70 décembre 2018 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 31 décembre 2018

Frith & Fox pendus entre enfer et paradis


Aux tous débuts d'Un Drame Musical Instantané Joséphine Markovits, qui venait de prendre la direction du Festival d'Automne à Paris, nous avait comparés à l'Art Ensemble of Chicago, probablement à cause du capharnaüm d'instruments hétéroclites disposés sur scène et pour la libre improvisation où tous les espoirs étaient permis sans restriction d'aucun style musical. Plus tard les critiques de jazz nous assimilèrent à John Zorn et aux mystérieux Residents sans que je comprenne exactement pourquoi. À l'époque Zorn zappait comme un fou tandis que les réfractaires à la musique du Drame regrettaient le "coïtus interruptus" de nos montages cut en direct. Au jeu des comparaisons je me souviens que nous fûmes également associés à Sun Ra, Stravinsky ou Zappa et les références éclaboussèrent étonnamment Pierre Henry, Pink Floyd, Karlheinz Stockhausen, Terry Riley, Tangerine Dream... Mais dans les bacs des disquaires nous étions simplement "inclassables".


En écoutant le récent CD A Day Hanging Dead Between Heaven And Earth signé Fred Frith et Hardy Fox je reconnais le goût des Residents pour un univers cinématographique à la fois rock et symphonique, compositions très articulées avec une recherche de timbres inhabituelle. Commencé en 1990 à Big Sur et terminé 25 ans plus tard, l'album sera le dernier de Hardy Fox, "tête pensante des Residents". Difficile de comprendre exactement comment la mayonnaise a pris, mais il semble que tout ait débuté avec des vagues, des oiseaux et une chanson fredonnée. L'année suivante, Fred Frith revient avec paroles et musiques, jouant sur un violon midi dont Hardy Fox enregistre acoustiquement et électroniquement tout ce qui en sort. En résulte un montage de 20 minutes, trop court pour un album. Récemment Walter Robotka, producteur autrichien de Klanggalerie spécialisé dans les disques inclassables et les archives inouïes, réactive le projet, Frith demande à Zeina Nasr d'écrire de nouvelles paroles, il ajoute un piano que l'ingénieur du son Myles Boisen vient d'acquérir et Fox peut enfin entendre le fruit de son travail, mais il s'éteint le 2 novembre dernier, terrassé par une tumeur au cerveau. A Day Hanging Dead Between Heaven And Earth sonne comme un des meilleurs albums des Residents et montre que Frith, musicien expérimental d'origine folk, fut toujours plus à l'aise dans le rock que nulle part ailleurs, à l'instar du film iconique Step Across The Border que lui consacrèrent Nicolas Humbert et Werner Penzel en 1990, date à laquelle A Day Hanging Dead Between Heaven And Earth fut initié. Et puis je commence à avoir une petite idée de ce qui m'anime et que je partage avec ces deux olibrius lorsque sur mon clavier j'ai un orchestre au bout des doigts !

→ Fred Frith and Hardy Fox, A Day Hanging Dead Between Heaven And Earth, CD Klanggalerie, 17€ port inclus

samedi 29 décembre 2018

Souvenir de Jacques Monory


Je suis tombé par hasard hier sur le film que Dominique Belloir a tourné en 1986 sur le peintre Jacques Monory avec la musique d'Un Drame Musical Instantané. Bernard Vitet (trompette), Francis Gorgé (guitare E-Bow, synthétiseur, mélophone, appeaux) et moi (synthétiseur, échantillonneur, vocodeur, harmoniseur, trompette de poche, flûte, appeaux), qui l'avions composée, étions secondés par le violoniste Bruno Girard, Kent Carter au violon alto, les violoncellistes Hélène Bass et Marie-Noëlle Sabatelli, la contrebassiste Geneviève Cabannes.


Ce court métrage fut projeté en boucle pendant près de 30 ans à l'entrée du Planétarium de la Cité des Sciences et de l'Industrie, Paris.
L'année précédente un tableau de Jacques Monory, disparu en octobre dernier, avait fait la couverture du vinyle Carnage d'un D.M.I. (épuisé depuis plus de 20 ans), ce qui l'avait incité à nous demander de composer la musique de ce Souvenir...

vendredi 28 décembre 2018

Le son sur l'image (17) - Bruitages et un peu de technique 2.8.2


Bruitages et un peu de technique 2.8.2

Dans la cabine du studio sont exposés des centaines d’instruments de musique, classés par famille, disposés pour que je puisse les retrouver instantanément les yeux fermés. Les percussions en métal jouxtent celles en bois, les guimbardes s’alignent comme les flûtes, les anches et les cuivres sont moins nombreux, les plus fragiles, comme les violons, restent dans leurs boîtes, les claviers, les cordes, les tambours sont posés sur les étagères. Une boîte à ouvrage abrite tous les petits bruits amusants, appeaux d’oiseau, criquets, varinettes (ce sont des flûtes qui se jouent en soufflant avec le nez), sifflets, rhombes… Dans l’entrée sont suspendues les cloches tubulaires, les claviers de pots de fleur, un hélicon, et dans le grenier il faut ramper au milieu de tas d’objets sonores récupérés avant poubelle. Des instruments inventés par Bernard Vitet complètent ce capharnaüm : contrebasse à tension variable, violon alto à sillets, flûtes, percussions…
Les instruments électroniques sont dans le studio, à côté du matériel informatique. Mes claviers sont des appareils qui offrent tous de larges possibilités de contrôle en temps réel : un VFX-SD de chez Ensoniq, un Roland JD avec contrôles par pad et faisceaux infra-rouges, le PPG Wave 2.2 inégalé quant à la transparence des ses timbres… Je me suis approprié l’Eventide H3000 en programmant mes propres effets comme pour toutes mes machines. Un son me prend un jour à programmer. J’appelle son un programme qui va me servir pour plusieurs projets, qui a suffisamment de profondeur de programmation pour être utilisé de manières très variées. L’Eventide est une sorte de synthétiseur d’effets utilisable en temps réel grâce à la vitesse de ses processeurs. Il est génial pour la voix ou le Theremin. S’y ajoutent des unités de réverbération pour construire des espaces, des compresseurs limiteurs pour homogénéiser les niveaux, des exciteurs pour faire ressortir la voix, des réducteurs de bruit et de souffle, des échantillonneurs pour utiliser ses propres sons instrumentalement, des processeurs midi qui permettent de transformer n’importe quel signal en autre chose, un vocodeur pour faire chanter des voix parlées, et d’autres synthétiseurs, tantôt imitateurs d’instruments, tantôt plus inventifs dans la confection des timbres… Je cache la marque des machines lorsque j’en ai programmé le contenu et que j’estime que ce n’est plus le constructeur qui l’habite car j’en suis devenu le nouveau propriétaire ! Côté informatique, j’utilise un séquenceur pour tout ce qui est complexe, et des logiciels plus simples pour les sons isolés. Les deux pistes de Peak sont suffisantes pour le multimédia (depuis remplacé par Sound Forge Pro). On réajuste les niveaux avec la normalisation, on traite les sons avec des plug-ins classiques ou déments. J’ai adoré travailler avec SonicWorx que m’avait indiqué Ramuntcho Matta, c’est un logiciel basé sur les réseaux neuronaux qui transforme les sons de manière radicale (inopérant depuis OSX) ! Il y en a beaucoup d’autres, selon qu’on travaille sur Mac ou sur PC. Melodyne permet de traiter le son comme si c’était du midi, on rallonge un son ou varie sa hauteur avec une facilité déconcertante, d'autres convertissent les différents formats, Reason est une usine à gaz, j’ai plutôt l’habitude de travailler avec Cubase… Quel charabia ! (depuis, je suis passé aux logiciels Izotope, et pour jouer j'utilise les moteurs Kontakt et UVI) Me voici transformé en homme-sandwich…

Ce qui suit concerne essentiellement le design sonore d'interactivité, mais les questions que cela pose portent à réflexion.

Depuis le CD-Rom Au cirque avec Seurat, j’ai pris l’habitude de multiplier les médias. Pour la même action, trois sons sont enregistrés, c’est le nombre minimum. Ils sont ensuite programmés pour jouer alternativement, selon un mode aléatoire, en les ordonnant, ou en interdisant que le même son puisse être rejoué deux fois de suite…
Dans un même souci d’humaniser la machine, on cherchera à rendre les boucles supportables. Plus une boucle est originale, mieux on repère ses détails, plus on se rend compte que c’est une boucle. Les crêtes la signalent de manière trop appuyée. C’est embêtant car une boucle, sauf cas exceptionnel, ne doit pas être perçue en tant que telle. On peut la rendre banale, mais ça en devient rageant ! Contournons ce problème en fabriquant des boucles sans événements marquants, mais en lui ajoutant, sur une ou plusieurs autres pistes, des sons qui s’y mélangent, en programmant leur apparition sur un mode aléatoire. Par exemple, pour l’animation « L’histoire naturelle, qu’est-ce que c’est ? » du site du Museum National d’Histoire Naturelle, je diffuse une ambiance maritime en boucle et j’ajoute des petites vagues ou des cris de mouettes qui apparaissent aléatoirement toutes les dix à quinze secondes. On évite ainsi le côté répétitif énervant en produisant des variations par ces accidents aléatoires qui camouflent le fait que c’est une boucle. Les sons de navigation, pas dans le sable et dans les flaques d’eau, rajoutent des événements qui donnent vie à la scène. Pour l’animation « Le Museum, qu’est-ce que c’est ? », les musiques s’empilent sur des pistes différentes, des boucles diverses s’ajoutent à la principale qui court sur toute la scène, tandis que les flèches « précédent » et « suivant » ajoutent des petits sons de maracas. Les contraintes techniques sont parfois délirantes. Pour Magado, le site jeunesse de Gallimard créé graphiquement par Étienne Mineur et le dessinateur Moebius (et qui ne verra jamais le jour !), j’ai dû concevoir des boucles de moins d’une seconde ! Pour qu’on ne sente pas la boucle, je composai des textures sonores très animées avec une quantité d’événements dans ce temps minimal.


Techniquement, ce n’est pas très compliqué de boucler correctement un son. Il suffit de couper son début et sa fin à l’endroit du nœud de vibration, l’instant où la courbe croise l’axe des abscisses, en cherchant à ce que la dernière oscillation ressemble à la première. Le son est visualisable sur le logiciel. Ce serait simple si les sons l’étaient. Mais un son est souvent constitué de nombreuses harmoniques s’empilant les unes sur les autres sans que leurs oscillations soient forcément synchrones. Ou bien il y a plusieurs événements simultanés dans le fichier son, et cela devient un casse-tête de trouver un bon endroit pour couper. Il arrive même que ce soit impossible, que le fichier résiste à sa mise en boucle. Il ne reste plus qu’à faire autre chose ! On ne connaît pas toujours le degré de difficulté que l’on rencontrera. Pragmatisme, quand tu nous tiens… Les sons continus sont plus retors à boucler que les sons pleins d’événements. Une attaque est toujours un endroit parfait pour effectuer la coupe. Pour la musique, il faut rester en mesure à moins qu’on ne souhaite un effet bancal…

En créant le design sonore d’un projet, je cherche toujours à rendre agréable la navigation, et par extension le titre lui-même. J’étais très fier d’avoir fait ajouter à la série CD-Rom des Cahiers Passeport le seul tableau où il n’y a rien à perdre ni à gagner : le choix des exercices est une scène où l’on promène la souris en roll over sur des objets en pâte à modeler qui s’animent sur deux états (un roll over consiste à survoler les zones actives avec le curseur de la souris. J’appelle cela caresser l’écran) ; chacune des quinze animations correspondant à un exercice produit un son illustratif amusant ; le seul fait de bouger la souris permet à l’enfant de faire de la musique avec des bruits, s’échappant du protocole très scolaire de la série. En général, je fabrique mes sons d’après les listes du dépouillement ou d’après les scènes déjà réalisées, mais certains animateurs comme Mikaël Cixous, pour la série CD-Rom Les Bonhommes et les Dames, adorent partir des sons pour réaliser les mouvements des personnages et des objets, le poussant à des extravagances qu’il n’aurait pas autrement imaginées. On s’amuse bien, mais parfois c’est à se tirer les cheveux tant l’abîme peut être immense entre une idée simple et sa réalisation. Pour l’un des épisodes de cette série, Sonia Cruchon, la chef de projet et scénariste, me demanda de sonoriser un jeu écologique qui consistait à ramasser des objets sur une plage et les trier pour les jeter des poubelles sélectives. Verre, plastique, métal, papier ! Comment rendre le son d’un papier qui tombe dans chacun de ces containers ? La réponse est dans une expérimentation incessante, car, même si on finit, avec l’expérience, par avoir une petite idée, on n’est jamais totalement certain de ce qu’un son peut donner lorsqu’il sera confronté aux autres. Il est doux de constater que cela fonctionne lorsque tous les sons sont enfin intégrés au projet. Certains réglages s’avèrent nécessaires, mais le plus souvent, c’est une question de niveau sonore. L’équilibre est une étape indispensable. Cette balance n’est réalisable qu’in situ lorsque le projet est très avancé.


Chaque projet doit être une nouvelle expérience. Il y a danger à adapter un traitement ancien à une nouvelle forme. Les projets évoluent parfois avec leur réalisation et leur validation par les clients. Toujours repenser l’ensemble de zéro. Il suffit d’un élément pour découvrir l’indice dont on se servira pour donner sa couleur et sa forme à l’ensemble. Dadamedia me choisit pour le CD-rom Domicile d’Ange Heureux parce qu’il y avait une scène compliquée à sonoriser, un orchestre de bruits qu’on doit trier en objets plus ou moins dangereux. Je choisis de classer les dizaines d’objets en trois catégories, les dangereux qui produiront des sons insupportables, les inoffensifs auxquels j’affecte des instruments de musique, et entre les deux, ni vraiment dangereux ni sans risques, je classe ceux qu’il me reste en les sonorisant avec des percussions, instruments entre le son musical et le bruit. Sous le logiciel Director on ne peut jouer que huit sons à la fois. Attention à leurs réverbérations qui occupent toujours la piste tant que le son n’est pas intégralement joué ! Chaque son peut être joué en roll over. Si on clique dessus, il laisse la place à un nouveau son, celui-ci en boucle. Et en avant la musique ! Je ne suis rassuré que lorsque je reçois le jeu terminé avec tout intégré : plus les objets choisis sont dangereux, plus la musique produite est odieuse, ouf c’est réussi. Je me sens plus libre pour imaginer les autres bruits du CD-Rom, leur donnant une coloration très réaliste, tandis qu’avec Bernard Vitet, nous composons des variations plus ou moins longues sur le thème du générique, très inspiré par Jean-Sébastien Bach. Les tensions dues aux bruits sont équilibrées par une musique drôle et entraînante. Pour un autre CD-Rom, sur le site gallo-romain d’Allonnes, réalisé par Incandescence avec le CNRS, je pars en reportage à la campagne pour enregistrer toutes sortes de bruits de terre, qu’on creuse, qu’on foule, qu’on secoue. Les sons de navigation que je fabrique avec ça s’oppose au traitement électroacoustique de la musique et aux voix des deux narratrices. Comme cela illustre des séquences vidéo, je m’occupe de tout et livre le résultat déjà mixé. Pour le site d’Adidas, toujours avec Incandescence, je travaille en étroite collaboration avec Antoine Schmitt sur deux jeux d’arcades, un labyrinthe où on doit récupérer des chaussures volées par un immonde crocodile, et un jeu de skate qui me donne du fil à retordre. Pas facile d’en capturer le son sans devoir courir à côté de la planche à roulettes !


Quant aux ambiances, il me semble important de souligner qu’il n’y a pas autant de choix qu’on pourrait le croire. Leur variété est limitée. Lorsqu’on a utilisé la forêt, l’océan, la ville, le vent et quelques autres, et malgré les variations que chaque lieu nous offre, on en revient toujours aux mêmes. Les situations anecdotiques, tels moyens de locomotion ou traitements historiques, nous aident un peu, mais les nuances se concrétisent plutôt au niveau de la paire d’oreilles de chaque ingénieur du son. Si je ne suis pas un fanatique de la spatialisation qui distrait trop souvent de l’intrigue, je suis prêt à la défendre pour les ambiances qui donnent de l’espace au petit écran, et la musique qui nous entraînent dans le domaine de l’imaginaire. Il m’arrive de jouer sur le panoramique pour situer un objet dans l’espace ou pour localiser le curseur de la souris. Si j’enregistre le plus couramment les sons ponctuels en monophonie, j’aime la stéréophonie des ambiances qui élargit encore un peu plus le cadre et immerge l’auditeur dans un monde imaginaire.
Agrandir l’écran certes, mais l’on peut également donner de la profondeur aux images avec certains timbres adaptés. Sonorisant un puzzle fait de petites figures géométriques supposées composer un vitrail, je m’aperçus que le son des bouts de verre que j’avais calés à l’image donnait de l’épaisseur à l’écran de l’ordinateur. Il semblait qu’on pouvait les saisir avec les doigts. Cet effet disparaissait aussitôt qu’on rendait le jeu muet. Le son rendait crédible, presque palpables, la verroterie virtuelle.

Dernier point. De taille. La perception du son est très différente qu’il soit synchrone à l’image ou hors champ. On peut sonoriser de manière fantaisiste une action visible à l’écran sans nuire à la compréhension de la narration. Combien de claques n’étaient que des coups de fouet ! Par exemple, si on sonorise une porte claquée avec un son qui n’a pas grand-chose à voir avec, cela peut produire une intention, donner un indice, créer un climat, mais ce sera toujours une porte qu’on ferme. Par contre, une vraie porte claquée hors champ ne sera pas forcément reconnue comme telle. Bien que je défende souvent la complémentarité contre l’illustration, je note que la liberté est beaucoup plus grande avec les sons synchrones qu’avec ceux qui sont hors champ. Ou plus justement, la liberté de texture est plus grande dans le cadre du son à l’image, mais celle qui s’exerce hors champ est de l’ordre du sens, participant à l’écriture du scénario.

