son et la partition sonore à l’Idhec de 1975 à 1979, année où je fus également responsable des études pour la première année. Désirant comprendre pourquoi certains ou certaines prétendaient ne rien comprendre à la musique, j’ai parallèlement organisé des cours d’initiation musicale pour des enfants de 3 à 11 ans) devant des auditoires extrêmement variés (Depuis l’an 2000 : École des Gobelins, INA, Paris VIII, Céci, IRCAM, CNAM, ENSCI, Arts Décos d'Amiens et Strasbourg, Sufco, ECM, MediaLab/Finlande, IESAV/Liban, SMCQ/Québec, Femis/Allemagne, Pilots/Espagne, Nabi/Corée… Et bien d'autres depuis 2005 !), sans la lourdeur du dispositif scénique, j’ai enfin découvert la joie de partager mes expériences avec le public. Tchatcheur, bavard, je pratique, lors de mes conférences, ce que j’appelle l’arborescence en étoile, une forme de digression qui ne m’empêche pas de revenir toujours en mon centre, le sujet. Deleuze rigolerait bien en m’entendant évoquer ces rhizomes.

Il m’arrive parfois de perdre le fil de mon discours, mais il y a toujours dans la salle une bonne âme, qui suit assidûment mes élucubrations, pour me tendre une perche et m’aider à remonter sur ce fil. Car il s’agit bien d’un exercice d’équilibriste que de monter en chaire en totale improvisation. Je ne prépare jamais mes interventions, privilégiant la spontanéité à toute organisation dont le comble de l’horreur est pour moi représenté par une conférence s’appuyant sur un logiciel du type PowerPoint. Quel ennui ! La redondance illustrative n’engendre que stérilité. À quoi bon mâcher le travail d’un auditoire qui ne demande qu’à être réveillé, transporté ? Ne vaut-il pas mieux le perdre dans une quête à voix haute, l’entraîner dans les méandres des rapports de causalité, toucher chacun et chacune par des effets de bord !

Jean Cocteau, que j’aurai très probablement encore l’occasion de citer dans cet ouvrage, dit que son œuvre était un objet difficile à ramasser. J’aime penser que chacune de mes interventions est comme une poëlle trop chaude : mon travail est de proposer suffisamment de manches pour que chacun et chacune puissent s’en saisir. À chacun le sien ! D’où mes digressions qui peuvent parfois sembler hors sujet. Je ne crois pas qu’elles ne le soient jamais, le sujet est trop vaste. Créer n’est que le miroir déformant de notre quotidien. À chacun les siens, quotidien et miroir. J’espère ainsi éviter qu’on m’imite ou me suive trop scolairement. Chacun doit trouver sa propre voie, libre de l’écrire au pluriel avec un x. Les bons exemples sont des handicaps.


Il y a une autre méthode que j’apprécie, je l’appelle circonlocutoire. Je la tiens de mon écoute poétique de la Radiophonie de Jacques Lacan (Émission récemment aperçue sur le site ubu.com qui propose des merveilles en téléchargement : poésie sonore, films expérimentaux, documents inestimables.), enregistrée sur France Culture. Je n’ai hélas pas d’autre accès à son discours, à son savoir, n’appréciant Lacan que dans le potentiel imaginaire qu’il suscite en moi, lorsque je l’écoute ou le regarde (Jacques Lacan, Télévision, réalisé par Benoît Jacquot). Il s’agit de viser un peu à côté du centre, de s’en approcher, de tourner autour du pot. Ainsi, la musique, comme la poésie, sont souvent plus exactes que la science, sans cesse remise en question par de nouvelles découvertes. Toutes les affirmations scientifiques se trouvent contrariées un jour ou l’autre, au fur et à mesure que les années passent. La précision, trop instable, est l’ennemie de la justesse. À la chanteuse Colette Magny qui se plaignait des critiques de ses contrebassistes, je répondis qu’elle n’était en effet pas en place, mais à sa place. La musique et la poésie ont l’avantage de tourner autour des choses, ne les abordant jamais de front, prenant leur temps. On ne peut pas aller plus vite que la musique !

La passion est communicative, seule la spontanéité permet de la préserver de l’habitude, des tics, des effets qui marchent, du professionnalisme. Je n’oublie jamais qu’être amateur, c’est aimer. Le métier et le succès tuent l’amour au profit de la rentabilité et de la gestion. Plus il avance dans son œuvre, plus le créateur risque de s’assoupir, de s’endormir. Il est de plus en plus difficile de retrouver la fraîcheur naïve des débuts, l’étincelle qui mit le feu à notre poudre, poudre de perlimpinpin, poudre d’escampette, poudre aux yeux, poudre explosive. Au commencement, on n’a d’autre choix que celui de faire. Est-ce du plaisir ? Pas toujours. L’artiste, étant souvent incapable d’accepter le monde qui lui est proposé, en invente un nouveau qui lui convient. Ensuite, il doit faire face à deux dangers, le succès et l’échec. Le succès, surtout précoce, le fige. Difficile de refuser de plaire à ceux et celles qui vous ont aimé ou vous aiment, de ne pas reproduire ce rapport, en toute générosité. L’échec, surtout persistant, peut rendre amer, aigri, trop triste. Seule la persévérance permet de continuer sa route, malgré les obstacles et les découragements. Dans le disque Rideau ! (Un Drame Musical Instantané, Rideau !, GRRR 1004, 33 tours de 1980, paru à l'origine sous la référence GRRR 1004) nous avons nommé un morceau d’après Guillaume d’Orange : Pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. De son côté, Cocteau disait ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi. Il est souvent mal perçu que l’on soit différent. Ce sont pourtant les révolutionnaires qui permettent au système de perdurer. Sans contradiction, il s’épuiserait de lui-même. Pour autant, ne laissons pas l’endroit dans l’état où nous l’avons trouvé, il reste pas mal de ménage à faire, de boulot sur la planche, ne remettons jamais à demain ce que l’on peut faire le jour même, la vie est courte, il y a tant d’erreurs à commettre, et qui font grandir, qu’il serait dommage de refaire toujours les mêmes. De nouvelles erreurs, c’est tellement plus instructif et plus amusant !


