Des films pour les aveugles - 2

Ainsi, avec Un Drame Musical Instantané, tentons-nous de produire de l’expérimental qui nous serve de leçon, pédagogie dont nos sommes les premiers élèves. À chaque pièce, nous choisissons de développer un aspect musical où nous nous estimons faibles ou fragiles plutôt que de répéter des formules éprouvées. Ne jamais s’endormir un seul soir sans avoir appris quelque chose de sa journée.
Pour quoi la nuit est une suite d’accords montés l’un après l’autre (aux ciseaux, comme cela se faisait avant le numérique) et nous changeons d’instruments à chaque accord. Ensuite, nous diffusons la première moitié du montage simultanément à la seconde moitié, et nous rejouons en direct par-dessus le résultat.
Pour Au pied de la lettre, qui accompagne un texte inédit de Jean Vigo extrait de mon livre de chevet du moment, nous nous interdisons d’autres instruments que de percussion, tandis qu’il n’y a que des voix dans Passage à l’acte .
Nous branchions le téléphone sur la table de mixage, intégrant les communications reçues pendant l’enregistrement. Certains vaudevilles en découlèrent, nous interdisant d’exploiter ces bandes litigieuses qui dévoilaient l’intimité de nos proches, voire leur forfanterie.
M’enfin ! est la première pièce préalablement composée du trio. Nous enregistrons les voix de nos voisins du café berbère jouant au loto. Nous mélangeons la trompette de Bernard Vitet avec elle-même transposée dans le grave (une octave plus bas produisant un ralentissement) et dans l’aigu (cette fois, elle sonne comme un hautbois rapide et nerveux). Dans le même disque, Rideau !, nous fabriquons un morceau en ajoutant nos instruments avec ceux d’un orchestre symphonique qui s’accorde. La phrase de Guillaume d’Orange qui donne son titre à cette œuvrette est emblématique de notre démarche : Pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. Bernard me dit aujourd’hui que plus le temps passe, plus cette phrase est géniale.
Nous avions eu l’idée d’aller dans une usine de métallurgie pour en enregistrer l’ambiance et la mixer ensuite avec nos instruments. Revenus dans notre studio, à l’époque la cave de ma maison à la Butte aux cailles, nous nous rendons compte, en l’écoutant, que le morceau est déjà là, presque terminé. Nous ajoutons un coup de gong et quelques notes de guitare noyées dans l’ensemble pour assumer ce ready-made.


Nous n’avions encore jamais écrit pour orchestre symphonique lorsque nous nous sommes attelés à La Bourse et la vie, commande de Radio France pour le Nouvel Orchestre Philharmonique dirigé par Yves Prin. Cinq mouvements : Produire, Maux d’ordre, Allegro Furioso, Leurre de la récréation, Tous les grains du sablier. Nous risquons l’émeute lorsque nous demandons aux musiciens de hurler leurs noms, de se lever et de simuler une grève pendant la représentation. Nous frôlons une véritable grève lorsque la bassoniste refuse de jouer les doigtés indiqués pour produire les sons multiphoniques que Bernard a pourtant précisément étudiés. Ayant appris que Jacques Di Donato fait partie de l’orchestre, nous avons écrit quelques lignes très jazz, mais la hiérarchie impose que ce soit le premier clarinettiste qui les joue alors qu’il swingue comme un passe-lacets. Nouvelle catastrophe ! Heureusement, le chef d’orchestre nous soutient et réussit à juguler toutes les crises. Il est vrai que nous cherchons chaque fois à aborder des domaines que nous ne maîtrisions pas. C’est une bonne façon de progresser, plutôt que de s’endormir sur ses acquis. Créer est plus excitant que gérer. Il me semble avoir toujours été plus efficace à faire ce que je ne savais pas faire. L’autodidacte n’a pas le choix, il trouve des biais pour remplir la commande à sa façon, pour que le client soit content ! En 1987, pour notre premier cd, L’hallali, nous composons ainsi un opéra-bouffe, La fosse, sur un livret de Régis Franc, l’auteur de la bande dessinée Le café de la plage, avec l’Ensemble de l’Itinéraire dirigé par Boris de Vinogradov et des chanteurs d’opéra. Pour ce drôle de machin qui était censé se passer en Afrique, la basse Louis Hagen-William jouait le rôle du Lion et la soprano Martine Viard celui de Miss Rosé, la tenancière du Tree Top Lodge. J’assumais le rôle de la tribu en transformant ma voix en direct avec un vocodeur. Huit comédiens interprétaient le rôle des musiciens dans la fosse. Chacun ne dit qu’une seule phrase mais nous les choisissons méticuleusement en fonction de chaque timbre et rôle, ou peut-être nous faisons-nous seulement plaisir en engageant des « voix » qui nous ont fait rêver : Maurice Garrel (le père dans Adieu Philippine), Christian Marin (le Laverdure des Chevaliers du ciel), Guy Piérauld (la voix de Bugs Bunny, à la ville comme à la scène !), Serge Valetti, Dominique Fonfrède, Guy Pannequin…