Illustrations : Magado par Moebius, Domicile d'Ange Heureux par Frédérique Bertrand

jeudi 27 décembre 2018

Chifoumi avec les Sylvain Lemêtre et Rifflet


Hier j'évoquais le disque en duo avec Hélène Sage enregistré en 1981 et qui a mis 37 ans pour être enfin publié. Cela explique pourquoi il m'arrive de faire un album dans la journée et de le mettre en ligne dès le lendemain !
C'était donc jeudi, comme lorsque j'étais enfant et qu'il n'y avait pas d'école ce jour-là. Ainsi jeudi dernier nous nous sommes bien amusés, ce qui est de bon présage. Jouer ensemble sans autre but que le plaisir est une activité de jeunes gens. À en avoir fait son métier on perd trop souvent le sens que l'on espérait donner à sa vie. Ce n'est plus de l'art, c'est du calcul. Aussi je propose régulièrement à des musiciens et musiciennes de passer une journée ensemble dans le studio à improviser librement. L'idée est d'enregistrer un album que l'on mettra en ligne aussitôt, gratuit en écoute et téléchargement.
Trop de mes collègues pensent en termes de carrière, ils ou elles ont peur de faire de l'ombre à une sortie de disque, ou bien jouer sans but lucratif leur semble peut-être dévalorisant, comme si cela les reléguait au rang d'amateur. Or l'amateurisme vient du verbe aimer. Prendre une journée juste pour jouer, c'est comme dîner avec des amis et ne plus arriver à se quitter alors qu'il est une heure avancée de la nuit. On peut comprendre celles et ceux qui font des additions parce que les fins de mois sont difficiles. Les gilets jaunes l'expriment clairement. Un Français sur cinq ne mange que deux repas par jour. Cela touche évidemment aussi les artistes. Vivre de son art est devenu de plus en plus ardu. Mais qu'est-ce qui nous fait tenir si ce n'est la passion ? Si cette passion est parfois devenue payante elle risque aussi de provoquer une dramatique amnésie. C'est comme pour tout le reste, on a la fâcheuse habitude d'oublier les belles résolutions de son adolescence au profit de petits arrangements qui invitent la mort bien avant notre véritable décès...


Ces propos représentent exactement le contraire de l'ambiance de notre rencontre en musique au Studio GRRR jeudi. J'avais invité le saxophoniste ténor Sylvain Rifflet et le percussionniste Sylvain Lemêtre dont j'admirais les travaux sans n'avoir jamais joué ensemble. Idem pour eux deux qui s'appréciaient sans bien se connaître. Nos échanges verbaux soulignèrent que nous étions sur la même longueur d'ondes, encensant les mêmes artistes ou projets et critiquant avec bienveillance ceux qui nous semblaient hélas ratés cette année. Par exemple me voilà commandant Code Girl de Mary Halvorson en même temps qu'Origami Harvest d'Ambrose Akinmusire déjà prévu ! Et puis nous avons joué, quinze pièces dont deux pas terribles (il faut bien prendre des risques en testant des trucs bizarres) et deux formidables dont la technique nous a privés (Cubase ayant bugué pendant la prise). Il en reste onze réunies sous le titre Chifoumi. Le chifoumi est le célèbre jeu de mains jeux de vilains "caillou-papier-ciseaux". Ainsi le thème de chaque pièce était donné d'emblée, libre à chacun de l'interpréter à sa guise. Pour Caillou 2 j'ai prêté mon Venova, un sax en plastique Yamaha, à Rifflet qui sinon jouait évidemment de son ténor tandis que Lemêtre avait étalé un set de percussion incroyable dans le studio...


De mon côté j'avais programmé quelques timbres en accord avec caillou, papier ou ciseaux. Si je jouai essentiellement de mes claviers, je fis un caillou de mon Lyra-8, un synthé russe très noisy, un papier de mon Tenori-on, le machin carré japonais qui fait de la lumière, et aux ciseaux de Crasse-Tignasse j'ajoutai une flûte, l'erhu, des guimbardes et ma sempiternelle trompinette à anche.
En fin de journée, comme nous étions enchantés, avant de plier j'ai demandé à mes deux camarades de contribuer instrumentalement au morceau commandé par les Allumés du Jazz pour un vinyle qui devrait sortir pour le prochain Disquaire Day. Le titre de notre contribution est Les travailleurs du disque dans le miroir des allumettes ! Sur le field recording qu'Amandine Casadamont a réalisé en Transylvanie et que j'ai monté comme une scène de film, j'ai d'abord posé des nappes étranges, sortes de drones électriques aux pétouilles de surface. Puis j'ai suggéré à Sacha Gattino, de passage à Paris, de siffler comme il l'avait si bien fait dans le Tombeau qu'il a écrit pour mon Centenaire. Une petite réverbération astucieuse le place au milieu d'une forêt où des bûcherons taillent des allumettes et où un enfant tripote dangereusement une arme à feu. Sylvain Lemêtre apporte du grave avec ses gongs et ses peaux, et le chorus lyrique de Sylvain Rifflet au ténor fait chavirer la pièce dans une beauté vénéneuse inattendue...

→ Birgé Lemêtre Rifflet, Chifoumi, écoute et téléchargement gratuit sur drame.org
→ Birgé Casadamont Gattino Lemêtre Rifflet, in album vinyle collectif pour le Disquaire Day, à paraître le 13 avril 2019

mercredi 26 décembre 2018

37 ans pour honorer un rendez-vous !


Un beau cadeau de Noël est arrivé samedi par la Poste. C'est un Rendez-Vous qui aura mis 37 ans à se concrétiser ! Le label autrichien Klanggalerie continue en effet de publier en CD des vinyles d'Un Drame Musical Instantané ou des disques totalement inédits comme ce duo avec Hélène Sage enregistré en 1981 et qui n'avait jamais été édité.
Après Rideau ! et À travail égal salaire égal, Klanggalerie poursuit son programme extensif de rééditions CD du Drame qui permettra de jouir de nos premiers albums initialement publiés en vinyle, mais également de projets connexes comme ce Rendez-vous.
« J'ai rencontré Hélène lors d'une performance qu'elle donnait à l'Espace Palikao à Paris avec la chorégraphe Lulla Card Chourlin. Elle chantait au volant de sa vieille Mercedes Benz, tentant d'écraser Lulla, et elle jouait de la contrebasse perchée sur le toit de sa voiture ! Je lui ai proposé d'enregistrer quelques improvisations au Studio GRRR comme je l'ai toujours fait avec les nouveaux musiciens et comme je continue à le faire. Nous nous sommes immédiatement entendus, comme on peut le constater sur ce disque 37 ans plus tard, à tel point que je lui ai demandé de rejoindre le grand orchestre du Drame que nous venions de fonder. Elle a apporté une nouvelle dose de délire au groupe, jouant d'étranges instruments qu'elle avait inventés. C'était une super flûtiste, elle chante aussi, mais je lui ai demandé de jouer de plein de trucs bizarres, la laissant souvent libre d'improviser à côté des parties écrites. Les années suivantes nous avons joué en duo et elle a parfois tenu le rôle de quatrième membre du Drame.
Hélène vit depuis longtemps à Toulouse, mais nous sommes restés proches. La disparition de Bernard Vitet fut une terrible perte pour elle, pour Francis Gorgé et pour moi. Je regrette qu'il ne soit plus là pour discuter de tout et de rien, à refaire le monde qui en a bien besoin. Lorsque je réécoute ces pièces aujourd'hui, je suis surpris par le niveau de composition, la qualité et la variété de nos inventions. Le mélange d'instruments acoustiques et électroniques sonne totalement actuel, avec l'énergie de la jeunesse et l'amour absolu pour des formes inouïes. »


Jean-Jacques Birgé - synthétiseur, orgue, boîte à rythmes, electronics, trompette, anches, cordes, percussion, zhumains & autres animaux
Hélène Sage - flûtes, clarinettes, sax ténor, bouilloire, voix, accordéon, contrebasse, bâton de pluie

→ Jean-Jacques Birgé & Hélène Sage, Rendez-Vous, CD Klanggalerie, 17€ port inclus où que ce soit !

mardi 25 décembre 2018

Le son sur l'image (16) - Bruitages et un peu de technique 2.8.1


Bruitages et un peu de technique

Qu’est-ce qu’un bruit ? Un son dont la hauteur n’est pas déterminée ? Pas certain, si on arrive à l’accorder en le transposant et à en jouer avec le clavier d’un échantillonneur… Pourtant c’est vrai, la forme de sa courbe n’est pas régulière. Dans l’orchestre, ce sont les percussions qui s'en rapprochent le plus. Au quotidien, tout ce qui ne ressemble pas à de la musique. Question de goût. D’ouverture d’esprit. Tout est musique. Alors ? Dans le contexte de notre travail ? D’accord, c’est tout ce qui est sonore et ne ressemble ni à de la musique ni à de la parole. Mais qu’est-ce qui caractérise un son ? Son timbre, sa durée, sa hauteur, son intensité. On classera les timbres par famille, comme dans un orchestre. Les bois, les métaux, le papier, le plastique, les liquides, on peut les ranger comme cela nous chante, inventer les catégories en fonction des besoins. Les frappés, les pincés, les grattés, les secoués… Procurez-vous le Traité des objets musicaux que Pierre Schaeffer écrivit en 1966. Une mine… Comme historiquement sur la table de montage cinéma où les bruitages étaient calés sur des pistes séparées, classons-les en deux catégories, les courts et les longs. Les courts ce sont les effets ponctuels, les longs les ambiances. C’est techniquement simple. Cela réfléchit bien la différence entre action et situation. Pour la hauteur, do ré mi fa sol la si, dans les médias interactifs je choisis souvent des tonalités fixes, des modes simples, pour que tout sonne bien, quoi qu’on fasse, que le joueur soit novice ou expert. J’ai longtemps évité les basses pour la télévision, comme pour les jeux sur ordinateur. Les haut-parleurs n’auraient pas suivi. Avec le home cinéma et le 5.1, je reviens aux basses. Le CD-audio avait déjà permis des différences de dynamique jusque là impossibles à cause des bruits de surface des vinyles. Nous n’aurions jamais enregistré Une passion dévorante du temps des 33 tours (Un Drame Musical Instantané, cd L’hallali, GRRR 2011). Trop délicat. Quant à l’intensité, penser à la varier note à note, son par son, pour éviter la raideur, une petite ligne de programmation, le tour est joué, merci les gars.

Lorsqu’on a choisi le timbre d’un son, on peut lui donner une forme. Son enveloppe est souvent définie par les lettres ADSR (Attack, Decay, Sustain, Release, en français, l’attaque, la descente, le soutien et le relâchement). L’attaque est brutale pour une percussion, lente pour un archet. La descente indique combien de temps le son reste à ce niveau. Il y a toujours une petite baisse du niveau après l’attaque. L’entretien du son est indiqué par le soutien, comme lorsqu’on laisse une touche d’orgue appuyée. Le relâchement figure l’évanouissement du son, comme lorsqu’on relâche cette touche.

Nettoyez correctement le son enregistré en coupant le silence placé avant et derrière lui. Évitez ainsi de rajouter du souffle, silence théoriquement imperceptible, mais surtout faites en sorte que le son démarre instantanément en cas de déclenchement synchrone avec une action interactive. C’est plus facile à caler. Plus le fichier son est court, moins il prend de place en mémoire, c’est utile sur le Net, question de poids, de vitesse de téléchargement, de débit. Les processeurs informatiques ont des vitesses de calcul limitées, la quantité de médias à traiter provoque des ralentissements.

Après le dépouillement son, nous avons le choix d’enregistrer les sons dans l’axe ou la chronologie. Ou dans n’importe quel ordre arbitraire si l'on est rétif à toute organisation du travail ! Il est plus rapide d’enregistrer en groupant les sons par modes de production : tous les bruitages vocaux et instrumentaux qui nécessitent un microphone, les sons électroniques, ceux de la sonothèque, les reportages en extérieur… J’appelle cela « dans l’axe » en référence au tournage des prises de vue cinématographiques. La chronologie peut parfois s’avérer nécessaire, ou bien suivre quelque logique originale, induite par les projets. J’enregistre presque tout avec un AudioTechnica, clone du Neumann, qui restitue bien les voix, derrière un bas tendu sur une raquette jouet d’enfants ! Les filtres anti-pop coûtent une fortune, c’est idiot lorsque l’on peut en confectionner simplement soi-même. Pour les cordes j’ai des Schoeps, pour les cuivres des Neumann. Les micros de proximité sont formidables pour les prises de son live, et Bernard Vitet préfère utiliser un Shure bas de gamme pour atténuer les aigus qu’il déteste sur sa trompette. Le SM58 est un micro de proximité qui encaisse bien les saturations. Pour des trucs bizarres, j’utilise des micros cravate ou des capteurs de contact. Les PZM sont formidables pour sonoriser le piano droit qui est dans la cabine et qu’il est nécessaire d’écarter du mur pour l’enregistrer. Frank Zappa a capté tout un orchestre symphonique avec des dizaines de PZM (The Perfect Stranger, dir. Kent Nagano). Il faut faire des essais, la prise de son est une alchimie pragmatique, instructive et amusante. Aujourd’hui on n’utilise plus que des disques durs comme supports d’enregistrement. Je possède trois DAT dont un de reportage (caduques, remplacé par un Nagra), une tripotée de magnétophones à bande et à cassette pour lire les archives, une platine vinyle (depuis, j'ai acquis une Technics SL-1200MK2), des lecteurs de cd et dvd, et une interface qui permet de sortir une douzaine de voix de l’ordinateur.

J’ai abandonné le 16 pistes à l’ancienne, deux DA88 qui n’ont jamais beaucoup servi. Lorsque c’est possible, je préfère enregistrer les séances live sur un 2 pistes, plutôt que d’avoir à mixer cinquante voies. C’est un peu dément mais le risque et l’urgence donnent une énergie inégalable. Évidemment il faut tout recommencer si l’un des musiciens se trompe. Avec les systèmes en vogue, on a trop l’impression qu’on pourra tout transformer, rattraper au mixage, c’est vrai, mais on perd l’étincelle de la création que je recherche dans tous mes travaux. On évite aussi les tergiversations intempestives des egos, puisque les jeux sont faits ! (Depuis, j'enregistre chaque musicien sur une piste stéréo séparée qui me permet de rattraper tout de même certains niveaux au mixage.) Plus on se rapproche d’une certaine conformité stylistique, plus il semble important d’utiliser les techniques qui s’y rapportent. Ayant la chance de ne travailler dans mon studio que sur ma musique, je choisis mes modes d’intervention très librement. Je prends mon temps, privilégiant la conception au traitement : toujours beaucoup de temps pour réfléchir, et fulgurance dans l’exécution ! La timidité des mixeurs qui bougent les potentiomètres avec hésitation m’a toujours agacé. J’aime les coupes franches, les fondus assumés, des lignes claires. J’utilise plusieurs systèmes d’écoute, studio, hi-fi, voire des petits haut-parleurs bas de gamme lorsque le produit final sera entendu sur un ordinateur. Je vérifie les panoramiques au casque. La simulation des futures conditions d’écoute de l’utilisateur est indispensable. Pendant la préparation de Jours de cirque, j’avais diffusé l’ensemble des bandes simultanément dans toute la maison. Il fallait se promener d’étage en étage pour entendre les fondus naturels, les appels lointains… Tous les appareils de lecture domestiques étaient mobilisés. Lorsque l’on compose, on imagine le résultat final, mais il est prudent de faire des simulations des installations complexes ou extraordinaires. Pour la musique, la simulation avec des instruments midi a été une révolution, mais rien ne vaut des véritables instruments acoustiques joués par des musiciens sensibles.

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante

lundi 24 décembre 2018

Poptronics, du Web au papier


Fondé en 2007 par Annick Rivoire, longtemps journaliste multimédia à Libération du temps où cette rubrique existait dans de nombreux journaux et magazines, le site web Poptronics relatait tout ce qui se passait de chouette en ligne et hors ligne dans le domaine des nouvelles technologies. Le cinéaste Chris Marker s'en était d'ailleurs entiché et y envoyait régulièrement en éclaireur son chat Guillaume-en-Égypte. Nombreux artistes contribuèrent à cette revue du Net par leurs écrits, leurs créations graphiques ou sonores. Poptronics jouait les têtes chercheuses en parcourant le jeu vidéo, l'hacktivisme, l'interactivité poétique, les mondes virtuels, la musique électronique et quoi que ce soit composé de 1 et de 0. Comme tout ce qui fut créatif sur Internet, le modèle économique s'essouffla à force de bénévolat solidaire. Rappelons qu'il y a vingt ans la Toile était à 80% un monde de recherche, d'invention et de création et que, récupérée par les marchands, elle est devenue essentiellement celui du commerce et des services. Le formatage façon Amazon ou Trésor Public eut raison des velléités imaginatives des artistes qui y avaient reconnu un nouvel outil pour leurs aventures exploratrices. L'obsolescence programmée n'arrangea rien à l'affaire, faisant tomber dans l'oubli l'extraordinaire activité bouillonnante à l'œuvre depuis 1995, date des premiers CD-Roms de création. Ceux-ci cédèrent la place d'abord à Internet, puis aux installations muséographiques avant qu'un dernier bastion n'investisse les tablettes et les smartphones. Je possède ainsi quantité d'œuvres devenues invisibles sur les nouvelles machines, mais qu'il m'arrive d'exhumer grâce à un vieil iBook blanc qui fonctionne encore, mais pour combien de temps ?