Prétendant détester me répéter, j’aime les accidents, les impondérables constructifs. Les ruptures invitent aux rencontres. Récemment j’ai commencé à ressentir de la lassitude pendant mes conférences, ayant fini par apprendre ce qui fonctionne en public. La répétition me guette. En même temps, l’envie de remonter sur scène recommence à me titiller. Écrire ce livre me permettra-t-il de me renouveler ? Sortir un nouveau disque a toujours exercé cet effet dynamique. Je cherche ici à reproduire l’énergie développée avec nos créations, du style « bonne chose de faite, on peut passer à la suivante ! ». Je rêve chaque fois de quelque chose de radicalement différent, et mes amis de commenter : « ah, c’est bien toi ! ». Mouvement paradoxal qui n’a probablement pas fini de me laisser perplexe. J’ai souvent raconté que j’aimais faire ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n’est plus à faire. J’ajouterais ironiquement, pour montrer à quel point nous sommes tributaires de l’offre, qu’en bon garçon j’ai toujours fait là où on me disait de faire. L’effet sanisette.

J’estime qu’il est vital de partager ses secrets de fabrication, son carnet de bonnes adresses, ses trucs. Nous devons préparer la relève. Les avares, les mesquins l’emporteront dans la tombe. Depuis que je me suis mis à relater mes expériences devant de larges auditoires - et plus le public est nombreux mieux ça passe - à canaliser ma folie en la mettant en scène, à faire partager le fruit de mes recherches à tous celles et ceux qui se sont donnés la peine de venir m’écouter, je me sens enfin à l’aise en représentation. Mes rares concerts donnés depuis quatre ans ont été une véritable partie de plaisir. C’est nouveau. Auparavant, c’était un travail. Je préférais les rêves, les préparatifs et la satisfaction d’avoir fait. Je négociais mieux le passé et l’avenir que le présent. J’apprends à me laisser aller, à être généreux avec le public. C’est encourageant.

À croiser ma petite histoire avec celle de mon époque, ma démarche est le fruit logique de leur rencontre. Commencée au printemps (Malgré mes quinze ans, je participe activement aux événements de mai 1968 et au Flower Power !), réalisée à l’été (Un Drame Musical Instantané, se dorant au soleil de sa trentaine d’albums, de dizaines de musiques de films, de ballet, de théâtre, de spectacles…), épanouie à celle de la maturité (Le multimédia m’apportait alors la reconnaissance de la profession et du grand public, m’encourageant à recommencer à transmettre les connaissances et les énigmes accumulées…), j’écris ce livre, à la moitié de ma vie (on peut toujours espérer, et c'était donc il y a 15 ans), pour aider le plus grand nombre de lectrices et lecteurs à sortir de notre hiver de gâchis, de renoncement et d’iniquité grandissante, et pour permettre au cycle de se perpétuer, avec un nouveau printemps, plein d’espoir, de lutte et d’enthousiasme solidaires. C’est une phrase bien longue, un vœu pieu, feignons de croire que c’est encore possible. Question de cycle. Je ne me dissocie nullement de celles et ceux à qui je m’adresse, estimant qu’il n’y a de transmission réussie que si le maître en apprend au moins autant que l’élève. J’écoute les anciens. Je regarde les nouveaux. Et le son dans tout ça ? Il est partout. Sur ma platine ce matin, l’orage qui gronde dans la montagne d’en face au moment où j’écris ces lignes, mon ventre qui digère, et dans tous mes travaux, toujours liés à l’image, puisque même en concert l’orchestre joue à vue. Quant aux non-voyants, qui pourraient sembler exclus de ce propos, il est clair qu’eux aussi ont le pouvoir de se faire leur cinéma, et le monde sonore est leur royaume.

Vous ne trouverez ici aucun modèle, aucune théorie. Il n’est question que de pratique. Tandis que vous avancerez dans la lecture de cet ouvrage, vous constaterez comment ma propre histoire se mêle intimement à un discours de la méthode, peaufiné jour après jour, au fur et à mesure des expériences. À vous d’imaginer la suite.

Illustrations : Buste de Georges Méliès au cimetière du Père Lachaise à Paris / Studio GRRR avec tableau d'Aldo Sperber, 2006 / Réédition CD de l'album Rideau ! par Klang Galerie en Autriche, 2017 / Verso de ma carte de visite réalisée par Claire et Étienne Mineur, image de tournage de Faust de F.W.Murnau, phrase de Jean Cocteau, 2001