Carton, mon premier CD-Rom

Peu de temps après Seurat, le directeur d’Hyptique, Pierre Lavoie, me propose de produire la partie interactive d’un disque de chansons, tout juste terminé avec Bernard Vitet. Secondé par un directeur graphique enthousiaste, Étienne Mineur, déjà présent sur Seurat, et un programmeur génial, Antoine Schmitt, je réalise douze petites scènes interactives correspondant chacune à une interprétation libre des chansons de l’album Carton. Voilà donc une manière inédite d’expérimenter encore cette fois mes idées les plus délirantes ! Je continue de penser que plus un artiste est libre et plus il donne libre cours à sa passion, meilleur est le résultat.
Comme j’avais commandé au photographe Michel Séméniako la pochette de l’album, je lui propose de réaliser toute l’iconographie de la partie CD-Rom avec son fonds d’archives. Séméniako, pour qui j’ai composé la musique d’innombrables montages de diapositives depuis 1975, est réputé pour ses images nocturnes éclairées avec des lampes torches. Il arpente la planète à la recherche de lieux magiques, chargés de mémoire. Avec ses temps de pause très longs, il apparaît dans l’image mais on ne le voit pas. Bougeant sans cesse pour peindre l’espace de lumière, il n’impressionne pas la pellicule. Pour Carton, j’écris les paroles d’une chanson qui dessinent son portrait, L’ectoplasme. L’évocation interactive consiste à révéler l’image en frottant l’obscurité avec une sorte de gomme inversée. L’utilisateur est obligé de bouger doucement la souris. Cela s’opposait à la frénésie maniaque du cliqueur fou, très courante à cette époque. L’image apparaît progressivement. Je cherchais là un équivalent au travelling cinématographique. On entend simplement le vent qui souffle au milieu des temples grecs, des forêts indiennes ou africaines, et des sculptures chinoises en pierre.

L'ECTOPLASME

Invisible à l'œil nu un photographe approche
Il peint la nuit au flash et à la lampe de poche
Il marche il frôle et cherche en vain son ombre
En exhumant les temples qu'aucun fidèle n'encombre

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Il évoque notre histoire en jouant aux quatre coins
Du globe qui tient de lui son oculaire au point
Marche à côté de ses pompes malgré l'obscurité
Arpente les abcisses gauchit les ordonnées

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Parfois son bras indiscipliné se déchaîne
Les gladiateurs au cirque aussi taguaient l'arène
Partout présent dans ses images au temps pausé
Il tente cependant de se faire oublier

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Si vous le découvrez vous serez impressionnés
Dans ces autoportraits c'est vous que vous verrez


Dès Seurat, lorsque c’est possible, je fais en sorte que l’on puisse se promener en aveugle dans un CD-Rom, qu’inconsciemment l’on compose une partition sonore ayant sa propre vie à côté du sujet. Je sonorise la moindre navigation avec des sons en adéquation avec le propos qu’ils servent, mais constituant une suite dont la cohérence reste musicale. Petit à petit, on découvre que l’on est immergé dans un monde sonore complet. Par la grâce de ces sons, c’est un monde nouveau qui doit pouvoir se révéler à l’utilisateur, monde parallèle dont l’équilibre tient à son unité et aux ponts dressés vers le sujet qui l’a suscité.
Comme chaque première œuvre, la tentation est forte de trop en faire. Aux douze chansons, nous ajoutons le catalogue des disques du Drame, nos biographies, et des entretiens in situ dans la cabine obscure qui a servi à faire la photo de la pochette. Celle-ci est un autoportrait négocié, autre grande spécialité de Michel Séméniako. Dans une sorte de photomaton, nous fabriquons nos propres éclairages avec des faisceaux de câbles optiques. Lorsque nous sommes prêts, nous appuyons sur le déclencheur, parfois tout en bougeant pour donner une impression de mouvement. Dans les vidéos qui sont sur le disque, chacun d’entre nous a élaboré son propre éclairage. Séméniako parle de son travail sur la lumière, je décris le dispositif devant le miroir qui nous permet de voir ce que l’on fait dans la cabine, Bernard raconte l’influence de ses grands-pères sur le fait d’écrire des chansons. Il y a aussi quelques fichiers cachés, comme c’était à la mode au début de l’ère du multimédia. Le catalogue des disques du Drame pouvait prendre la forme d’un cut-up musical autonome, à condition de pervertir la destination première de l’objet. Roll over d’extraits des disques et de percussion ajoutée en passant la souris sur les pochettes et en cliquant pour en révéler les détails. La sonorisation de l’interface est toujours déterminante car c’est un espace très fréquenté, par lequel on passe et repasse très souvent. Pour cet album, j’utilisai les sons issus des précédents. J’aime beaucoup le recyclage, question d’économie de moyens, vérification des bons choix, énergie durable.