L'équipe de Poptronics a donc décidé de laisser une trace de son remarquable travail en faisant passer une partie de ses archives numériques au papier. Difficile de réfléchir 272 pages aussi denses que hyper graphiques après un excellent édito dressant un portrait kaléidoscopique de dix ans d'activité. C'est pourtant ce que tenta David Guez avec son disque dur papier, une centaine de pages en corps 1,15 qu'aucune de mes loupes ne me permet de déchiffrer. Sous une couverture en simili cuir noir, les principaux artistes qui ont fait Poptronics se succèdent, du monochrome noir jusqu'à 9 passes de couleurs, argentées sur tranche : Albertine Meunier, Agnès de Cayeux, Systaime (ici en haut d'article), Roberte la Rousse (Cécile Babiole et Anne Laforet), Nicolas Frespech, Trafik (Pierre et Joël Rodière), Pierre Giner, Optical Sound (Pierre Beloüin et P. Nicolas Ledoux), Vincent Elka (Ana Vocera, Lokiss) et Christophe Jacquet dit Toffe qui a, de plus, réalisé la maquette de ce magnifique objet. Hélas pas moyen d'y inclure les archives sonores de Jean-Philippe Renoult, dites Popsonics, qui a mis en son la bande-annonce (ci-dessus) de Damien Bourniquel pour la campagne Ulule... À la vernissage de la kilo quadri Cécile Babiole nous gratifia d'une savoureuse féminisation de la langue française, exercice de style lourde de sens et Renoult diffusa quelques clips sonores en hors d'œuvres. Aux côtés des grandes pages généreuses plein cadre j'ai même trouvé mon propre PopLab si minuscule que j'eus du mal à le reconnaître, mais il est là, L'étincelle de janvier 2008, n°6 d'une série de 12 PDF commandés par AR. Le livre Poptronics est résolument pop, à la fois cheap à force de réduction de pixels et superbement sophistiqué par la qualité artistique de sa mise en pages. C'est un reflet de ce qui se passait dans les marges, à l'endroit de la pliure, avant que le Capital ne s'approprie le Web et renvoie les créateurs à des matières plus prosaïques, squats, cafés, caves ou anciennes gares désaffectées, les canalisant parallèlement vers des ressources alimentaires pour pallier les fins de mois difficiles comme ce que vit aujourd'hui la plupart de la population, spoliée corps et âme par une bande de bandits en cols blancs dont on peut espérer que les jours sont comptés. Alors la poésie retrouvera ses lettres de noblesse avec des 0 et des 1 livrés à la danse des électrons, ou faisant rimer les arbres qui se refusent à la pâte à papier, pour que nous puissions réentendre la pousse des feuilles au prochain printemps. Y a du boulot, et Poptronics, toujours alerte, continue à s'y employer !

Poptronics, tiré à 800 exemplaires, ed. Poptronics/Tombolo Presses avec le soutien du Dicréam, dist. Les Presses du Réel et Idea Books, 35€

vendredi 21 décembre 2018

Le son sur l'image (15) - Musique originale ou préexistante 2.7


Musique originale ou préexistante

J’ai découvert très tôt que n’importe quelle musique pouvait fonctionner avec n’importe quelle scène de film. Faites-en l’essai vous-même, diffusez une séquence de film muet sur votre magnétoscope ou votre lecteur de dvd, rejouez-la en la sonorisant chaque fois avec une musique différente… Ça marche ! Mais à chaque essai, le sens est radicalement différent. Le rôle du designer sonore est de contrôler ce sens en fonction des besoins du scénario. En 1942, aux États-Unis, Hans Eisler, qui suit les préceptes de son maître Arnold Schönberg (Schönberg a écrit une œuvre instrumentale intitulée Musique d'accompagnement pour une scène de film. Cet Opus 34, écrit entre 1929 et 1930, était une commande de petite symphonie en trois parties : Danger menaçant, Angoisse, et Catastrophe) sur la musique de film, écrit celle de Hangmen Also Die (Les bourreaux meurent aussi) de Fritz Lang. Pour la mort du nazi Heydrich, il compose quelque chose de dérisoire et fragile : « Dans un film fasciste allemand, en ayant recours à une musique tragique et héroïque, on aurait pu transformer le criminel en héros. »

Au cinéma la musique est fantasmée. Les réalisateurs l’admirent et la craignent. Ils envient ce medium qui permet de raconter des histoires et de faire passer des émotions sans images ni paroles, mais ils ont peur qu’elle écrase le film. Certains illustrent leurs films avec leurs morceaux favoris sans que cela ait de rapport de sens avec leur sujet. D’autres perpétuent la tradition de placer une chanson sur le générique de fin. Les violons dégoulinent à la moindre scène sentimentale, l’apothéose figure des chœurs célestes, l’action est accompagnée d’un rythme trépidant. Les conventions ont la vie dure.


Éternelle question que celle de l’utilisation de musique originale ou préexistante ! L’intérêt et le défaut de cette dernière est qu’elle apporte son lot de références. Cela peut être utile lorsqu’on recherche quelque référence culturelle ou historique : la cinquième symphonie de Beethoven dans Verboten de Samuel Fuller, la Marche Nuptiale de Mendelssohn ici et là, Gustav Mahler dans Mort à Venise de Lucchino Visconti, sans compter les films dont le héros est un musicien ! Méfions-nous par contre des références individuelles : un souvenir agréable pour les uns peut être un cauchemar pour d’autres. Une chanson entendue lors d’une rencontre pourrait rappeler à quelqu’un d’autre une rupture. Sans parler du coût des droits qui peut carrément ruiner la production… N’oublions pas qu’une musique, même du domaine public, appartient à son éditeur, celui qui a financé son enregistrement, et qu’aucune citation, la plus courte soit-elle, n’est autorisée, contrairement à de vieilles croyances. Les droits d’auteur sont automatiquement gérés par les sociétés civiles qui perçoivent et répartissent, mais l’autorisation est payante ! Certains calent des morceaux existants en pensant régler plus tard le problème, mais lorsque le temps est venu, les images ou le découpage collent si bien à la musique qu’il ne reste plus qu’à négocier les droits. Vous n’êtes plus alors en position de force. Il faut payer. Les sommes sont souvent extrêmement élevées, à condition même que les ayant-droits acceptent. Certains compositeurs ou certaines interprétations sont inaccessibles.

Prudence donc. Tant de compositeurs ne demanderaient pas mieux que de composer des musiques totalement adaptées au propos du réalisateur, avec la durée nécessaire, la couleur exacte recherchée, la cohésion de l’ensemble… Les projets interactifs réclament une adaptation parfaite au support. Il ne s’agit pas seulement d’avoir une cohérence générale des séquences musicales, il faut encore que tous les sons de navigation se fondent dans cet ensemble. Suivant les projets, on pourra comparer leur rencontre à un orchestre et des solistes, à un plat et ses épices. Les deux sont liés. Les boucles, très utilisées dans les CD-Roms ou sur Internet, sont plus simples à réaliser lorsque la musique a été composées dans ce but. Pour le film 1+1, une histoire naturelle du sexe, le réalisateur Pierre Morize avait sonorisé son film avec des morceaux de John Lurie sans en avoir auparavant négocié les droits, mais son problème majeur (la question des droits incombant au producteur !) était que trois des cinq scènes principales fonctionnaient à merveille, mais pas du tout le reste. Il avait beau écouter tous les disques de John Lurie, impossible d’y trouver son bonheur… Désirant conserver une unité musicale à son œuvre, Morize me demanda de composer une musique originale qui marcherait avec toutes les scènes de son documentaire.


J’ai raconté plus haut comment, au cinéma, la technique du leitmotiv wagnérien faisait loi, appelons cela thème et variations. Le thème principal du film est repris à toutes les sauces, lentement, rapidement, dans des orchestrations, des styles et des tonalités variées. C’est une façon de fabriquer une unité. Le leitmotiv offre l’intérêt d’associer un personnage ou une situation dramatique récurrente à un thème musical. Cela peut être intéressant pour relier discrètement des scènes entre elles, voire inconsciemment. Dans Boudu sauvé des eaux, Jean Renoir fait passer une chanson de personnage en personnage, comme un tube que l’on fredonne et dont on ne peut se défaire : « Les fleurs du jardin chaque soir ont du chagrin… », la mélodie se laisse adopter par chacun comme l’attachant personnage de clochard joué par Michel Simon… On a vu, par contre, comment les médias interactifs se prêtent difficilement aux systèmes qui jouent sur le rappel. Toute impression de déjà entendu donne l’impression d’un retour en arrière ou de stagnation, menant à un effet claustrophobique plus ou moins diffus. Puisque revenir en arrière est courant dans les jeux vidéo et les œuvres interactives, ces mouvements dans l’espace correspondraient à des effets temporels du plus mauvais effet. Lorsque c’est possible budgétairement, il est donc astucieux de faire en sorte que le joueur sente que le temps s’est écoulé lorsqu’il revient à une scène déjà visitée.

Comme tout ce que j’ai pu raconter dans ces pages, je continue à penser qu’il n’y a pas de règles universelles pour utiliser ni le son ni la musique dans les œuvres audiovisuelles. Quelques uns s’y sont parfois risqués, mais dans ce domaine comme dans tous les arts, c’est l’originalité qui doit faire loi. L’originalité c’est à la fois l’interprétation appropriée au sujet et la personnalité de l’auteur, ou des auteurs. À chacun d’inventer ses propres lois, de trouver la manière de traiter le son dans son film, ou ses films. Dans les années 30, aux États-Unis, Max Steiner incarne avec succès le style hollywoodien qui consiste à associer musique et images, pour des films comme Les chasses du Comte Zaroff, King Kong, Le mouchard, Autant en emporte le vent… En France, Maurice Jaubert défendra l’efficacité contre la profusion symphonique, la dialectique visuelle dictant le nombre de notes de musique et les mobiles du scénario les interventions sonores (disparu prématurément en 1940, Jaubert, fut le compositeur des films de Jean Vigo, Zéro de conduite et L’Atalante, et de Marcel Carné, Drôle de drame, Quai des brumes, Hotel du Nord, Le jour se lève, et le devint donc à titre posthume pour Adèle H., L’argent de poche, L’homme qui en aimait les femmes et La chambre verte). Georges van Parys, Jean Wiener, Georges Auric, Joseph Kosma, et plus tard, Georges Delerue, ont hérité de ce point de vue. Certains réalisateurs, ayant trouvé la couleur musicale de leurs films, s’associent avec un compositeur en enchaînant les collaborations. On citera les cas de couples célèbres, Bernard Hermann et Alfred Hitchcock, Elmer Bernstein et Otto Preminger, Nino Rota et Frederico Fellini, Ennio Morricone et Sergio Leone, Michael Nyman et Peter Greenaway, Goran Bregović et Emir Kusturica, Danny Elfman et Tim Burton… François Truffaut épuisa le catalogue de Maurice Jaubert en demandant à François Porcile de lui en trouver toutes les partitions encore inédites. L’histoire de la musique de film recèle d’anecdotes, de David Raksin, composant le thème de Laura en lisant la lettre de rupture de sa femme, à Godard, flattant Georges Delerue en lui demandant de composer du Mahler pour Le mépris.


Certains réalisateurs de films sont également de grands paroliers. Jean Renoir écrivit La complainte de la Butte avec van Parys pour French Cancan, Jacques Demy signa les dialogues de tous ses admirables films, des Parapluies de Cherbourg aux Demoiselles de Rochefort, de Peau d’Âne à Une chambre en ville. Michel Legrand composa la musique de presque tous, sauf le dernier cité, dû à Michel Colombier. De son côté, Alain Resnais, avec On connaît la chanson, construit tout son film sur des citations d’extraits de chansons dont les acteurs miment l’interprétation. Pour l’opéra d’Arnold Schönberg Moïse et Aaron Jean-Marie Straub et Danièle Huillet enregistrent l’orchestre symphonique en studio et font intervenir les chanteurs en play-back et en direct pendant le tournage. Les films indiens de Bollywood obéissent à des règles strictes, sept chansons venant ponctuer le mélodrame qui se termine systématiquement par une happy end. Les acteurs y sont tous doublés et les chanteurs sont souvent beaucoup plus connus que les corps qui les hébergent, d’autant qu’ils ont un pouvoir de réincarnation à répétition, prêtant leur voix à de nombreux acteurs au cours de leur longue carrière. Comme je suis un grand amateur de films musicaux et qu’il est inutile de dresser ici la liste des plus célèbres, je ne résiste pas à l’envie de signaler La Symphonie des Brigands de Friedrich Feher, Les 5000 doigts du Docteur T de Roy Rowland et The Night Before Chrismas (L’étrange Noël de Monsieur Jack) de Tim Burton, La petite chronique d’Anna Magdalena Bach de Straub et Huillet où Gustav Leonard joue le rôle de Jean-Sébastien Bach, qui sont tous de petits chefs d’œuvre.


Il arrive que la musique soit utilisée en situation, justifiée par l’action. Au début de La grande illusion de Renoir, Frou-frou est joué par un 78 tours quand l’aiguille se pose sur le sillon, plus loin les prisonniers chantent un cancan ou La Marseillaise, et vers la fin du film, Pierre Fresnay et tous ses complices jouent Le petit navire sur des flûtes qu’ils ont fabriquées pour détourner l’attention du directeur de la prison joué par Eric von Stroheim. Jean Vigo est plus facétieux : dans L’Atalante, Michel Simon joue de l’électrophone en passant le doigt sur le sillon d’un disque. Musique. Il enlève son doigt, silence. Il recommence, la musique jaillit à nouveau. Il s’arrête, mais la musique se poursuit : c'est un enfant qui, hors champ, joue de l'accordéon ! Dans certains cas, la musique, préalablement composée ou enregistrée, peut soutenir les comédiens au tournage, comme le firent entre autres D.W. Griffith, Michael Powell, Jacques Rivette. Pour Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle, Miles Davis improvise la musique à l’écran. D’autres réalisateurs auront recours à des partitions jazz : Otto Preminger pour Anatomy of a murder (Autopsie d’un meurtre) avec Duke Ellington, Shirley Clarke pour The Cool World avec Mal Waldron, Michael Snow pour New York Eye and Ear Control avec Albert Ayler, Don Cherry, John Tchicai, Roswell Rudd, Gary Peacock et Sunny Murray, etc.

Il est des réalisateurs comme Robert Bresson qui n’utilisent plus de musique. Alors qu’il m’était demandé de composer la musique d’un film, il m’est arrivé, à quatre occasions, de suggérer que cela n’était pas nécessaire. Je n’ai jamais reçu aucune rémunération pour ce conseil avisé. Pour un spectacle de marionnettes adapté d’un opéra de Mozart, je suggérai simplement d’ajouter un micro dans le castelet pour reprendre le bruit des étoffes et des claques, et de le mélanger avec la bande préalablement enregistrée, histoire de faire exister les corps des acteurs qui avaient disparu sous la musique.

jeudi 20 décembre 2018

Samuel Ber, batteur-compositeur


Antonin avait vu juste, bien entendu, Samuel Ber est le nouveau batteur avec lequel il faut compter. Pas sur ses doigts, mais de tête. Le jeune Belge a le rythme, mais il a aussi le timbre. Avec la fougue de sa jeunesse inventive, il sort ce dimanche deux albums épatants qu'il a majoritairement composés et qui donnent la pêche. Le premier que je place sur la platine est Maps & Synedoches, trio avec le saxophoniste américain Tony Malaby aux ténor et soprano et le claviériste Jozef Dumoulin, un autre Belge au Fender Rhodes et divers effets électroniques. Ces derniers temps le jazz m'ennuyait. Trop de répétitions, de conventions, de citations, de revivals ou d'interdits. Ce n'est pourtant jamais un question de genre. Tout dépend qui s'en joue. Le free a la liberté de se réinventer par vagues. L'anche tranche et déchire, l'électronique plane et appuie, les baguettes découpent et recollent. Samuel Ber sait s'entourer. À son tour il attrape les cordes que lui envoient ses deux camarades et il en fait des nœuds, nœuds coulants et nœuds de chaise, nœuds de bois ou de fusion, nœuds chinois ou en tête de turc, etc.
Le jeune batteur a composé l'intégralité du second album, Between. Le groupe Pentadox comprend un pianiste, Bram de Looze, et trois saxophonistes, Guillaume Orti à l'alto, Sylvain Debaisieux au ténor et Bo van der Werf au baryton. La musique semble plus écrite, plus structurée, mais l'improvisation y tient toujours une place prépondérante. Des parties entraînantes suivent des mouvements lents. Des passages plus bruitistes élargissent le champ vers des paysages où les anches se fondent en une seule entité à l'instar des éléments de la batterie.
Sur aucun des deux CD je ne trouve trace d'un nom de label. Ils sont produits par Samuel Ber avec le soutien du gouvernement flamand pour le premier, du gouvernement wallon-bruxellois pour le second, de quoi réunifier un pays coupé en deux ! La musique ignore la barrière des langues. La tranche du digipack de Pentadox est vierge, futur anonyme de ma discothèque si l'ordre alphabétique n'y régnait. S'y trouve justement L'isthme des ismes, le trio que nous avions enregistré le 2 novembre 2017 avec Samuel et Antonin-Tri Hoang, invités à Radio France par Bruno Letort pour l'émission Tapage nocturne. Je m'étais enthousiasmé pour la richesse de ses timbres, son esprit d'à propos et d'ouverture... Comme Antonin au même âge, on pressent que Samuel, déjà virtuose à 23 ans, prendra la tangente, plongeant dans la composition pour ce qu'elle offre de champ révolutionnaire.

Pour l'instant j'ignore comment se procurer ces deux nouveautés, mais une solution devrait bientôt voir le jour ! Il y a déjà quelques morceaux sur SoundCloud...

mercredi 19 décembre 2018

Miroirs, mes beaux miroirs !


