I. Une histoire de l’audiovisuel

Hémiplégie

Dans audiovisuel, le premier terme est audio. Le son est paradoxalement ignoré par la majorité des acteurs de ce secteur, ou du moins sous-estimé et mal employé. Le plus souvent considéré comme de la post-production, il devrait pourtant intervenir dès les premiers stades de l’écriture. Alors que j’enseigne à l’Université de Beyrouth, j’entends la responsable des cours de scénario dire à l’un de ses élèves qu’il faut faire des colonnes pour présenter le découpage d’un film : une colonne pour les dialogues, une pour l’image, et éventuellement une pour le son. Je saute en l’air. Comme si l’on pouvait s’en passer ! Le son fait partie du langage. Il n’est ni une roue de secours ni une option. Plus tôt on s’en préoccupe, meilleur en sera le script, meilleure la réalisation. On ne rattrape pas un tournage raté au montage, on colmate, on fait avec ce qu’on a, on fait des points de suture, mais si on avait filmé les acteurs jouant correctement leurs rôles sous les angles appropriés à l’histoire, mieux on se porterait lorsque viendrait le temps du montage. Trop souvent, les réalisateurs n’ont pas la moindre idée du monde sonore de leur film. Ils attendent parfois que le compositeur sauve les scènes faibles. Remplissage. On soigne les plaies qui laisseront tout de même de vilaines cicatrices. Il est plus agréable de travailler sur une scène forte que sur un truc mou. Tous les plans devraient être puissants, qu’ils agissent en tension ou en détente. Chaque fois qu’on peut faire passer une idée, une intension, une information, une émotion, avec une image ou un son plutôt qu’avec le dialogue, on se rapproche de ce que devrait être le cinématographe. La littérature, au contraire, joue des mots pour suggérer images et sons, odeurs et émotions. Au cinéma, si on a les mots, bien sûr, on a cette chance extraordinaire de pouvoir montrer avec les images et suggérer avec les sons.

La part qui est réservée au son dans les budgets est d’ailleurs à l’image de cette conception bancale et inadaptée, une misère ! De plus, ou en moins, on s’en préoccupe au dernier moment, une semaine avant le mixage. Combien de fois ai-je dû composer pour la veille ? Les choses ne vont pas en s’améliorant. Certains pensent pouvoir composer de la musique pour des images grâce à des logiciels qui vous mâchent le travail. Ce ne sont pourtant pas les outils qui font l’œuvre, mais la personnalité unique de son auteur. Ces logiciels sont des jouets très amusants et peuvent devenir des outils excitants, à condition d’avoir déjà une morale, un style. Celle-ci ne s’acquiert pas dans les conservatoires, elle se forme à l’écoute du monde. Il n’y a pas de meilleure inspiration que la culture générale, celle que l’on se forge soi-même, en lisant des livres, en allant voir des spectacles, en voyageant. Je n’ai rien contre les conservatoires de musique, bien au contraire, mais je pense que la personnalité d’un artiste n’a pas grand-chose à voir ni à entendre avec sa scolarité. Elle est souvent plus dépendante du milieu familial et social, de son héritage ou de son rejet, des événements heureux et des traumatismes de l’enfance, des rencontres, comme celles de l’adolescence, de sa morale certainement, au sens où Cocteau l’entendait lorsqu’il affirmait qu’une œuvre est une morale.

On peut agir en imitation, en essayant, tant bien que mal, de copier ce qui a déjà été fait, ajoutant sa brique à l’édifice, comme le faisaient les bâtisseurs de temples à l’époque de la Grèce Antique, en s’appuyant sur un modèle immuable et en se l’appropriant (Jean Renoir, entretien gravé sur un disque souple inséré dans les Cahiers du Cinéma). N'oublions pas que temples et statues étaient en Technicolor ! On peut parcourir les territoires inexplorés, en fuyant ce qui existe déjà, mais il n’existe pas de génération spontanée, seulement une façon d’agencer les choses, de les mettre en rapport. Quelle que soit la manière, il s’agit toujours d’un arrangement, d’une synthèse. L’important est que ce soit la sienne. C’est comme penser par soi-même. Cela devient de plus en plus difficile, avec l’uniformisation de l’information, l’orientation scolaire, la restriction de l’offre qui réduit la demande. On suit la mode. Bernard Vitet me dit un jour que la mode n’avait aucun intérêt, si ce n’est pour celui qui la lance. La mode a donné le terme moderne. Et Brecht d’ajouter qu’il n’y a ni forme ancienne ni forme nouvelle mais seulement la forme appropriée.

Nous verrons plus tard que ce qui est vrai pour le cinéma l’est également pour le multimédia. Tous deux appartiennent à la même histoire, celle de l’audiovisuel, qui commença en 1895 avec les films des frères Louis et Auguste Lumière. Tirons profit des découvertes réalisées tout au long du siècle dernier pour écrire et produire les œuvres audiovisuelles d’aujourd’hui et de demain, quels que soient les supports et les ressources qu’engendrent les nouveaux médias.

Je n’ai pas l’intention de réécrire une énième histoire du cinéma. De nombreux ouvrages y sont consacrés. Il est plus efficace et plus honnête de vous renvoyer à mes sources qui donnent tous les détails pour celles ou ceux qui le désirent. Je me contenterai de mettre en perspective quelques images du passé et de souligner certains faits majeurs, du moins ceux qui ont initié ma démarche : Praxis du cinéma de Noël Burch (Gallimard), Histoire du cinéma de Georges Sadoul (Denoël), Dictionnaire du cinéma de Jean-Loup Passek (Larousse), Musique et cinéma muet de David Robinson (Le Seuil).

P.S.: Depuis ces réflexions, quantité de livres passionnants ont été publiés (voir les liens de l'introduction du précédent chapitre) et Internet s'étoffe chaque jour de sources miraculeuses... Le dernier numéro des Cahiers du Cinéma interrogent d'ailleurs nombreux designers sonores sur leur pratique...