L'image du son

En 1988, Mireille Larroche accepte de produire 20 000 lieues sous les mers à la Péniche-Opéra. Elle en assure la mise en scène, accompagnée des magiciens James et Liliane Hodges, de la chorégraphe Lulla Card (devenue depuis Lulla Chourlin) et du décorateur Marc Boisseau. L’idée du sous-marin s’impose à nous dès notre première visite à la Péniche. Déjà sosies des Pieds Nickelés, nous nous reconnaissons dans les trois rôles principaux du roman de Jules Verne : le capitaine Némo, le harponneur Ned Land et le professeur Arronax. Il ne nous en faut pas plus pour décider d’adapter cette parabole de l’Human Dream : croissez et multipliez, exploitez l’homme par l’homme, le monde nous appartient, après moi le déluge. Une première péniche est transformée en musée imaginaire, dédale de vitrines animées et sonores qui tient autant du Palais de la Découverte que du train fantôme. Des magnétophones sonorisent les vitrines-aquariums, Bernard Vitet joue du cor multiphonique à trois pavillons qu’il a inventé, Francis Gorgé fait sonner une cloche de verre au-dessus de la tête des spectateurs qui s’y succèdent tour à tour, je programme en direct mon synthétiseur ARP 2600 comme si j’étais aux commandes du vaisseau… Dans une deuxième péniche, les spectateurs, allongés parmi les rochers reconstitués, sont entraînés dans une aventure musicale d’objets et de corps en mouvement. Les deux marionnettistes cachés sous les sièges sont secondés par deux danseuses qui évoluent dans le couloir central comme pour un défilé de mode. Nous avions livré une bande témoin pour que les danseuses, les marionnettistes et les régisseurs de plateau puissent répéter. Cette suite orchestrale devait également figurer sur un disque , mais nous avions bien prévenu que nous improviserions chaque soir une version différente. Hélas, en notre absence, la metteuse en scène cale chaque geste et chaque effet à la seconde près sur la bande. Nous sommes désespérés lorsque nous réalisons qu’il nous faudra rejouer exactement ce qui a été enregistré : trompette, trio de flûtes, guitare électrique, violoncelle piccolo, voix traitées en temps réel et instruments de synthèse ! J’achète un chronomètre avec un grand écran extrêmement lisible et une télécommande, pour suivre l’action à la seconde près, voire la précéder. Annoncé au Journal de 20 heures, le spectacle joue à guichet fermé pendant trois semaines. Le décor fut ensuite détruit sans que nous ayons le temps d’en récupérer un seul souvenir, si ce n’est une jolie vitrine construite par Marc pour la Fnac, du temps où la logique de l’enseigne n’était pas uniquement et mécaniquement mercantile.


Zappeurs-Pompiers est notre nouveau spectacle multimédia. La chorégraphe Lulla Card se balance devant l’écran, suspendue à un fil, tandis que je zappe les chaînes reçues par satellite pour composer une petite narration en direct. Dans une autre scène, Lulla filme à la paluche sa robe sur laquelle est construite la maquette d’une ville miniature, à la manière de Murnau survolant les paysages dans Faust. Le clown des Macloma, Guy Pannequin, lui donnait la réplique, tandis que nous jouions en avant-scène. Nous avons souvent été transformés en musiciens de fosse, comme pour l’adaptation de J’accuse d’Émile Zola, avec un décor de cinq étages de haut et un orchestre d’harmonie de soixante-dix musiciens. Une vraie fosse, plutôt une tranchée, creusée dans la terre, entourée de barbelés… Le scénographe Raymond Sarti avait collé un chapiteau gonflable sur une tour de Mantes-la-Jolie, repeignant tout l’immeuble en bleu, les balcons, la terre battue devant l’immeuble… La mise en scène était d’Ahmed Madani. Dans nos premières créations, nous étions moins riches et nous nous mettions nous-mêmes en scène, un peu potaches. Bernard se cachait dans le piano à queue pour apparaître comme un zombie sortant du tombeau, après avoir frotté les cordes de tout son corps allongé. Nous avons fait un concert entier couchés par terre. Pas facile de jouer du sax sur le dos ! J’ai joué de la flûte la tête en bas sur un trapèze, Bernard s’est aveuglé avec du liquide fluo, nous inventions mille facéties pour produire une image, et pas seulement un son. Nous avons finalement abandonné, la concentration du musicien et celle du comédien étant trop contradictoires. Le comédien, schizophrène professionnel, doit jouer un rôle, tandis que le musicien recherche à être le plus lui-même que possible, paranoïaque potentiel. Dans le théâtre musical le plus réussi, je pense aux plus belles pièces de Mauricio Kagel ou Georges Aperghis, il y a un frottement irrésolvable entre ces deux mouvements. Le musicien est très mauvais acteur, pour ne pas parler de la réciproque. Cela condamna définitivement à nos yeux le théâtre musical.