Créé en 2005, mon blog quotidien est entré dans sa quatorzième année, soit plus de 4000 articles sur des sujets les plus variés, mais avec tout de même une forte majorité sur la musique et les disques, le cinéma et les DVD, les expositions et les nouvelles technologies, avec des rubriques sexy comme la cuisine ou les voyages, et des coups de gueule explicitement politiques de temps en temps. Depuis huit ans, il est en miroir sur Mediapart que ses responsables mettent de temps en temps en une sans que je comprenne pourquoi tel article et pas tel autre. Du temps où Hélène Collon participait à Citizenjazz, elle aimait y publier certains des mes écrits musicaux, mais personne ne m'y a plus rien demandé après son départ, ce qui ne les a pas empêchés de me consacrer leur une et un copieux dossier cette année...
Aujourd'hui c'est au tour de Jean-Pierre Simard de me solliciter pour L'autre quotidien et le mensuel La Nuit. Certains de mes articles consacrés au cinéma ou à la musique y ont été ainsi reproduits. De temps en temps je retrouve des citations extraites de mes articles au dos de DVD, dans des programmes de concerts, sur des sites persos ou de labels, ce qui me fait évidemment très plaisir, puisque je cherche le plus souvent à évoquer des artistes de façon quasi militante, jeunes encore méconnus ou vieux scandaleusement oubliés, que la presse ignore faute de place ou de curiosité.


L'autre quotidien est un journal en ligne d'expression politique affilié à aucun parti, animé par des journalistes et l'association Nuit & Jour. Le numéro du jour est entièrement en accès libre, mais pour 3 euros par mois vous aurez accès à toutes ses archives. Christian Perrot explique très bien leur rapport au journalisme et au pouvoir. Parmi la nombreuse équipe j'ai l'agréable surprise de reconnaître aussi Élise Thiébaut, Serge Quadruppani, Marie Debray, Richard Manière... La Nuit est quant à lui un magazine slow web, ce qui signifie qu'il est soigné graphiquement, illustré et accompagné de vidéos et de musiques, peaufiné avec amour comme cela se faisait du temps où on le prenait pour faire les choses correctement. Chaque numéro s'inscrit autour d'un thème particulier. Le dernier s'organise par exemple autour de l'Afrique du Sud. Il fonctionne par abonnement, comptant sur ses lecteurs.
Je suis évidemment chaque fois touché que des professionnels soient sensibles à ma plume comme parfois au Monde Diplomatique, aux Cahiers de l'Herne, aux Allumés du Jazz, à la Revue du Cube, etc. Si, du lundi au vendredi mes plus fidèles lecteurs et lectrices me suivent sur drame.org ou Mediapart, c'est grâce à elles et eux que j'ai le courage de m'imposer sans faille ce rythme draconien qui m'occupe facilement trois heures par jour, alors que j'ai sur le feu plusieurs projets de musique ou que je dois répondre à des commandes plus excitantes les unes que les autres !
La grippe m'ayant terrassé ces derniers temps, j'étais content d'avoir sous le coude les 40 épisodes d'un livre laissé à l'état d'ébauche en 2005 sur le rôle du son par rapport à l'image. Si je n'y corrige rien, le livrant tel un work in progress, c'est que d'une part les outils technologiques et le marché qui les anime ont considérablement changé depuis 13 ans, et que d'autre part il représente une étape déterminante dans mes réflexions, soit juste avant d'entamer ce blog. Or tout ce que j'y constate et analyse reste d'actualité quant à ma démarche critique et créatrice. Le mettre en forme, l'illustrer et ajouter des notes en italiques et les liens hypertexte me prend néanmoins encore énormément de temps. Il est envisageable que cette parution en cours me donne envie à terme d'écrire un nouvel opus, mais cela n'existera que si j'en trouve la forme adéquate, une manière personnelle d'aborder la question. En attendant, les reproductions de mes articles ici ou là participent de la même dynamique, transmettre m'ayant toujours semblé intimement lié à la création artistique.

mardi 18 décembre 2018

Le son sur l'image (14) - Casting 2.6


Casting

J’ai néanmoins un regret sur Seurat. Pour le dialogue entre l’adulte et l’enfant qui tient lieu de commentaire du CD-Rom, nous ne pûmes engager une vraie petite fille pleine de toupet. Faute d’avoir prévu en temps et en heure de demander l’autorisation à la DASS, Hyptique engagea une comédienne spécialisée dans ce genre de rôle. C’est pour moi une faute grave, car nous avions besoin de tempérer le ton pontifiant de l’adulte en lui opposant un ton frais et insolent. Nous ne fîmes pas la même erreur avec Domicile d’Ange Heureux où un petit garçon donne toute sa crédibilité au titre en donnant la réplique aux acteurs qui tiennent le rôle de ses parents, Daniel Laloux et Dominique Fonfrède.
Le critique André Bazin suggérait de faire l’expérience de fermer les yeux pendant Citizen Kane ou La Splendeur des Amberson d’Orson Welles pour « apprécier la coloration des voix qui se répondent et l’individualité de chaque son. Le son qui n’est habituellement à l’écran que le support du dialogue ou le complément logique de l’image, fait ici partie intégrante de la mise en scène. » Le casting est d’une importance cruciale. S’il est rare que le designer sonore puisse avoir dessus son mot à dire, le timbre d’une voix, l’âge, le sexe, peuvent pourtant être déterminants dans le mixage final. Le plus couramment, le casting est réalisé par le studio d’enregistrement loué, à partir d’une liste de comédiens spécialisés. Un bon acteur coûte le même prix qu’un mauvais, et si on sait présenter un projet on peut convaincre les meilleurs de se risquer au jeu. Hélas, aucune école de multimédia n’apprend la direction d’acteurs. C’est pourtant décisif. Au cinéma, c’est la tâche principale du metteur en scène. Admirons l’exquis travail des voix dans le film de Marguerite Duras, India Song, conçu à l’origine pour la radio, où se mêlent les voix de Delphine Seyrig, Michael Lonsdale et de tant d’autres avec la musique de Carlos d’Alessio. Dans le multimédia, les chefs de projet devraient être formés à la direction d’acteurs, et il n’est pas de meilleure école que de se prêter soi-même à l’exercice. Il est souvent pénible d’entendre sa propre voix, et sa révélation sur un enregistrement est parfois difficile à accepter, car le son que l’on entend à l’intérieur du crâne ne ressemble pas à celui qui est entendu par des tiers.
Lorsque le texte des dialogues est imposé, il reste encore la manière de les dire pour sauver, détourner, améliorer le projet. J’eus ainsi à superviser un catéchisme interactif, Le Grand Jeu, annoncé comme une sorte de You don’t know Jack, un Trivial Poursuit doublé d’un jeu de plateau, dont le ton décalé (c’est sur ce terme que j’avais accepté ce travail) glissait doucement mais sûrement vers une démagogie somme toute prévisible. Ne pouvant intervenir sur les dialogues eux-mêmes, je confiai le texte à trois acteurs critiques qui les jouèrent en leur donnant des intentions particulières. L’objet mériterait de devenir culte ! Il fallait être humoristiques, nous le fûmes. Pour le site Numer, j’enregistrai des bribes de dialogue parfois à peine compréhensibles pour donner un effet nébuleux, déconstruction moderne de notre univers quadrillé.


Tandis que je cherchais la voix de Nabaztag, objet communicant relié à Internet en wi-fi et ressemblant fortement à un lapin, je remarquai les essais de Maÿlis Puyfaucher qui avait écrit les dialogues. Pour moi c’était déjà évident que le lapin devait être une lapine : tant les filles que les garçons le préfèreraient (de nombreux admirateurs mâles de Nabaztag réclamèrent d’avoir le choix entre une voix masculine ou féminine pour le lapin ! C’est étrange, je doute que l’inverse eut été demandé. Nous avons tant l’habitude que les héros soient des hommes. Les rares héroïnes, lorsqu’elles n’obéissent pas à la normalité féminine, sont sacrifiées sur le bûcher, passées par les armes, livrées aux lions, vilipendées…). C’est marrant, dans les dessins animés, les lapins sont presque toujours des mâles avec un petit défaut de prononciation, écoutez Bugs Bunny, le lapin d’Alice ou Roger Rabbit ! Peut-être à cause des dents ? Je cherchais une voix qui ne soit ni caricaturale, ni trop réaliste. Suivant ses propres dialogues absurdes à la lettre, Maÿlis avait les parfaites intonations. Il suffit que je la convainque de se prêter au jeu, au jeu d’actrice, pour que Nabaztag prenne corps. Et ce fut, comme avec Le Grand Jeu, une grande partie de rigolade ! Parce que l’on n'est jamais aussi efficace que dans la détente et la liberté d’inventer. Tant de talents s’ignorent…
Il n’y a rien de plus agréable que de travailler avec de bons comédiens. Je me souviens d’André Dussollier que j’accompagnai pour l’inauguration du Mois de la Francophonie. Après nous avoir honnêtement avertis qu’il n’avait pas préparé son texte, André demanda à s’isoler deux heures dans sa loge. Lorsqu’il fut prêt, nous filâmes le texte. J’étais aux anges. Quelle intelligence, quelle finesse ! André se retourna vers nous pour nous demander de tout reprendre, s’excusant de n’avoir pas assez écouté la musique lors de ce premier essai. Le résultat fut à la hauteur de nos espérances. Chaque fois que je pus collaborer avec André Dussollier, le miracle se produisit, mais il est certain qu’un comédien doit savoir son texte pour l’interpréter correctement.


Jean Renoir a réalisé un court-métrage passionnant où il dirige la réalisatrice Gisèle Braunberger qui se prête au jeu (La direction d’acteurs par Jean Renoir, réalisé par Gisèle Braunberger. Présenté dans un coffret DVD où figurent La chienne, On purge Bébé, Tire au flanc…). Renoir dit utiliser la méthode à l’italienne, comme Molière et Jouvet. Il fait lire le texte comme si c’était l’annuaire du téléphone (Quel pouvait bien être son équivalent du temps de Molière ?), sans aucune intention dramatique, de la manière la plus neutre possible. Toute intention préalable ne produirait que poncifs et banalités. Donner le ton à la première lecture, c’est à coup sûr aboutir à un cliché. À force de répéter le texte, le ton vient tout seul, petit à petit, malgré soi, petits inflexions, gestes imperceptibles, c’est ainsi que naît un rôle… Évidemment, c’est un peu plus complexe, Renoir fait croire à ses acteurs que les idées émanent d’eux-mêmes alors qu’il les leur suggère très discrètement ! Il y a bien d’autres façons de travailler un texte. Gisèle Braunberger aurait souhaité faire le même travail avec Robert Bresson, dommage ! Stanislawski conseillait de ne pas jouer en pensant « je suis tel personnage… » mais en imaginant « si j’étais tel personnage… ». Les acteurs américains qui ont suivi les cours de l’Actor’s Studio s’investissent corps et âme. Certains réalisateurs miment tous les rôles, d’autres dirigent les acteurs pendant les prises avec des oreillettes camouflées ! Il existe mille manières de diriger des comédiens, cela dépend des directeurs comme des acteurs…

Précédents articles :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat

lundi 17 décembre 2018

Le son sur l'image (13) - Au cirque avec Seurat 2.5


Au cirque avec Seurat

Lorsqu’après la sonorisation de l’exposition-spectacle Il était une fois la fête foraine à La Grande Halle de La Villette en 1994, Pierre Lavoie, directeur de la société Hyptique, me propose de réaliser celle du CD-Rom Au cirque avec Seurat, je bondis de joie. J’ai toujours aimé les gadgets, les machines qui font du bruit et de la lumière. Je programme mes synthétiseurs depuis 1973 et je suis un fan de tout ce qui rend Jules Verne toujours plus contemporain. En découvrant le CD-Rom Puppet Motel de Laurie Anderson et Hsin-chien Huang, j’avais constaté qu’il était possible de fabriquer des objets martiens avec ces galettes. L’univers de Laurie Anderson, composé de téléphones, fax, répondeurs et autres machines communicantes, correspondait remarquablement à ce nouveau moyen d’expression technologique. La souris disparaissait de l’écran, rien n’était expliqué, il fallait se promener parmi les multiples écrans interactifs qui s’ouvraient sur le monde magique de cette artiste protéiforme depuis longtemps fascinée par le multimédia (Son film Home of the Brave est une belle réussite d’intégration des nouvelles technologies à un spectacle vivant, DVD Warner).

À mon retour de vacances, je trouve donc un message de Pierre Lavoie me proposant de nous rencontrer pour envisager une collaboration sur le CD-Rom Au cirque avec Seurat. À une époque où celui sur le Louvre était pratiquement l’unique référence, je me demande bien comment faire pour un unique tableau. Je ne connaissais pas grand chose à Seurat mais je trouve un site internet américain dédié au peintre, avec l’intégralité de ses toiles, chacune commentée, et ses théories autographes sur la couleur. J’arrive donc bien armé au rendez-vous. Je continue cette pratique inquisitrice chaque fois que je vais avoir affaire à un nouvel interlocuteur. C’est ainsi que j’en appris de belles sur ma future compagne avant notre premier rendez-vous ! J’avais donc déjà réfléchi à tout ce qui m’énervait dans les CD-Roms que j’avais jusqu’ici consultés. J’ai ainsi souvent été amené à faire les choses parce que je ne trouvais pas mon bonheur dans la production actuelle. C’est une occasion inespérée. Pour Seurat, je peux expérimenter là où mes réflexions m’ont mené, d’abord avec l’aide de Pierre Lavoie, puis avec Antoine Schmitt, très vite engagé comme directeur technique.

Je comprends qu’il faut multiplier les sons pour une même action afin d’humaniser le système. Dans la même logique, le sommaire abrite un juke-box avec plusieurs morceaux qui jouent l’un ou l’autre en aléatoire chaque fois qu’on y retourne. Il est à signaler que le système du leitmotiv, inauguré par Richard Wagner et en usage dans le cinématographe, ne convient absolument pas aux médias interactifs. Toute reprise ou variation donne l’impression de faire du sur-place, pire, de revenir en arrière et de ressasser. Mon travail consiste, si on repasse par une scène déjà explorée, à donner l’impression que le temps s’est écoulé depuis la dernière visite.
Au cirque, il n’y a pas de temps mort : toute action doit appartenir à une continuité musicale qui ne brise jamais l’imaginaire du joueur. Une technologie trop apparente produit des ralentissements qui le font sombrer dans les affres de l’impatience. Ainsi, le temps de chargement d’une nouvelle scène est ici accompagné par une introduction sonore précédant l’ambiance musicale de la scène à venir, son congé en devenant la coda.
Avec mon camarade Bernard Vitet, nous n’avons jamais composé autant de musique que pour ce CD-Rom, cinquante thèmes différents !
Pour les séquences de la ligne courbe, de la ligne droite et du Clown, nous faisons venir de Londres le saxophoniste soprano Lol Coxhill qui a exactement le son désiré, humour tendre et modernité nostalgique (À l'enterrement de Lol en 2012 sera joué le thème principal). Nous mélangeons de nombreux instruments réels (trompette, violon alto, percussion…) à notre orchestre virtuel pour le rendre plus vivant. Pour la scène de l’Écuyère, j’utilise un reportage réalisé au Haras de Blois plusieurs années auparavant…



Il y avait à cette époque des éditeurs qui croyaient en ce support et les budgets étaient plus confortables qu’aujourd’hui (Au cirque avec Seurat, ed. Réunion des Musées Nationaux / Gallimard Jeunesse / France Telecom Multimédia. Réédité sous le titre L’art en jouant). Il est devenu très difficile de se laisser aller aux risques et délices du forfait qui permet de travailler avec l’attention que mérite ce genre d’ouvrages. Comment travailler consciencieusement lorsque le client vous demande de bâcler (sic) ?

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Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles

samedi 15 décembre 2018

Roma Cata


Gros battage autour de Roma, le nouveau film d'Alfonso Cuarón sorti en exclusivité sur Netflix après avoir reçu le Lion d'Or à Venise. Après la déception de Gravity (2013) au vide intersidéral, le réalisateur mexicain des remarquables Y tu mamá también (2001) et Children of Men (2006) sombre avec un mélo convenu et manichéen. Honte au jury de Venise, honte à ce réalisateur autrefois inventif, honte aux critiques qui encenseront cette bouse bien pensante après avoir manqué ses premiers films.
Si l'on compare l'histoire de cette famille bourgeoise et de leur bonne à tout faire avec celle de l'épatant Que Horas Ela Volta? (Une seconde mère, 2015) de la Brésilienne Anna Muylaert, le camouflet est cinglant. Ici un pamphlet éculé sur la médiocrité des hommes alors que Muylaert signait l'un des meilleurs films sur la différence de classes, drôle en plus et avec un scénario riche d'une rare finesse...
Je préfère toujours évoquer ce que j'aime plutôt que ce qui m'a déçu, à commencer pour ne pas déprimer les auteurs malchanceux, mais lorsque je taille un costard à Scorsese, Eastwood ou Cuarón je ne crains pas que cela les affecte ! Je me fais juste incendier par les gobeurs de trucs qu'il est de bon ton d'aimer sans penser par soi-même... Je suis juste énervé par l'opportunisme de Cuarón, pseudo féministe d'un autre âge, évoquant également de manière racoleuse le massacre de la manif étudiante en 1971 à Mexico sans aucune critique sérieuse du système qui les a engendrés. À réfléchir sur causes sociales et effets politiques, toute comparaison avec notre actualité hexagonale serait d'ailleurs purement fortuite.

vendredi 14 décembre 2018

Pour la route, Monsieur Cueco !