Pour Des haricots la fin, dans le spectacle Zappeurs-Pompiers 2, nous reprenons le principe des radiophonies que nous avions inauguré avec Crimes Parfaits, une pièce de 1981 qui aurait influencé de nombreux DJ et animateurs de radio. Cette fois les échantillons sont prélevés dans des émissions de télé. Crimes Parfaits mettait en ondes l’aliénation du monde du travail, Des haricots la fin cerne celle de la télévision. Les radiophonies sont des montages très serrés de plusieurs centaines de courts extraits radiophoniques, ici télévisuels, qui font apparaître comme par miracle les conditions, techniques et sociales, dans lesquelles chaque morceau a été enregistré. Improvisant directement au bouton de pause, l’opérateur anticipe les événements dans la plus extrême tension. Bien que souvent minuscules, les extraits révèlent les univers qui les entourent, en eux-mêmes, et les uns par rapport aux autres. L’accumulation, loin de nous perdre, provoque une acuité ou une lucidité d’écoute qui révèle l’inouï des situations enregistrées. La juxtaposition de tant de plans, il y en a des centaines, isole chacun d’eux. Leur brièveté ne peut laisser apparaître qu’une seule face, un seul indice pour chaque extrait, l’éclairant avec tant de précision qu’il nous semble le découvrir pour la première fois. Notre procédé d’écriture semi-automatique permet de jouer avec les mots, avec les sons, de leur faire dire des phrases, exprimer une pensée, émettre des critiques. C’est très excitant. Il est amusant de constater que le medium parle également de lui-même, la radio de radio, la télé de télé, le cinéma de cinéma, la littérature de littérature, etc. Fictionalisant le réel avec du matériau certifié, du document authentique, du brut, nous inventons une histoire, exprimant nos révoltes en les affublant d’un humour salvateur. Chaque extrait devient une énigme et l’ensemble un jeu de devinettes qui happe l’auditeur. J’avais esquissé ce genre de petit cut-up très cagien en 1974 dans mon premier film, La nuit du phoque. Je fus plus tard fasciné par les réalisations « radiophoniques » de Jean-André Fieschi, de vrais opéras. Aaah, L’agonie du Caudillo ! Ou encore Jean-Luc Godard avec son Histoire(s) du cinéma : ses neuf heures offrent tant de citations au cinéphile qu’il va, forcément à un moment ou à un autre, reconnaître l’une d’elles, avec suffisamment d’émotion pour qu’il s’y reconnaisse lui-même et plonge la tête la première. Mordant à l’hameçon, le spectateur reconstituera ainsi sa propre Histoire du cinéma. Le concept de paysage social, que nous développons alors en opposition à la mollesse new age du paysage sonore, est issu de nos expérimentations sauvages.

Cet exercice de haute voltige serait aujourd’hui impossible pour des questions de droits d’auteur. La technique du sampling était alors inexistante. Nous serons parmi les premiers à utiliser des échantillonneurs, au début très rudimentaires. Francis devint très vite un virtuose de l’Instant Replay, une pédale d’effets qui permettait d’enregistrer quelques secondes à la volée et de les restituer en les transposant dans l’instant. Lorsque Akaï racheta le brevet, je craquai pour le S612, qui offrait l’avantage de conserver les échantillons sur disquette, donc de les rappeler… Chaque fois que sort un nouveau jouet nous ne pouvons nous empêcher d’en rêver et, si nos fonds nous le permettent, de l’acquérir. Comme cela allait devenir souvent le cas avec les machines futures, si la mémorisation des actions apportait le contrôle, elle rigidifiait le jeu. On gagnait en fiabilité ce qu’on perdait en mobilité. Rien n’a jamais remplacé la souplesse d’utilisation de mon ARP 2600. Mon PPG avait encore des boutons en façade pour agir en direct sur les sons, mais la révolution qu’apporta le DX7 de Yamaha avec la norme MIDI et son lot de mémoires instantanément rappelables figera le geste instrumental jusqu’à le supprimer complètement avec les concerts d’ordinateurs portables où les malheureux musiciens n’usent que le bout de leurs deux index. Je définirais mon style électroacoustique par la préservation de ce geste instrumental dans mon jeu avec les machines. J’ai toujours préféré les traitements physiques aux clones virtuels. C’est hélas beaucoup plus encombrant. Mais tellement plus vivant ! Sur scène, j’adore jouer du Theremin ou de modules d’effets contrôlés par imposition des mains au-dessus de capteurs 3D. Jamais aucune programmation ne remplacera la sensualité du geste.

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles (1ère partie)