Dès 1985, nous entamons notre cycle « Littérature et musique en direct » avec deux nouvelles de Dino Buzzati, Le K et Jeune fille qui tombe…tombe interprétées par Michael Lonsdale. Plus tard, avec la rencontre de Raymond Sarti, nous immergeâmes l’ensemble dans des scénographies complexes, lorsque Richard Bohringer ou Daniel Laloux reprirent le rôle du récitant. Nous réalisâmes d’autres créations sur des textes de Michel Tournier et Jules Verne, en particulier avec l’exceptionnel chanteur qu’était Frank Royon Le Mée, plus de trois octaves de tessiture du baryton au haute contre, une maîtrise absolue de l’organe, voix diphonique, et une imagination débordante. Nous n’avons jamais trouvé d’équivalent depuis sa disparition. Le sida l’a emporté, comme Marc Boisseau, le décorateur de 20 000 lieues sous les mers et de Zappeurs-Pompiers 2.
Un feu d’artifice clôturait Le Château des Carpates, interprété en plein air sur le parvis d’une église. Pendant ces années, nous avons beaucoup joué avec le feu. Pour 45 secondes départ arrêté, l’artificier envoie tout en même temps et le ciel est transformé en voûte enflammée. Nous avons tout juste le temps de nous aplatir le long d’un mur ! Heureusement, cette fois la musique est préenregistrée. Ce n’est pas le cas de Féeries Jacobines, où Francis et moi sommes suspendus aux fenêtres de la Mairie de Montreuil, tandis que Bernard, perché sur des cothurnes, traverse les vingt-cinq mille personnes qui assistent au spectacle. Seulement sept blessés. Il paraît que c’est peu. Nous faisons aussi quelques concerts avec le pyrophone, un orgue à feu construit par Bernard. La différence de température produit une montée d’air chaud dans le tuyau et fait entendre des voix célestes. Le son est magnifique mais l’instrument est très encombrant. Je dois avouer que je ne suis pas non plus rassuré à la vue des détendeurs et des bouteilles de gaz que mon camarade mélange allègrement. Quelques années plus tôt, j’avais eu les deux mains brûlées au second degré suite à un mauvais dosage de poudres en fabriquant des fumigènes. Nous jouions dans une cage de tulle fabriquée par Bernard. J’ai pensé à une couverture pour étouffer le feu qui embrasait la toile de notre chapiteau mais il n’y avait que nous trois et nos instruments. J’ai éteint avec mes mains mais le plastique a collé sur mes paumes. Je suis sorti les bras en l’air en criant au public « on a eu chaud ». Tout le monde a cru que c’était dans le spectacle. Je me suis fait soigner par un infirmier qui me racontait des histoires de grands brûlés et par les pompiers appelés par les alarmes anti-fumée. Au loin, j’avais l’impression que le Titanic sombrait pendant que l’orchestre continuait toujours à jouer.


Ces quelques exemples pour montrer à quel point nous étions sensibles aux images autant qu’au son, si friands que nous étions des idées les plus folles, but the show must go on.

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2