Je n'ai pas bu une goutte depuis une semaine, mais l'état fiévreux qui m'assaille au sixième jour de crève me semble parfait pour évoquer le fascicule spirituel (spirituel ou spiritueux ?) concocté par Pablo Cueco. Pendant cette semaine terrassante la lecture de ces 120 pages éclaira de quelques bulles effervescentes de lucidité mon état grippal. Je ne vais jamais dans les bars, mais j'ai eu beaucoup de plaisir à suivre mon camarade dans sa ballade digressive de comptoir en comptoir dans son arrondissement parisien du 3e. Je n'y vais jamais, parce que c'est rarement pour moi l'heure de boire autre chose que de l'eau, que je ne sais donc pas quoi commander, que je trouve le prix prohibitif par rapport à ma propre cave et souvent de moindre qualité, que je n'ai jamais supporté les gens saoûls, et que j'y suis trop dissipé par l'observation de la clientèle ou du personnel. Ainsi j'échoue avec un thé en sachet dégueulasse ou une blanche des plus communes.
Or l'ouvrage de Pablo Cueco n'a rien d'œnologique, ni d'incitation à la consommation. J'ai développé une méfiance irraisonnée envers les œnologues en herbe dont la plupart m'apparaissent comme des snobs dont le palais se voudrait universel. Certes on pourrait dire cela de presque tous les spécialistes ! Ce qui est chouette dans Pour la route, c'est qu'il est écrit par un zarbiste virtuose qui arpente le macadam en observateur amusé des habitudes des voisins de son quartier. Un zarbiste n'est pas un énergumène zarbi, mais un percussionniste dont l'instrument principal, perse d'origine, se joue avec les doigts. Or Pablo Cueco est aussi compositeur et auteur à ses heures, la preuve ! Avec la perspicacité et l'humour qui ne le quittent jamais il dresse le portrait d'habitués, cherchent l'authenticité de chaque étape où il trouve l'inspiration. Peu importe alors le sujet, ses divagations critiques nous entraînent et nous divertissent avec une tendresse digne d'un Jacques Tati... "Le dessinateur Rocco et le photographe Milomir Kovačević, eux aussi explorateurs assidus de la jungle de zinc et de formica, accompagnent l’auteur dans cette bistro-fiction."

→ Pablo Cueco, Pour la route, ed. Qupé, 15€

jeudi 13 décembre 2018

Le son sur l'image (12) - Expositions-spectacles 2.4


Expositions-spectacles

Avant d’étudier dans le détail les différents éléments de la partition sonore, je souhaite évoquer quelques exemples de design sonore appliqué à des expositions muséographiques. J’ai commencé ce genre de sport avec l’inauguration de l’exposition Andy Warhol à l’ARC à Paris en 1971. J’avais fabriqué un instrument mélodique en produisant des larsens avec la ventouse d’un amplificateur de téléphone orienté vers son haut-parleur ! En 1981, j’inventai ma première transformation d’un espace urbain rendu à l’illusion, en sonorisant le Parc della Rimembranza à Naples en Italie avec Un Drame Musical Instantané. Des haut-parleurs cachés dans les arbres diffusaient des ambiances sonores, donnant à l’ensemble du parc qui surplombe la ville des allures de soucoupe volante atterrissant au milieu d’une forêt équatoriale. Le vent semblait souffler. La chaleur humide qui s’était abattue sur nous se dissipait comme par enchantement.

La plus importante de mes réalisations est certainement l’exposition-spectacle Il était une fois la Fête Foraine (catalogue de l’exposition, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux. CD Auvidis Tempo A6217 intégrant les textes d’Alain Monvoisin, les musiques de Birgé et Vitet, des orgues limonaires, des chansons par Nane Cholet, Renée Lebas, Jean Marais…) à la Grande Halle de La Villette inaugurée en 1995 : soixante dix sources sonores fonctionnant en même temps pour donner aux visiteurs l’impression de parcourir une véritable fête foraine. Aucun synchronisme entre les différentes platines CD si ce n’est qu’elles étaient toutes envoyées à la fois au début de la journée. Chaque CD étant joué en boucle, mais aucune boucle n’ayant la même longueur, entre dix minutes et plus d’une heure selon les besoins, tous les sons se désynchronisaient très vite les uns par rapport aux autres, donnant vie à l’ensemble. La réalité versait du côté du rêve tandis que l’illusion rendait crédible la reconstitution. Je reviendrai plus loin sur les concepts de synchronisme accidentel et d’imperfection qui me sont chers. Sur tout le pourtour extérieur de la Grande Halle, deux énormes enceintes, augmentées d’une vingtaine de petites, diffusent des chansons ayant pour thème la fête foraine. À l’intérieur, des dizaines de haut-parleurs, disséminés parmi les objets patrimoniaux exposés, cachés dans les allées, laissent entendre des musiques originales composées pour les trois manèges principaux sur lesquels il est possible de grimper (pousse-pousse, petites autos, chevaux de bois), ainsi que des bruitages sonorisant les attractions inaccessibles (tirs et jeux de massacre), des bonimenteurs haranguant la foule et des barons, faux visiteurs commentant l’expo, draguant dans les allées sombres, vomissant à la sortie du pousse-pousse. Ce manège emporte le public sur des nacelles que la vitesse entraîne à l’horizontal… Les dialogues commandés à l’écrivain Alain Monvoisin sont interprétés par Michael Lonsdale, Luis Rego, Jean-Marie Maddeddu, Lors Jouin, Daniel Laloux, Michel Berto, Dominique Fonfrède… Des voix hurlent depuis le sommet de la Grande Halle : « Ho hé je suis là, là tout en haut ! Tu me vois pas ? ». D’autres nous font sursauter lorsqu’on arrive au bout d’une passerelle construite à trente mètres au-dessus du sol : « Me pousse pas ! ». Pour resituer l’exposition et lui donner de l’ampleur, je fais diffuser des sons de chevaux sur tout le pourtour intérieur encerclé de palissades, hors-champ de hénissements, de dressage à la longe, de bruits de mastication. De véritables orgues de foire jouent de temps en temps, mélangeant leurs tuyaux tonitruants à l’ensemble des haut-parleurs et des cris des visiteurs. C’est l’effet escompté : les enfants hurlent et courent dans les allées comme dans une vraie foire, oubliant la reconstitution muséographique. C’est une sorte d’univers à la John Cage à partir d’éléments populaires. La scénographie de Raymond Sarti et le choix des objets par Zeev Gourarier se prêtent parfaitement à toutes ces facéties vertigineuses. Dans une salle de cinéma forain reconstituée, on peut admirer Loïe Fuller et sa danse serpentine ou l’homme-tronc, au son de vieux rouleaux de piano mécanique que nous avions réinventés. Le Cabinet de curiosités et de figures de cire du Docteur Spitzner suinte de voix glauques murmurant les textes de son monstrueux catalogue. L’exposition dure quatre mois, c’est fabuleux. Nous remettons ça au Japon avec The Extraordinary Museum et Euro Fantasia. J’en invente toute la partition sonore et Bernard Vitet en cosigne la musique encore cette fois. Il est passionnant de travailler sur des projets où je suis responsable de tout ce qui passe par le conduit auditif, du choix de l’auteur des textes à la direction des acteurs, de la conception de la partition sonore aux reportages en extérieur, des bruitages à la composition musicale, de la recherche musicologique à la sonorisation de la scénographie.


Sept ans plus tard, la même équipe réalise Jours de cirque au Grimaldi Forum de Monaco (catalogue de l’exposition, Grimaldi Forum, Actes Sud). Cette fois, la musique doit s’effacer devant les chefs d’œuvre de Goya, Toulouse-Lautrec, Rouault, Léger, Cocteau, Calder, Picasso, Chagall, réunis par Zeev Gourarier. Raymond Sarti a conçu une sorte de labyrinthe en quarts de cercle renversés, dans lequel les sons doivent à la fois donner la dimension de l’exposition, gigantesque, cela va de soi, et attirer les visiteurs pour les perdre. L’ensemble du tapis de sol est la reproduction immense d’un Sonia Delaunay. Le cadre festif fait remonter les odeurs d’enfance, souvenirs de magie et de rêve. J’ai conçu six pôles correspondant aux différents secteurs de l’exposition-spectacle, de manière à ce qu’ils puissent fonctionner ensemble et séparément. Nous multiplions les haut-parleurs pour garder une diffusion précise mais d’un niveau relativement bas. À l’entrée, la Parade accueille les visiteurs, musique circassienne avec saxophone soprano à l’honneur, murmures de foule et voix d’enfants. On se sent fébriles avant même d’arriver aux caisses… Le cirque proprement dit représente l’envers du décor : montage du chapiteau, coulisses, camions, toile hissée, piquets enfoncés, un peu de musique sur un transistor… Au pavillon des illusions et des acrobates, les claviers de percussion (marimbas, vibraphone, glockenspiel) répondent aux bois (hautbois, clarinettes, bassons) pour rappeler l’univers du voyage… Les rugissements de lion sont plus vrais que nature, réalisés en transposant dramatiquement ma voix dans le grave, avec frottements du radiateur électrique du studio pour donner l’impression de tourner en rond contre les barreaux de la cage. Aucun apport musical n’est nécessaire. Le secteur des fauves donne une impression de mystère et de danger sous-jacent… Bernard Vitet et moi-même jouons le rôle du Clown Blanc et de l’Auguste, solistes parmi les instruments de l’orchestre. Le dialogue comique ponctué de claques et d’éclats de rires tonitruants répond au ragtime et au tango… Dans les coulisses, au milieu des cintres, on peut entendre la musique de l’envers du décor, jazz manouche, valses swing… Comme pour les projets multimédia, nous produisons plus de musiques et de sons qu’il n’en faut, afin de créer un univers mobile où l’on n’a jamais la sensation de revenir sur ses pas. La partition sonore évolue au fur et à mesure de cette visite libre où il n’existe aucun parcours imposé. Nous espérons que cela atténue un peu l’inévitable fatigue du personnel qui travaille dans ces bruyants espaces sonores. Si c’est réussi, le visiteur doit en ressortir dans l’état où il est lorsqu’il entend s’éloigner derrière lui le vacarme de la Foire du Trône, lorsque sa tête résonne encore des hurlements de la piste…

En 2000, je conçois et réalise la partition sonore de l’exposition Le Siècle Métro à la Maison de la RATP (En 2014 je réaliserai l'étude sonore du métro du Grand Paris avec Ruedi Baur, mais je suis encore tenu contractuellement au secret sur ce projet où l'inverse de ce que nous avons suggéré sera probablement réalisé !). Marc Netter en est le commissaire et Michal Batory le directeur artistique. Michal, formé à l’école polonaise, est un des grands affichistes contemporains. Il y a essentiellement trois salles à sonoriser. Pour la première, désirant recréer un environnement 1900, j’ai la chance d’avoir accès aux archives de la Bibliothèque Nationale et à celles de la RATP. Je trouve un enregistrement des cris de Paris (vitrier, marchand de mouron, colporteur…) et des rames ancestrales. J’invente le reste en reconstruisant le son des travaux de fondation du métro parisien, en recherchant des musiques d’époque. L’ensemble est diffusé sur différents systèmes simultanés, comme j’en ai pris le goût et l’habitude, pour humaniser les machines, créer de la vie artificiellement en comptant sur les miracles du hasard. Pour La Ligne du Siècle, je passe un mois dans les souterrains du métro à enregistrer les rames, les couloirs, les musiciens ambulants… La dernière salle me donne du fil à retordre, je dois imaginer ce que sera le son de la ville dans cinquante ans ! Le sous-sol parisien affichant complet, j’opte pour un tramway silencieux, se signalant par une petite cloche, retour au passé, et des musiciens de rue dialoguant avec les oiseaux. Un après-midi ensoleillé, j’enregistre une minute de l’ambiance rue à la sortie du métro, pas sur le trottoir, oiseaux qui piaillent, ambiance très calme ; j’en fais une boucle que je répéte trente fois en la faisant évoluer en temps réel avec les GRM Tools et mon Eventide H3000 ; je demande enfin au clarinettiste basse Denis Colin de venir improviser sur cette partition électroacoustique…


Pour une installation d’Antoine Denize, l’auteur du CD-Rom Les Machines à écrire d’après Queneau et Pérec, je compose une symphonie de 26 iMacs en réseau, exposée au PASS à Mons en Belgique dans le bâtiment conçu par l’architecte Jean Nouvel. Chaque ordinateur a son propre son, et l’ensemble de ces musiques délicates et légères se mélange avec les voix des comédiens en quatre langues. Chaque visiteur/utilisateur peut choisir entre le français, l’anglais, l’allemand ou le hollandais. La programmation savante de Frédéric Durieu permet de diffuser des sons ne provenant que de l’un ou l’autre des iMacs tandis que d’autres sont communs à l’ensemble. Il y a vingt six jeux, vingt six musiques, d’essence électronique. L’ensemble est conçu comme un mobile où s’accrochent des éléments selon les manipulations des vingt six joueurs simultanés… Pour The Laying of the Hands de Mark Madel, installation conçue pour un hôpital d'Amsterdam spécialisé dans les rhumatismes, je dois sonoriser des capteurs en forme de mains dispersés dans les espaces communs. Lorsqu’on les touche, émergent des plaintes qui se transforment progressivement en soupirs de plaisir au fur et à mesure qu’on les caresse… Pour le Musée du Centre Pompidou, je fabrique des petites miniatures d’une minute, chacune représentant l’interprétation sonore d’une sculpture, chaque musique diffusée devant son motif d’inspiration devant réfléchir le sujet, son traitement, les matières employées. Pour La Mariée de Nikki de Saint Phalle, j’adapte la Marche Nuptiale pour boîte à musique en la destructurant progressivement tandis que des jeux d’enfants se transforment en scènes de guerre, les rires en sanglots, les craquements de gauffrettes en sifflements de vipère. Pour le Calder, le vent fait tinter le mobile dont les grincements se transforment en chant d’oiseau, qui finit par s’envoler. Je traite l’Ice Bag d’Oldenburg comme une bande dessinée, m’inspirant d’abord du Stripsody de Cathy Berberian puis transformant un volcan en glace pilée. La musique du Manteau d’Étienne Martin s’inspire de son enfance, course dans de longs couloirs, des cordages d’un bateau, jouées par Olivier Koechlin à la contrebasse, et de percussions japonaises. J’aborde N.Y., 06 :00 A.M. de Franck Scurti comme un cauchemar métro-boulot-dodo avec sonnerie du réveil matin pour casser l’ambiance !

Ces expositions-spectacles révèlent de nombreux points communs avec le multimédia, par les sollicitations interactives que génère le dispositif scénographique, mais surtout par la non-linéarité du récit. Cela les éloigne définitivement du cinématographe puisqu’il représente la quintessence de l’art du temps. Le concept de cinéma interactif est abandonné. Erreur constitutionnelle. Les « livres dont vous êtes le héros », les CD-Rom, Internet, la télévision interactive, les expositions-spectacles, participent à l’éclatement du récit en confondant le rôle du spectateur et celui de l’interprète. La liberté de se mouvoir ou d’agir qui leur est accordée dépend de paramètres dont les auteurs jouent à leur guise. Les installations d’art contemporain renouent avec les fantasmes des années 60, quand le Living Theatre ou le Bread and Puppet poussaient les spectateurs à participer à la mise en scène, quand le spectacle descendait dans la salle. Cocteau disait aussi qu’il aurait aimé que le public de ses pièces réagisse comme les enfants devant un spectacle de marionnettes, en criant à Œdipe : « Ne l’épouse pas, c’est ta mère ! ». Pier Paolo Pasolini, dans Che cosa sono le nuvole ?, fait d’ailleurs lapider les marionnettes d’Othello et Iago par la foule furieuse de la mort de Desdémone… De la participation à l’interactivité, il n’y a qu’un pas.

P.S.: depuis 2005 j'ai travaillé sur d'autres expositions avec de nouveaux enjeux (bornes interactives du Quai Branly, antichambre des robots au Futuroscope, Révélations au Petit Palais, Monuments aux morts pour Rencontres d'Arles de la Photographie et Panthéon, juke-box Houellebecq au Palais de Tokyo, Carambolages au Grand Palais, Cité des Sciences et de l'Industrie, Louvre, etc.).

mercredi 12 décembre 2018

Digital After Love. Que restera-t-il de nos amours ?


Le premier intérêt des objets hybrides est qu'ils sont infalsifiables. Ils résistent à la copie pirate contrairement à un disque sans livret, un livre sans images, une photographie sans le grain du papier. Le Prix Swiss Life à 4 mains couronne chaque année un tandem, photographe et musicien, que l'on retrouvera exposé en galerie et dans un livre-CD édité par Actes-Sud. Il est de plus doté de la rondelette somme de 15000€ pour chacun/e des heureux élus, cela se fête ! Cette année le photographe Oan Kim et la compositrice, auteur et interprète Ruppert Pupkin montent leur projet à partir du contenu d'un smartphone endommagé qui n'aurait retenu que les bribes d'une histoire d'amour entre une femme et le partenaire invisible qui l'a photographiée. Comme le Saturnium de Smith et Antonin-Tri Hoang qui avaient reçu le Prix l'an passé, la fiction se cache sous l'apparence du documentaire, mais cette fois le sujet plonge le vernaculaire dans une sorte de pastiche moderne. Les images scratchées, bougées, floutées, pixélisées évoquent une modernité devenue banale à force d'en subir les avatars. Même démarche du côté musical où les ambiances urbaines se mélangent habilement à des bribes du quotidien, tirant le montage électro-acoustique vers une intéressante évocation radiophonique. Hélas les chansons pop révèlent le fantasme du succès, car si elles empruntent consciemment ou pas leurs mélodies à l'univers d'Élise Caron, les orchestrations lorgnent vers celui de Jeanne Added. On a connu pires modèles ! Heureusement le glitch remonte le courant et les mauvaises intentions dérapent souvent. Plutôt qu'inventive j'y pressens une œuvre emblématique de notre époque, sorte de vision kaléidoscopique d'un monde qui a perdu ses repères. Le choix du pseudonyme Ruppert Pupkin emprunté à La valse des pantins de Scorsese par la comédienne Emmanuelle Destremau est-il un indice du recul critique de son auteur s'attaquant à la société du spectacle ? Car si c'est tout ce qu'il restera de nos amours, nous pouvons nous inquiéter pour l'avenir, miroir déformant d'un passé sans cesse reconstruit.


L'attirail technologique, étendu à la vidéo sur le Net, fait de l'ombre au dispositif sentimental. Pas beaucoup d'amour donc, mais des signes d'amour oui, renvoyant à ce qu'ils sont l'un pour l'autre. En choisissant ce thème, le tandem, certes très doué, fait l'impasse sur la relation, deux parallèles se croisant au mieux à l'infini, autant dire une rencontre quasi impossible. Or j'aimerais tant y croire !