Pour Camille, glisser des pierres dans des failles rocheuses génère des gloussements suggestifs et lance une nouvelle image.
Le morceau qui donne son titre à l’album, Carton, est une suite d’images prises au milieu des décors de la Cinémathèque Française. Robot de Metropolis, momie de Psychose, décor de Caligari... C’est une première tentative de musique interactive : sur une boucle de valse, s’enchaînent aléatoirement des accords de cors à chaque clic de la souris. Le texte de la chanson est constitué de titres de films rares et chaque refrain intègre des citations originales volées à des films d’Ophüls, Kazan, Cocteau, Lang, Huston et Resnais.
Sur fond de rythme endiablé, Dodéca Couac représente une horloge de douze pastilles blanches qui énoncent une syllabe chaque fois qu’on passe sur l’une d’elles en roll over. En les déclenchant dans l’ordre des aiguilles d’une montre, on comprend « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Dans le désordre, les phrases exprimées à haute voix sont beaucoup moins cartésiennes, parfois très cocasses.
Pour l’alzheimerien Moi’à moi, Étienne Mineur a conçu un truc qui rend fou, un jeu de typos qui tremble et s’efface dès qu’on le stabilise. La musique ne fait qu’accentuer la tension.


Banqueroute représente un chiffre énorme qui décroît de plus en plus rapidement, surtout si on bouge un temps soit peu, tandis que l’on entend une respiration suffocante.
Caresser l’écran de Démène à Jules déclenche des cellules de piano qui s’accumulent, jusqu’à ce que vous vous preniez pour Cecil Taylor…
Avec le dernier tableau, qui illustre la chanson Les oiseaux attendent toujours le Messie, je cherche à montrer qu’une image raconte une histoire différente chaque fois qu’on y associe un autre son. Je choisis dix images négociées de Michel Séméniako, réalisées en collaboration avec les pensionnaires d’un asile psychiatrique. Chaque image ressemble à un rituel étrange, à première vue hermétique. Je choisis dix sons extrêmement courts, une seconde et demie maximum, que je boucle de façon à ce qu’il joue de manière ininterrompue : une sirène, une cloche, un coup de feu, une boîte à musique, un coït, des pas dans les feuilles, des oiseaux, une messe, une sonnerie de téléphone… Le jeu consiste à affecter librement une des boucles sonores à une image.


Je m’inspire là de l’effet Koulechov. L’expérience célèbre de Lev Koulechov, datant de 1922, consiste à donner son expression au visage impassible d’un acteur par le plan qui précède dans le montage. Le cinéaste soviétique récupère un gros plan de l'acteur Ivan Mosjoukine regardant hors champ d'une manière particulièrement inexpressive. Koulechov monte trois fois cette image en alternance avec trois autres plans. L'acteur semble exprimer successivement trois émotions : la faim lorsque l’image qui précède est une assiette de soupe, la tristesse après celle d’une femme morte, l'attendrissement après une fillette et sa peluche.
Ce dernier tableau de Carton va me donner l’idée de départ de Machiavel, soit associer des boucles d’images et de sons pour travailler sur le sens.