→ Oan Kim & Ruppert Pupkin, Digital After Love. Que restera-t-il de nos amours ?, livre-CD Éditions Actes-Sud, 13x18cm, 64 pages, 17,99€, à paraître début janvier 2019
→ Exposition dans le cadre de l’exposition Doisneau et la Musique, organisée par le musée de la Musique – Philharmonie de Paris du 4 décembre 2018 au 28 avril 2019. Le commissariat de l’exposition est assuré par Clémentine Deroudille, petite-fille du célèbre photographe.

mardi 11 décembre 2018

Le son sur l'image (11) - La charte sonore 2.3


La charte sonore

Ne devrait-il pas y avoir une charte sonore comme il existe une charte graphique ? Toute œuvre audiovisuelle ne pourrait-elle pas faire appel à un designer sonore, à l’image d’un film supervisé par le créateur lumière, ou d’un projet multimédia suivi par son directeur graphique ? Voilà qui produirait une homogénéité sonore, une identité, exactement comme le chef opérateur façonne lumières et couleurs. Cela participerait à la forme et au style de l’ensemble. Devenu courant aux Etats-Unis, il est encore extrêmement rare de voir au générique d’un film français le poste de designer sonore. Il aura fallu attendre l’avènement du multimédia pour que ce travail soit reconnu, alors que j’en avais rêvé pour le cinéma dès ma sortie de l’Idhec en 1974. Cette conscience du sonore est probablement dûe au fait que ce secteur n’a pas tant recours au texte parlé, alors que le cinéma repose sur ses dialogues depuis l’avènement du parlant.
Les voix, les bruits, la musique composent la partition. Leur choix, la manière de les enregistrer, de les filtrer, de les traiter, de les monter, de les mixer font partie de l’art audiovisuel. Selon les projets, j’utilise des instruments acoustiques ou électroniques, des sons naturels et ma propre voix, des traitements informatiques et l’enregistrement en temps réel, des séquenceurs et des logiciels de son, etc. À chaque projet correspond une manière originale de procéder. Lorsque s’en présente un nouveau, je recherche d’abord l’orchestration appropriée (la charte sonore, la voici !) et cela ne peut jamais être arbitraire, comme chacun des choix auquel le créateur doit faire face.

Prenons un exemple. Il est courant d’avoir à sonoriser des animaux dans les jeux multimédia pour les enfants. Chaque fois se pose la même question : les sonoriser avec de vrais cris d’animaux ? Les choisir dans une banque de sons achetés dans le commerce, dans ma propre sonothèque ou bien dois-je partir enregistrer à la campagne ? Les imiter avec ma voix ? Ou encore tout jouer avec des instruments de musique en tentant de s’en approcher ? Si c’est un meuglement de vache, opterai-je pour la boîte à meuh (la baudruche à l’intérieur pousse l’air dans une anche quand on la retourne) ? Si l’enfant doit reconnaître les animaux par leur son, je choisis de vrais animaux. Si je peux transposer poétiquement tout l’univers du jeu, je ferais volontiers le pari de tout sonoriser avec des sons moins réalistes. Dans l’orchestre vietnamien qui accompagne les marionnettes sur l’eau, les instruments imitent des cris d’animaux… Dans tous les cas, je me fixe de conserver une unité à l’ensemble, en adoptant la même procédure pour tous les sons d’un même projet, donnant ainsi une couleur particulière à l’ensemble.

Il est parfois arrivé que la vitesse d’exécution réclamée me pousse à imaginer des solutions originales. J’ai dû réaliser toute l’interface sonore du DVD-Rom du Louvre en une nuit. À la suite de la présentation du titre à la presse et à toute la profession sous la Pyramide du Louvre, l’éditeur essuie les critiques et s’aperçoit que le travail sonore est une catastrophe. Le studio son avait sonorisé l’ensemble en obéissant mécaniquement aux directives du chef de projet. L’ensemble est un patchwork sans queue ni tête. Le directeur artistique, Yacine Aït Kaci, me rattrape à l’heure du déjeuner pour savoir si je serais prêt à reprendre le son du DVD qui doit être pressé le lendemain. J’accepte le défi, d’autant que j’en profite pour gonfler mes prix compte tenu de l’urgence, après avoir déontologiquement vérifié que Dominique Besson, qui a remarquablement assuré la responsabilité musicale du titre est dans l’incapacité géographique d’exécuter elle-même ce travail. Rentré au studio, je ne vois qu’une solution pour cette interface que j’imagine invisible, composée de petits sons élégants qu’on ne doit pas remarquer mais qui doivent souligner chaque action de l’utilisateur. J’enregistre des dizaines de sons buccaux très légers : tic, slip, fuït, pap, pop, pip, huït, soufflant, aspirant, claquant ma langue sur mon palais, le tout en une seule prise. Je dessine des flèches qui relient les actions à sonoriser avec les sons que j’ai pris le soin d’isoler en les nettoyant. Améliorer les attaques et les fins, en effaçant le silence au début et en exécutant des fondus lorsque c’est nécessaire. Chaque son trouve sa place dans la liste des actions de navigation. À minuit, tout est terminé, j’envoie à Yacine la soixantaine de sons par Internet en lui demandant de ne pas préciser à quelle heure j’ai terminé. En effet, les clients ont la fâcheuse habitude de penser que c’est cher payé lorsqu’un travail est rapidement rendu. N’ayant jamais dépassé un délai de ma vie, j’ai tendance à terminer avant la date butoir, ce qui ne peut se réaliser qu’en anticipant la livraison. Certaines remarques désobligeantes m’ont incité à faire de la rétention lorsque je terminais trop tôt un travail. Cela m’évite également de refaire des choses inutilement lorsque je suis confronté à certains clients pervers qui exploitent le temps qu’il leur reste en sadisant leurs fournisseurs ! Ces règles ne s’appliquent heureusement pas à tous les partenaires. Question de confiance. J’ai même acquis une réputation de Speedy Gonzalès qui fait partie de mes atouts ! Il faut savoir qu’on peut abattre quatre-vingt sons dans la journée et que le quatre-vingt-unième peut résister pendant une semaine. Voilà pourquoi je m’y prends à l’avance, en dehors du fait que la Méthode porte souvent ses fruits.

Pour une scène de jeu du CD-Rom Sethi et la couronne d’Égypte, j’ai cherché pendant trois semaines comment sonoriser une course d’autruches. Je n’ai heureusement pas passé tout ce temps en studio, je laisse mûrir les idées jusqu’à ce que la solution s’impose d’elle-même. Le temps d’exécution est minime en comparaison de la préparation. J’ai finalement réussi à faire courir les autruches aux différentes vitesses requises en faisant le bruit des pattes avec la langue, polop, polop, tout en frottant simultanément ma poitrine habillée d’une ample chemise en lin avec les paumes de mes deux mains. Restait le cri des volatiles à qui l’on arrache une plume de leur derrière. Le jeu consiste à fabriquer des éventails colorés avec ! Pour préserver l’aspect juvénile des demoiselles galopant, je demande à ma fille de m’aider en poussant des petits cris de vierge effarouchée. Elsa chante parfaitement juste. Très jeune, elle a participé à de nombreux projets multimédia. J’ai souvent eu recours à sa voix d’enfant, elle m’a donné un coup de main pour réaliser certains sons compliqués, trouvant une idée lorsque je calais sur un de ces programmes pour la jeunesse. Nous nous amusions à chercher ensemble l’accessoire qui produirait le son recherché. Elle contribua beaucoup aux chansons parsemées dans tous ces titres, comme ici les petites mélodies vocales qui se déclenchent chaque fois qu’on réunit suffisamment de plumes de la même famille pour constituer un éventail. Ma palette ne possède plus cette voix de petite fille depuis qu’elle est devenue une jeune femme. Le temps passe si vite. Dans un premier temps, Elsa refuse de faire l’autruche, prétendant que je jouerai mieux qu’elle la comédie, que je n’avais qu’à transposer artificiellement ma voix vers l’aigu. Une semaine passe, à la convaincre que je ne pourrai jamais obtenir la fraîcheur de sa voix. Nous enregistrons enfin, tandis que je cherche à la faire rire en faisant des grimaces derrière la vitre de la cabine, pour que l’arrachage des plumes prenne une allure plus comique que douloureuse. Ce n’est pas l’unique trouvaille dont je sois fier dans Sethi. Comme je suis le seul de l’équipe à être parti en croisière sur le Nil, le graphiste me demande une copie des films que j’y ai tournés pour qu’il s’inspire des différentes lumières de la journée. En recopiant mes films sur VHS, je m’aperçois que le son est là, le son du Nil. Par un miracle chirurgical, j’arrive à supprimer toutes les voix touristes et indigènes ainsi que les bruits automobiles et mécaniques. C’est certainement un des rares jeux sur l’Égypte dont toutes les ambiances sont authentiques !

Pour chaque projet, se pose la question de la couleur. Parfois, rien de particulier ne semble vouloir donner de piste. Pour une borne interactive du Museum National d’Histoire Naturelle, je fais un tour in situ et note que les sollicitations sonores sont déjà suffisamment prenantes pour que je n’ajoute rien au vacarme ambiant. Je décide de ne sonoriser que les crêtes, les actions indispensables, et je m’inspire du cadre du musée, constitué essentiellement de boiseries. Je réalise alors toute l’interface à partir d’instruments en bois… Pour le site d’une grande agence de publicité, je fais un reportage sur les lieux mêmes, enregistrant les voix dans les bureaux, les machines crépitantes, la réverbération propre à cette architecture moderne, tous les murmures se mélangeant dans cet immense open space… Il arrive qu’une scène implique un certain traitement qu’on applique ensuite à l’ensemble du projet. La question de l’importance de la bande-son est déterminante, qu’on souhaite insister dessus ou la rendre élégamment transparente. Pour le DVD hybride 1+1, une histoire naturelle du sexe, je m’inspire des sons du film dont j’ai composé la musique pour constituer les sons de navigation. En fait, j’avais déjà envisagé l’hypothèse de ce traitement avant que le producteur ne s’en préoccupe. Pendant les séances avec les musiciens, nous avions enregistré des sons isolés qui pourraient plus tard s’avérer très utiles.

Mes traitements sont souvent invisibles ou méconnaissables. Les utilisateurs, et en amont le client lui-même, ignorent souvent comment j’ai travaillé. Montparnasse Multimédia n’a jamais rien su de l’origine des sons du Louvre, et certainement pas le commanditaire du Grand Jeu, pour lequel je réalisai toute l’interface de navigation avec du tissu, froissant et déchirant des étoffes, ou lacérant un veux peignoir… On n’a pas besoin de comprendre l’origine des sons, une atmosphère générale se dégage, donnant tout son sens à la partition sonore. Lorsqu’on choisit un traitement particulier, il est indispensable de s’y tenir, tout en sachant qu’il peut falloir débusquer les exceptions. Suivre des lois ressemble beaucoup à la langue française, faite de tant de règles et autant d’exceptions ! J’ai d’autres petites manies. L’une d’elles consiste, à un stade avancé du projet, à ne plus fabriquer de nouveaux éléments. Pour ne pas risquer d’altérer l’unité de l’ensemble, les sons manquants sont conçus à partir de ceux déjà existants. Toujours la rigueur. Rigueur du sujet et de ses motivations, rigueur des méthodes de travail, nous n’insisterons jamais assez.

Précédents articles :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode

lundi 10 décembre 2018

Le son sur l'image (10) - Discours de la méthode 2.2


Discours de la méthode

Il est affligeant de constater à quel point les expositions où trônent des installations d’art contemporain peuvent si souvent rimer avec vacuité. Dispositifs, au mieux amusants systèmes d’interface, mais si peu d’à propos. Seule une analyse rigoureuse de la situation ou de l’objet offre une réponse à la question qui nous est posée à chaque nouveau travail. Pour chacun ou chacune, il n’y a qu’une réponse, la réponse appropriée. L’artiste se doit d’essayer de comprendre ce qui est mis en jeu, avec le regard des spectateurs hypothétiques, pas avec le sien. Se préoccuper de l’effet produit et de son opportunité. Les choix sont immenses, rien ne peut être arbitraire. Regarder, écouter, comprendre l’objet et ce qu’il peut suggérer. On pourra alors avancer dans l’élaboration des œuvres, aller au bout du processus en en respectant et l’idée et la lettre.

À ma première rencontre avec des clients pour un nouveau projet, je me dois de repartir du rendez-vous en sachant quoi faire, ou du moins quelle direction prendre, même si j’ignore comment et si j’en suis réellement capable ! C’est à moi de poser les questions qui s’imposent, tant techniques qu’artistiques : quels sont les enjeux, le propos, le public visé, les délais, la quantité de travail, les moyens, le budget, les contraintes techniques, les désirs, les autres intervenants, et tout ce qui me passe par la tête, et tout ce qui passe par la leur ? J’interroge mes interlocuteurs tant que je n’ai pas trouvé ma façon d’approcher le sujet. J’en cherche la couleur à partir des tenants et des aboutissants. Comment être utile au projet ? Les réponses sont toujours évidentes à condition de procéder avec méthode. L’imagination a besoin d’un cadre. Partons à la recherche de ce cadre. Pourquoi le chercher ailleurs que dans les éléments fournis, le cahier des charges ? Ce serait vain, absurde, artificiel. Risque de prendre une mauvaise direction. Être persuadé que la réponse est dans l’émission de la question pour la dénicher. Bien qu’extrêmement rigoureuse, la méthode n’en est pas moins poétique. Le cahier des charges est majoritairement explicite, il peut aussi avoir été négligé par le commanditaire. Il arrive de débusquer l’idée directrice dans un mot, une phrase, un a-parte, un lapsus de nos interlocuteurs. Aucun choix n’est jamais gratuit, il reflète toujours une intention, fut-elle abstraite ou enfouie dans les méandres de la pensée. Parfois au-delà de la pensée. Cernons l’objet de notre étude en lui collant des adjectifs, en l’affublant de substantifs, en tentant de comprendre de quoi il en retourne. Les verbes correspondent aux actions, les adjectifs sont plus sensibles, les noms plus directs… Que de symptômes ! Si la technique est rigoureuse, son application est inconsciente : écriture automatique, brain storming intérieur en quête de sympathie, réflexe conditionné par les réalisations antérieures, improvisation de l’instant au service d’une écriture à venir… Procéder ainsi évite le temps perdu des doutes intimes. Les réactions à mes propositions sont immédiates, je peux les corriger dans l’instant, les affiner en fonction du dialogue qui se développe. Le fruit de cette étude précise le cahier des charges et l’espace libre de mon intervention. J’ai besoin d’un cadre pour rêver, comme un peintre qui laisserait filer ses pinceaux sur la toile, sans risquer de déborder sur le mur où elle est accrochée. Le cadre est rigide, l’imagination sans limites !

Les choix initiaux fixés, nous avons une petite idée des éléments que nous aurons à manipuler, leur nombre approximatif, leur couleur, les possibilités techniques qui nous sont offertes. La question suivante concerne les moyens à mettre en œuvre pour obtenir le résultat escompté. Deux cas de figures se présentent : soit je sais le faire, soit je l’ignore et je suis terrorisé, mais je ne le montre surtout pas. Si je suis en terrain connu, danger, je risque de gérer l’affaire en professionnel et d’aboutir à un résultat correct, mais qui manquera de l’étincelle nécessaire à une véritable réussite. Un artiste n’est jamais aussi efficace que dans la gageure. Lorsqu’on sait le faire, on gère. Lorsqu’on ne sait pas, on invente, sachant qu’on n’a pas d’autre choix que de réussir. Le premier stade est plus ou moins agréable : vertige imputable au risque, je suis malade, obsédé par la question tant que je ne me suis pas lancé dans la réalisation proprement dite. Le malaise se dissipe en commençant à fabriquer les sons, du moins en se coltinant la matière, en plongeant empiriquement et franchement dans le bain. Mais d’abord, entre le brain storming initial, qui donne le cadre, et la mise en œuvre, le dépouillement est une étape décisive. Cela consiste à faire des listes, selon des critères variés, et à croiser ces listes. La première d’entre elles rassemble l’ensemble du travail à effectuer. Ensuite mettre une proposition de son en face de chaque action à sonoriser. On peut aussi regrouper les sons qui se ressemblent, par leur texture, par la manière de les enregistrer, par leurs points communs… Dessinant les lignes directrices de l’opération, ce dépouillement oriente considérablement les choix initiaux. C’est une seconde lecture. Les étapes suivantes qui pourront modifier la trajectoire de l’ensemble sont l’enregistrement, le traitement des sons et l’écoute globale lorsque tout semblera terminé. Mais nous n’en sommes pas encore là. Le dépouillement permet d’évaluer la quantité de travail, sa nature, et d’en déduire quelle sera la manière la plus appropriée pour enregistrer : studio ou extérieur, sons mécaniques ou acoustiques, banques de données ou reportage, collaborateurs ou solo ? En général, je regroupe les familles de sons pour les enregistrer tous dans la même session. Parfois je commence par ce qui m’angoisse, les choses que je considère difficiles et qui risquent d’orienter le reste lorsque j’aurai trouvé une méthode me convenant. Je garde parfois pour la fin un son qui résiste à l’analyse, attendant que sa résolution se fasse d’elle-même, avec le temps ! J’enchaîne donc tous les sons d’une même famille après les avoir préparés comme un percussionniste dispose ses différents instruments en face de lui, à sa portée. J’applique cette méthode à leur traitement, automatisant mes gestes pour que les phases techniques occupent le moins de temps possible. La dernière étape, de l’ordre de l’écoute critique, se poursuit au mixage où l’on règle l’intensité et la place des sons les uns par rapport aux autres. J’ai pris l’habitude de livrer tous mes sons avec le meilleur niveau, quitte à joindre une liste d’opérations à mener au moment de leur intégration.

Si l’essentiel de mon travail est collaboratif, la nature même du son interdit qu’il se pratique à proximité de qui que ce soit d’autre ! Ce n’est pas tant que je fasse du bruit, très peu, mais celui des autres m’est fatalement interdit. Il m’empêcherait d’enregistrer, et de rêver le son lorsque j’écris. Le studio est indispensable à la bonne marche de nos affaires, qu’il soit bricolé ou hyper sophistiqué. Pour ne pas gêner le voisinage, il est possible de travailler au casque, mais dans l’autre sens, les micros captent tout ce qui passe à leur proximité ! Boîtes à œufs collées au plafond, lourdes tentures, matelas dressés le long des murs, cave obscure ou véritable boîte dans la boîte, traitement acoustique hyper professionnel et très onéreux, tous les moyens sont bons. J’ai presque tout essayé, rien ne vaut le confort d’un studio spacieux et bien équipé avec vue sur jardin ! Cumulant les fonctions d’émetteur et de récepteur, musicien et ingénieur du son, j’ai construit une petite cabine vitrée qui me permet de m’isoler des ventilateurs des machines tout en suivant de loin le niveau sonore sur les vu-mètres. Un gros chronomètre télécommandable me permet de suivre le temps qui s’écoule tandis que je fais toutes sortes de bruits incongrus. Dispositif inutile lorsque les sons sont d’origine mécanique : synthétiseurs, enregistrements préalables, etcetera. J’alterne entre un fauteuil confortable et un siège genoux assis pour soulager mon dos. Sur des roulettes. Pour reposer mes yeux esquintés par les écrans informatiques, je fixe le jardin. Pour le reste, boire de l’eau régulièrement, c’est sérieux, mais cela n’interdit pas d’autres breuvages complémentaires, selon les saisons et les humeurs. (Depuis j'ai également choisi des lunettes mi-distance, dites lunettes de chef d'orchestre ou d'architecte, les progressifs déformant l'image, et les lunettes de presbyte ne permettant pas d'avoir une vision d'ensemble).

Les sons s’articulent entre eux. Nous ne pouvons imaginer de design sonore ni de composition musicale sans structure. En marge de la petite cuisine précédemment contée, le plus important reste la maîtrise du temps, l’équilibre des données, la dialectique dramatique qui sous-tend l’ensemble, dans la durée. Gérer les effets de surprise, la variété des scènes et leur enchaînement, soigner la coda ou imaginer toutes les exceptions aux règles que nous nous étions fixées.

J’ai volontairement sauté une étape pour la bonne raison que je ne la pratique pas. Je ne soumets jamais de maquette. Pour que mon travail soit de qualité, je dois y croire passionnément. Or l’idée de maquette implique un provisoire qui me glace et m’empêche de m’impliquer corps et âme. Je livre du « définitif provisoire ». Bien que le travail rendu soit définitif, je ne rechigne pas à produire une nouvelle version, à son tour définitive, si la première ne colle pas. Ne produisant pas de maquette, je suis dans la nécessité et l’obligation de rédiger un texte qui reprend toutes mes intentions avec la description du travail, aussi précis que possible. Savoir écrire et synthétiser ses idées est un élément fondamental pour convaincre. Faire rêver le lecteur, lui permettre d’imaginer le résultat final. Je tâche de suivre mon fil directeur : dans la plupart des cas, le travail livré se rapproche parfaitement de ce qui fut littérairement annoncé en amont. Le texte est une manière de préciser ses idées, de vérifier leur application dans le réel, une partition ! Tout à la fois. Pour écrire des projets, trouver des titres, chercher des développements cohérents, j’ai recours aux dictionnaires, du Petit Robert à l’Harrap’s (dictionnaire Français-Anglais), des proverbes aux synonymes, des rimes à l’argot, poussant également les recherches vers l’Universalis ou (de plus en plus) Internet… Je procède par recherches en cascade, partant d’un mot pour en découvrir de nouveaux ou générer des concepts. La démarche peut prendre par endroits des tournures poétiques, associations d’idées, expressions populaires… Je n’ai jamais trouvé une rime dans l’ouvrage qui leur est consacré, mais cela m’a souvent décoincé lorsque j’étais bloqué. Consulter un dictionnaire, c’est chaque fois prendre un chemin de traverse, regarder la scène sous un nouvel angle. Cette méthode tient encore du brain storming où il est indispensable d’exprimer tout ce qui vous passe par la tête, sans aucune retenue ni censure, et surtout tout écrire noir sur blanc, quel que soit le niveau d’incohérence ou d’absurde que cela peut atteindre. C’est souvent dans l’inconscient que se niche la solution du problème.

Comme beaucoup d’artistes, ma vie professionnelle ne s’arrête pas là où commence ma vie privée. Les deux sont intimement mêlées. J’ai, par exemple, le sentiment de passer mon temps à rêver tout en travaillant sans cesse. J’ai mis au point une méthode, décrite ici, tant pour mon usage personnel que dans la confrontation avec les camarades avec qui je travaille. Chacun devrait s’en fixer une qui lui convienne, développant son propre discours à partir de ses aptitudes et de ses difficultés. Me risquerais-je à certaines confessions publiques en contant par le menu comment je procède ? Il n’y a pas de règle universelle, on doit puiser en soi ses propres modes de réflexion et d’action. Alors voici. Cela ressemble un petit peu à de l’aïkido, puisque l’on utilisera ses lacunes et ses défaillances pour avancer et grandir. On utilise la force de l’adversaire à son profit sachant aussi que notre principal adversaire se niche en soi-même. En ce qui me concerne, je suis un inquiet qui craint de ne pas avoir le temps, et un paresseux qui tente de se débarrasser de son labeur pour enfin jouir du farniente. Seulement voilà, il y a toujours quelque chose à faire, et mes proches me prennent pour un bourreau de travail. Je ne reste jamais devant une feuille blanche. Je me lève tôt le matin, avale un verre de jus d’orange, engloutis deux barres de céréales enrobées de chocolat, relève le journal livré par porteur dans la boîte aux lettres, et file au studio. (Mon régime a changé depuis ! Je me lève toujours aussi tôt, je réponds aux mails, je marche vingt minutes à jeun, j'en sue quinze au sauna au fond du jardin, je mange tout ce qui me fait plaisir, même le fromage et les charcuteries s'éliminent à ce moment de la journée, et j'ai déjà avancé dans mon travail.) À cette heure-là, le téléphone ne sonne pas. Sur mon bureau, il y a une dizaine de piles, virtuelles, j’attrape celle qui me sourit. Il y en a toujours une qui me sourit. Lorsque je bute sur un mur, je le contourne, ce qui me fait croire que je suis un bâcleur. Comme la plupart des hommes, je déteste souffrir. Les filles sont plus courageuses. Si je m’épuise, je passe au jardin qui jouxte le studio et j’y passe dix minutes à tailler, cueillir, respirer… En l’absence de visites, je finis par faire ma toilette juste avant le déjeuner. J’ai ensuite le choix de commencer une seconde journée ou d’aller me promener. D’après les critiques familiales, il semble que la première option soit la plus courante. Je ne travaille plus jamais le soir, je regarde des films dans la salle de cinéma que je me suis construite au premier étage de la maison que j’ai acquise avec mes droits d’auteur, ce qui me rend un peu fier. Des milliers de livres, de disques, de vidéos, s’accumulent sur les étagères, ce sont mes outils, avec les centaines d’instruments de musique accumulés au fil des années. Certains pensent que j’ai de la mémoire, je n’en ai aucune, mais je suis très bien organisé. Tout est sur base de données (Euh ! Là j'ai un peu lâché, confiant la tâche en partie à Spotlight). J’imagine que mon cerveau est comme un disque dur, il a une capacité limitée, il faut de temps en temps effacer des informations pour faire place aux nouvelles. On ne peut se rappeler tout, il faudrait une vie à vivre et une autre pour se souvenir de la première. Mais on ne vit qu’une fois, et, sauf accident, on meurt seulement lorsqu’on en a marre. Si on me proposait une seconde vie, j’en choisirais une autre, pour l’aventure, pour la surprise de l’inédit. Pourtant celle-ci est plutôt chouette. J’ai eu de la chance, mais j’y ai beaucoup travaillé. Quand je dis travailler, je me réfère à l’homme que je voudrais être, au quotidien farci de pièges, à la course d’obstacles que chacun et chacune doit parcourir, résolvant un problème pour pouvoir affronter le suivant. Alors, comme disait Laetitia à son jeune fils Napoléon : « Pourvou qué ça doure ! ».

J’ai dit que j’étais paresseux, bâcleur, amnésique, je devrais ajouter timide et incompétent. Comme beaucoup de musiciens, j’étais trop timoré pour inviter les filles à danser, aussi ai-je trouvé le moyen de les faire danser sans avoir à les inviter. Cet océan de timidité m’a également obligé à apprendre à nager le plus vite possible, camouflant le manque de confiance en moi-même. Quant à mes incompétences, elles sont légion, tant et si bien que je dus inventer mon propre langage, pour avancer malgré elles. Je ne chante pas très juste, je garde difficilement un tempo, je ne lis presque pas la musique, j’ignore les règles classiques de l’harmonie, ce qui ne m’a pas empêché d’enregistrer des chansons, d’écrire pour des orchestres symphoniques et de jouer avec des centaines de musiciens. Avec plus ou moins de satisfaction, certes, mais c’est un concept que peu d’artistes maîtrisent sereinement ! Je me suis appliqué, cela a probablement été parfois plus douloureux que pour d’autres, j’ai plongé mon nez dans les livres, interrogé mes camarades, et souvent compté sur l’état de grâce. Les autodidactes se prennent souvent pour des usurpateurs, ils ont toujours besoin de se justifier. Je ne déroge pas à la règle. J’aime les lois, ne serait-ce que pour les enfreindre. Cadres moraux ou techniques, ceux que j’ai construits me permettent de délirer sans déborder. Cocteau dit qu’il faut toujours savoir jusqu’où on peut aller trop loin.
Ce petit autoportrait impudique montre qu’il est possible de retourner positivement certains obstacles a priori insurmontables. Qu’on agisse sur le sujet (c’est moi, c’est vous) ou sur l’objet (ce qu’on a à faire), il y a toujours une solution, il n’y en a probablement même qu’une seule, du moins une seule pour chacun et chacune à chaque moment de l’existence et pour chaque tâche que l’on s’est fixée. Méthode et rigueur.

Évoquant sujet et objet, il est temps d’aborder la question de la création collective. J’ai toujours préféré collaborer avec des artistes complémentaires que pratiquer le solo. La virtuosité qu’ils déploient dans leur domaine est pour moi un véritable régal, d’autant que je peux leur offrir la mienne en échange. Pour que fonctionne cette alchimie, il est nécessaire que le sujet s’efface devant l’objet. En art, l’ego n’a pour moi que peu d’intérêt, puisque l’objet, l’œuvre produite, appartient à celle ou celui qui l’écoute ou la consomme, et non plus à celle ou celui qui l’a créée. Il peut nous arriver d’être en désaccord, parfois de manière véhémente, mais à la fin de la journée nous tombons toujours d’accord, puisque la crédibilité de l’objet tient le rôle d’arbitre. Cela nécessite que les critiques émises soient toujours productives, soit de ne jamais démolir une idée sans en proposer une autre. Pour que cela fonctionne, les compétences doivent être complémentaires, et les questions pécuniaires clairement énoncées. Lorsque c’est possible, je règle ce point épineux en proposant que chacun soit payé le même salaire (À travail égal salaire égal est le titre d’un disque de 1981 d’Un Drame Musical Instantané, GRRR 1005)... Lorsqu’il n’y a aucune embrouille sur l’argent, c’est 95% des raisons de se fâcher qui s’envolent. Les travaux de collaboration exigent évidemment une maturité de tous les protagonistes assumant tous leur entière responsabilité.

Précédents articles :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier

vendredi 7 décembre 2018

Steve Shehan à fleur de peaux


N'ayant pas les yeux bleus, je pensais qu'aucune fille n' "aurait pu d'amour pour moi mourir". La mode voulait qu'Alain Delon soit le séducteur type. Je n'étais pas très grand. Les filles me considéraient plutôt comme un frère protecteur qui plus tard serait remplacé par la figure du père. Cela me faisait une belle jambe. Je n'avais d'autre issue que de tomber amoureux de filles inaccessibles que ma passion et mes vers sauraient conquérir. C'étaient toujours des femmes avec une forte personnalité que la mienne ne risquait pas d'écraser. J'ai été heureux, du moins la plupart du temps, mais je regardais les hommes beaux, comme les bandits, avec un brin d'envie, imaginant qu'eux n'avaient aucun effort à faire pour séduire. J'ai transposé cette histoire à la musique. Il me semblait qu'une sublime mélodie, un timbre enjôleur, une rythmique dansante, une orchestration chaleureuse séduiraient le public avec une facilité déconcertante, ce à quoi jamais je ne me résignai. Je choisis une autre manière d'aborder la question pour profiter allègrement des réponses. Les fantasmes sont là pour interroger nos choix alors que ce qui nous caractérise ordonne la magie de nos rencontres...
Il y a plus de vingt ans je fis la connaissance du percussionniste Steve Shehan, une sorte de Crocodile Dundee motard et aviateur, Américain de Paris né d'un père Cherokee et d'une mère française, dont la virtuosité rythmique ne sacrifiait jamais la beauté des timbres sur des instruments extrêmement variés. J'envisageai une collaboration, mais quelle que soit ma production pléthorique les projets inaboutis sont toujours plus nombreux que ceux dont on voit le terme. Steve ayant possédé un ouistiti qui avait tout détruit chez lui sut convaincre ma fille de ne pas adopter de petit singe, ce qui lui vaut de ma part une infinie gratitude ! La musique de ce beau gosse (cf. le parallèle avec mon premier paragraphe) est à l'opposé absolu de ce que je pratique. Sorte de easy listening visant la beauté et la légèreté, elle incarne l'évidence cosmopolite d'une world music qui aurait intégré le jazz et la musique classique en une sorte de gamelan étendu à tous les instruments de l'orchestre. Sur terre, sur mer ou dans le ciel, on plane, on glisse, on flotte au gré du courant.


Si, à côté de ses prestations en tant que sideman de nombreuses stars de la pop, je l'ai souvent entendu avec le trio Hadouk, Steve Shehan revient cet hiver avec V.I.S., un triple album à l'élégance dandisque. Visa Mundi, le premier, digne héritier de l'exotica, est un sextet composé avec le claviériste Christian Belhomme, le violoncelliste Eric Longsworth, le batteur Jean-Daniel Glorioso, le bandéoniste Juanjo Mosalini et le chanteur lyrique Steeve Brudey dont la voix passe du baryton en haute-contre. Avec ses amis il puise leur répertoire aussi bien dans Vivaldi et Bizet que dans le blues ou le tango. Sur le second, Incarnations, Shehan, en duo avec l'étonnant Brudey auteur des poèmes, rassemble des lieder qu'il improvise au piano en s'inspirant des mélodies de la seconde École de Vienne, mais qui rappellent plutôt celles de Charles Ives. L'assomption du patrimoine classique replace l'Europe sur le même plan que les autres continents, revalorisant de ce fait les sources populaires considérées avec condescendance par les défenseurs de la musique savante. L'esprit de salon les guide comme ailleurs l'esprit de la forêt. C'est décidément très beau, avec toujours le calme en horizon. Le troisième disque, Stella Novae, s'appuie sur des poèmes récités de Baudelaire, Apollinaire, Racine, Michel-Ange, Frédérique Deghelt et d'autres pour créer un album de studio onirique. Pour ce conte musical dit par Brudey, Shehan se saisit de toutes sortes d'instruments et invite Suleiman Högdahr ou Hamid Daghshent au ghichak, la clarinettiste Carol Robinson, le percussionniste Jamey Haddad, le batteur Steve Gadd, des choristes, un quatuor à cordes virtuel... Les tableaux peints par Steve Shehan illustrent les trois livrets, personnages fantomatiques d'un petit théâtre exotique où les coups de pinceaux sont donnés par un percussionniste toujours plus caressant que frappant.

→ Steve Shehan, V.I.S., coffret 3CD Safar, 33€

jeudi 6 décembre 2018

On voudrait revivre ranime Manset


En 1980 avec le spectacle Rideau ! Un Drame Musical Instantané mettait en scène le discours de la méthode. Nous commencions par improviser derrière le rideau. Lorsqu'il s'ouvrait enfin, nous discutions entre nous comme si nous étions à la maison et décidions de réécouter ce que nous avions joué, cette fois à vue ! Le spectacle continuait sur le mode de l'analyse à bâtons rompus, nous faisant mutuellement écouter des œuvres que nous aimions, etc. Le public nous alpaguait de temps en temps. Samedi dernier j'ai eu l'immense plaisir d'assister au Théâtre d'Ivry au concert-spectacle de Léopoldine Hummel et Maxime Kerzanet construit sur des principes cousins, faisant exploser le cadre du concert et, par extension, du théâtre. Si j'avais adoré Blumen im Topf, le disque de Léopoldine H H, je ne m'attendais pas du tout à une mise en scène des chansons de Gérard Manset.


Léopoldine et Maxime y expriment leur admiration pour l'auteur de Animal on est mal, Il voyage en solitaire, Rouge-gorge, On ne tue pas son prochain, Y'a une route, sans céder au mythe un peu ridicule de l'artiste un poil paranoïaque. Leurs arrangements minimalistes mettent en valeur les mélodies et les passages théâtralisés lui taillent un costume à sa mesure. Il y a énormément d'humour dans leur manière conviviale de s'adresser au public, improvisant en fonction des réactions des spectateurs. Cette simplicité cache un vrai travail de réappropriation tant des chansons de Manset que de l'espace théâtral. Ils ont choisi à raison les tubes les plus connus et les plus réussis, car l'œuvre de l'auteur-compositeur-interprète recèle tout de même un paquet de textes ringards et de musiques basiques. Surtout ils savent en faire ressortir la magie, à la fois fragile et tendre, tragique et poétique, tout en restant eux-mêmes. En donnant le titre On voudrait revivre à leur spectacle de tréteaux ils redonnent une nouvelle jeunesse à ces chansons sans aucune nostalgie. Quelques notes de guitare, une basse, un clavier suffisent. Lorsqu'ils griffent le sol de charbon, des écorchures d'or fin brillent dans les ténèbres. Dans la mise en scène de Chloé Brugnon il y a même un rideau qui s'ouvre, se déplie comme un escargot, se replie, permettant apparitions et disparitions ! Avec l'album d'hommages Route Manset paru en 1996 (interprété par Murat, Bashung, Cabrel, Françoise Hardy, Cheb Mami, Brigitte Fontaine, Annegarn, Salif Keita...) c'est certainement ce que j'ai préféré de Manset, peut-être parce qu'il a besoin de se dévêtir des oripeaux du mythe pour que l'on profite de son art. Léopoldine et Maxime exposent une tendresse d'une rare sincérité, sans ne jamais en rajouter. Au contraire ils dépouillent, mettent à nu leurs émotions, bégaient et se reprennent, sachant que comme au cirque se planter et reprendre avec succès crée une complicité que le public recherche, loin des shows médiatiques désincarnés avec écrans géants. Musiciens et comédiens, ils jouent, comme des enfants, des enfants de Manset aussi, qui règlent leur conte avec les anciens...

Photos © Félix Taulelle

mercredi 5 décembre 2018

Le livre d'image de Jean-Luc Godard


Tout est saturé. Du sens à l'image. À ne pas croire. Le vieux maître fait comme tout le monde. Il sort les bribes de leur contexte. Sauf que, contrairement aux journalistes, ses mensonges disent la vérité. Sel des poètes. Le jeu en main. Cinq doigts pour comment c'est. Le pouce préhenseur et l'encéphalogramme hautement développé. L'homme. Sanguinaire. Seul le fou. Et les enfants. Mais la Terre ? Nœud. Passe. Taire. Première musique : Scott Walker. The Drift. La dérive. Comme toutes ses Histoire(s). Du cinéma. Chacune est une entrée vers notre subconscient. Il suffit de reconnaître. Pour s'y reconnaître. Autant de fils d'Ariane à dérouler. O temps ! Ses fils. Nicole Brenez l'archéologue. Pas étonnant d'y retrouver Perconte. Après le feu. La liste est longue. Ils seront tous sauvés. Les espérances. Tout est saturé. Question de droits. C'est autre chose. La couleur. Vive. Le cinéma. Vif. Le silence. Coupez. Action. Moteur. Il doit y avoir une révolution. Godard termine par Le plaisir. Le masque. Tout est dit.


"Te souviens-tu encore comment nous entraînions autrefois notre pensée ?
Le plus souvent nous partions d’un rêve…
Nous nous demandions comment dans l’obscurité totale
Peuvent surgir en nous des couleurs d’une telle intensité
D’une voix douce et faible
Disant de grandes choses
D’importantes, étonnantes, de profondes et justes choses
Image et parole
On dirait un mauvais rêve écrit dans une nuit d’orage
Sous les yeux de l’Occident
Les paradis perdus
La guerre est là…"


Le livre d'image a reçu une Palme d'or spéciale au Festival de Cannes 2018.
84 minutes qui changent de tout ce qu'on peut voir et entendre.
C'est de la dynamite (vieille pub pour le chocolat suisse) !
Resté chez lui, à Rolle en Suisse, le cinéaste avait donné sa conférence de presse en répondant aux questions sur FaceTime.

mardi 4 décembre 2018

Zappa pour mémoire


Frank Zappa est décédé il y a exactement un quart de siècle aujourd'hui. Cela ne rajeunit personne. Je suis resté le gamin admiratif de la première heure. Je lis le gros dossier que Citizen Jazz lui consacre cette semaine. En 2004 Jazz Magazine m'avait demandé de raconter ma rencontre avec l'idole de mes 15 ans. Je reproduis ici ce témoignage, en pensant à tout ce que je lui dois... Pour l'illustrer j'ai choisi l'affiche originale que j'avais accrochée dans ma chambre et j'ai ajouté quelques liens...

LES M.O.I., L’ÉMOI ET MOI

Juillet 1968, Cincinnati, Ohio. Au retour d’une Battle of the Bands, Jeff me fait écouter We’re only in it for the money. Foudroyé par l’humour et l’invention des Mothers, ma réaction est immédiate : c’est ça que j’aimerais faire si j’étais musicien. San Francisco, un mois plus tard. Au retour d’un concert du Grateful Dead au Fillmore West, où nous étions allés en faisant voler la voiture comme dans Bullit, Peter m’offre Freak Out! et Absolutely Free qu’il trouve trop farfelus. Il joint quelques graines à l’inestimable présent. Je ne possédais alors que le 33 tours de Claude François à l’Olympia et quelques 45 tours des Beatles et des Rolling Stones, je n’avais aucune pratique musicale. Quelques mois plus tard je monte le premier concert de rock au Lycée Claude Bernard à Paris, j’y chante, joue du saxophone et des percussions et diffuse des bandes électroniques que j’ai réalisées à partir d’ondes courtes. Francis Gorgé y joue de la guitare sur le Marshall de Patrick Vian, du groupe Red Noise, le même ampli sur lequel Frank Zappa s’est branché au Festival de Biot-Valbonne. La musique n’a pas grand-chose à voir avec celle de mon idole, mais ce fut l’étincelle de ma vocation musicale. Revenons en arrière. De retour des USA, je passe à Pan, le magasin d’Adrien Nataf, et je lui demande s’il n’a rien dans ce genre-là. Il me vend Stricly Personal de Captain Beefheart. Nouveau choc. En octobre, les Mothers of Invention passent à l’Olympia, public clairsemé, spectacle sarcastique où Jimmy Carl Black joue un vampire assoiffé de sexe. Les disques se suivent, Lumpy Gravy, Ruben & the Jets, Uncle Meat, Hot Rats, pas un album ne ressemble au précédent, c’est ce qui me fascine alors.

Octobre 1969. La France interdit au premier festival pop de se tenir sur son territoire et nous nous retrouvons tous en Belgique, au Festival d’Amougies. Je découvre le seul robinet accessible de la commune pour pouvoir nous débarbouiller chaque matin, pendant les quelques heures sans musique. Enfoui dans mon sac de couchage, avec un petit magnétophone, j’enregistre Frank Zappa, venu seul, faire le bœuf avec Pink Floyd, Caravan, Blossom Toes, Sam Apple Pie, Ainsley Dunbar Retaliation et Archie Shepp ! L’Art Ensemble de Chicago m’ouvre le champ extraordinaire du free jazz. Joseph Jarman, nu, pastiche les guitaristes de rock, mieux que tous les guitar heroes. Zappa arrose de whisky l’harmonica de Beefheart pendant qu’il joue. À leur sortie de scène, j’enjambe la barrière et harponne Zappa, je l’abreuve de questions pendant trois quarts d’heure. Moment fabuleux que je vais reproduire à chacune de ses visites jusqu’au concert du Gaumont Palace. Je tente la pareille avec le Capitaine qui me traverse comme un ectoplasme, mystère.

Août 1970, festival maudit de Biot-Valbonne. Je suis le premier, et peut-être un des seuls à payer mon billet. Je donne un coup de main à l’Open Light qui assure les projections psychédéliques. Personne ne reconnaît Zappa, je lui demande s’il a sa guitare et sa pédale wah-wah. Il lui manque un ampli et un orchestre. Je cherche l’un et les autres. Le concert se fera en quartet avec Jean-Luc Ponty, Albi Cullaz et Aldo Romano! Le festival écourté et annulé, je me retrouve à faire le bœuf avec Eric Clapton dans la villa de Giorgio Gomelsky, l’impressario des Stones, où je rencontre Frank Wright et me retrouve embarqué dans la villa de Pink Floyd ! J’arrivais alors de la Fondation Maeght où venaient de jouer Cecil Taylor, Sun Ra et Albert Ayler. A cette époque, l’invention règne dans tous les arts, pas seulement chez les Mamans !

Décembre 1970. Ma dernière rencontre avec Zappa remonte au Gaumont Palace où il improvise de petits gestes virtuoses de l’index et du majeur pour diriger Ponty. Pendant les années 80 je m’éloigne un peu d’une musique devenue trop typiquement rock à mon goût, mais les pièces pour orchestre me fascinent à nouveau, même si l’interprétation de Boulez est catastrophique. Zappa est tellement furieux qu’il se fait vraiment prier pour venir saluer. On raconte qu’il a réussi à se faire jouer en envisageant l’achat d’une 4X, l’ordinateur développé par l’IRCAM. Il optera pour un synthétiseur Synclavier et, malgré d’intéressants enregistrements dirigés par Kent Nagano, trouvera l’orchestre idéal en l’Ensemble Modern (The Yellow Shark).

Printemps 1993. Je dois réaliser un film de la série Vis à Vis pour France 3 sur deux musiciens qui se parlent par satellite pendant trois jours. Contacté, Robert Charlebois, me suggère de le faire avec un guitariste américain qui joue sur son premier album, un chum qui s’appelle Frank Zappa. Je sais déjà que Zappa est très malade. La chaîne répond que ce n’est pas assez médiatique. Le film se fera entre Idir et Johnny Clegg !

Décembre 1993. Je tourne Chaque jour à Sarajevo pendant le siège. Mille obus par vingt quatre heures ! Je m’endors en comptant les explosions et me laisse bercer par cette partition digne de Ionisation d’Edgard Varèse. Un soir, en rentrant à l’Holiday Inn, j’allume CNN. Sur le générique de fin du Journal, Zappa, barbu, fatigué, dirige l’Ensemble Modern. Je comprends qu’il vient de mourir. Le monde s’écroule autour de moi. Là c’est trop, je parle tout seul, je m’effondre.

J’ai toujours considéré Zappa comme le père de mon récit, du moins pour la musique. Chaque fois que je « découvrais » un nouveau compositeur, je courrais voir s’il appartenait à la liste d’influences que Zappa donne dans son premier album. Ainsi, depuis 1968, j’ai vérifié les noms de Schoenberg, Kirk, Kagel, Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et mon favori, Charles Ives… Je suis surpris aujourd’hui de ne pas y lire les noms de Conlon Nancarrow, Harry Partch ou Sun Ra. Ma mémoire me fait défaut.

lundi 3 décembre 2018

Le son sur l'image (9) - Design sonore - La technique pour pouvoir l'oublier 2.1


II. Design sonore

La technique pour pouvoir l’oublier

Les questions techniques ne sont pas les plus passionnantes. Jean Renoir disait que connaître la technique n’a d’intérêt que pour pouvoir l’oublier.
Y a-t-il vraiment grand chose à apprendre en ce qui concerne la technique du son au cinéma ? C’est une question de pratique, une question d’écoute. Le principal outil, ce sont nos deux oreilles. Techniquement, un bon micro et un magnétophone portable sont suffisants. Le mini-disc compresse trop les sons et perd la transparence, la profondeur de champ. Le DAT a cédé la place au disque dur et à la gravure sur DVD (à la lumière de treize ans passés on constate l'obsolescence programmée !). Le reste dépend des nécessités de chaque tournage, chacun y répond à sa manière, de façon pragmatique. Aujourd’hui, dans les tournages, l’ingénieur du son ne porte parfois même plus de magnétophone en bandoulière, juste une interface sur laquelle il branche ses micros et qui renvoie les informations à la caméra par un système sans fil.
Au tournage, les ingénieurs du son ont toujours dû se bagarrer pour avoir un silence plateau. Ils ont du mal à imposer qu’on les laisse enregistrer des sons seuls qui seront évidemment très utiles au mixage. En ce qui concerne les niveaux, j’ai toujours préféré être à la limite de la saturation. Ça peut même être très beau de la dépasser en analogique. En numérique, il faut juste attaquer les composants électroniques à un niveau correct. Sur un tournage, on a souvent tendance à jouer la prudence, dommage ! La seule chose qui soit véritablement importante est la place du micro, la distance avec le sujet, la façon de suivre un mouvement… Je détestais percher, je n’étais pas assez costaud, j’ai cherché à cacher des microphones dans le décor, expérimentant des micros aux caractéristiques particulières, micros contact, micros canon, micros cravate, etc. mais je n’en ferais pas une loi universelle ! À chaque film ou à chaque prise correspond une façon de procéder. Je ne me suis jamais considéré sérieusement comme un ingénieur du son, je n’en ai ni la patience ni les compétences, pas plus en extérieur qu’en studio. J’ai pris l’habitude de « faire avec » le petit parc de micros que je possède, et de laisser agir le bon sens, en regardant l’image, en écoutant les yeux fermés, en me demandant pourquoi et en rêvant. "Pourquoi ?", la seule question qui n’en finisse jamais, les enfants le savent bien. Tant qu’ils égrainent les pourquoi, tout va bien. Les ennuis commencent à six ans, lorsque l’école et les parents imposent les "parce que" avant que la question ne soit émise. Pourquoi ?

Au montage, on fait intervenir les sons un tout petit peu avant les images. Sans cette anticipation, on a l’impression que le son est en retard. Vitesse de propagation des ondes ? Fascination pour les images qui l’emportent toujours au bras de fer avec le son ? Question de perception certainement. Il y a de plus en plus de monteurs son, travaillant parallèlement au montage image. Le son nécessite beaucoup de pistes, on prémixe. Les prémixages sont dangereux, on perd l’opportunité d’une rencontre imprévue.

Recomposer la réalité ou la prendre sur le vif ? La réalité sonore n’existe pas, elle est le fruit d’une recomposition psycho-acoustique. On réagence les informations qui s’accumulent. Si on filme en son direct, il faut tendre l’oreille pour comprendre tous les dialogues. Cela ressemble probablement plus à la réalité. On a aussi parlé de cinéma-vérité. Ailleurs, on refait tout en studio, à partir de sons isolés… Comme pour le reste, il n’y a pas de règle, le traitement dépend du sujet. Jean-Luc Godard, qui a beaucoup utilisé le son direct, a entièrement post-synchronisé son premier long-métrage, À bout de souffle. Truffaut disait que cette particularité du son donnait son style à ce film tourné en intérieur et extérieur naturels. Woody Allen n’y a jamais recours, préférant conserver les effets du direct. Je ne m’étalerai ni sur la post-synchronisation où les comédiens réenregistrent les dialogues en suivant la bande-rythmo qui défile sous l’image, ni sur le bruitage. Il est fascinant de voir arriver le bruiteur chargé de valises pleines d’objets incongrus qui servent à sonoriser tant d’actions plus ou moins banales. D’autres collègues plus compétents en parleront très bien.

Après prise de son et montage, la dernière étape est celle du mixage. Lorsque c’est possible, je préfère le geste incertain à la sécurité des automatismes mécaniques. Quel plaisir de mixer avec ses dix doigts, ou vingt si besoin est, en appelant un copain à la rescousse. On peut aussi, pourquoi pas, marier les deux, mémorisation des gestes tout en conservant la fraîcheur du geste instrumental… Aux tables de mixage automatisées il manque souvent la souplesse d’utilisation : doit-on raccourcir les processus techniques au détriment du passage de l’idée au geste ? Le progrès n’existe pas, je ne cesse de le répéter. On perd d’un côté ce que l’on gagne de l’autre. Les fans du vinyle le savent bien, ceux du 78 tours s’en souviennent peut-être. Quelle dynamique ! Quel grain ! Passé l’engouement pour la rapidité de téléchargement du MP3 et ses capacités de stockage, les amateurs auront la nostalgie de l’AIFF (c'est le format des CD-audio, 44,1 kHz 16 Bits). La compression attaque les arrière-plans, les petits détails qui « ne servent à rien » ! Encore faut-il un matériel de bonne qualité pour entendre les différences. Technologiquement parlant, nous sommes en pleine régression qualitative. Ça va de plus en plus vite, mais le son est bigrement détérioré. Les conversations téléphoniques par Internet sont découpées en petits paquets, on rate une syllabe, une attaque de phrase… Le violoncelliste Didier Petit me dit qu’il joue moins vite que d’autres, parce qu’il préfère écarter ses cordes du manche pour avoir un joli son. Vitesse ou qualité, faut-il donc choisir ?

En ce qui concerne la technique du son, le Leipp, comme nous l’appelons familièrement, est une encyclopédie, l’ouvrage de référence, la bible. Acoustique et Musique d'Émile Leipp, paru en 1976 chez Masson, regroupe les données physiques et technologiques du son, les problèmes de l’audition des sons musicaux, les principes de fonctionnement et signification acoustique des principaux archétypes d’instruments de musique, l’acoustique des salles, etc. Le Leipp est un ouvrage que l’on se doit de posséder, comme le Petit Robert ou le Dictionnaire des Mots de la Musique de Jacques Siron (Ed. Outre Mesure).

Dans les médias interactifs, le son suit les mêmes règles que dans les médias linéaires comme la télévision ou le cinéma, bien que certains aspects leur soient spécifiques, dus à des impératifs techniques très contraignants, mais surtout aux possibilités offertes par l’interactivité. Les objets off-line (hors connexion) comme les CD-Roms ou on-line (en ligne) comme sur Internet, sont soumis à des exigences de taille de fichiers, au nombre de pistes utilisables, à la vitesse des processeurs, à la vitesse des connexions ou au temps de chargement. Cela oblige à livrer chaque son séparément, en le fabriquant le plus petit possible, à faire des boucles plutôt que de longues ambiances, et ainsi, à composer spécialement pour le support. Ces contraintes nous poussent aussi à de nouvelles façons de penser et de composer.
Les chapitres qui suivent proposeront quelques-unes de mes « recettes », mais je tiens une fois encore à souligner que la technique n’est qu’un outil, même si parfois cet outil façonne le discours, et qu’elle est là essentiellement pour servir un propos. C’est le sens de cet ouvrage, un ouvrage sur le sens, qui place le pourquoi faire avant le comment faire.

Illustration : fil magnétique

Précédents articles :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore