Ève fêtait son annivrisser. Sa cour était pleine de monde. Des visages que je connais sans me souvenir de leurs noms. Des noms dont j'ignore la matérialité. Beaucoup d'amis. Dans ce genre de soirée j'arrive tôt pour discuter avant que la musique me colle une extinction de voix. Ou alors il faudrait que je me pointe très tard, lorsque tout le monde est cassé et que sonne l'heure des confessions. Mais chez moi la nuit avancée est plus propice au travail qu'aux libations. Les enfants couraient. Il y avait des sourires. Je suis resté. Une discussion bienveillante s'est engagée avec Sylvain Rifflet dont j'avais apprécié l'Ensemble Art Sonic, l'Alphabet, l'hommage à Moondog, ses Mechanics et pas mal de concerts. Comme je lui expliquais que j'aimais être surpris et que les conventions du jazz avaient fini par me barber il éclata de rire en me déclarant que son projet de rendre hommage à Stan Getz en s'appuyant sur son disque Focus ne me pourrait pas me plaire. Nous en sommes restés là jusqu'à ce que nous enregistrions l'album Chifoumi en trio avec le percussionniste Sylvain Lemêtre fin décembre. Comme la journée avait été été marquée d'une complicité lumineuse, j'insistai que je n'avais aucun a priori sur tel ou tel style de musique et que les mélanges m'enthousiasmaient souvent plus que les intégrismes réducteurs. Sylvain me promit donc de m'envoyer ReFocus qu'il avait enregistré au ténor avec un orchestre à cordes et une section rythmique incluant un percussionniste à claviers.


Samedi midi le facteur a déposé le petit bijou dans la boîte. Depuis, je le diffuse en boucle pendant que je tape ces lignes, allongé sur le divan dans une position propice au torticolis. Ce n'est pas un hasard si notre grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané avait une section de cordes dès sa création en 1981. Vingt ans plus tôt, Stan Getz avait commandé une suite au compositeur et arrangeur Eddie Sauter. Reprenant les principes de ce Focus, les arrangements de Fred Pallem pour l'Appassionato Orchestra, dirigé par Mathieu Herzog ou Raphaël Merlin, laissent ainsi libre le saxophoniste d'improviser les mélodies. Le mélange des cordes, d'une facture très hollywoodienne, avec le timbre chaleureux et dansant de Rifflet est une réussite totale. Toutes les compositions sont originales. Tel leur modèle dont ils se sont affranchis avec panache, ReFocus est sorti sur le label Verve, un rêve devenu réalité. Le batteur Jeff Ballard remplace Roy Haynes qui ne voyage plus, Guillaume Lantonnet alterne marimba, vibra et glock, Simon Tailleu tient la contrebasse, et les quinze cordes sonnent aujourd'hui comme jadis, pulvérisant les dates. Une chaleur généreuse se dégage de l'ensemble, Sylvain Rifflet figurant l'un des plus lyriques des saxophonistes de sa génération. La guimauve n'est pas au programme. La musique est vive, entraînante, vertigineuse, partition d'un film dont elle ne surlignerait pas les images, mais qu'elle nous laisse imaginer dans l'abstraction de cet art ne nécessitant aucun sous-titre.

→ Sylvain Rifflet, ReFocus, CD Verve
Vidéo du concert enregistré le samedi 5 mai 2018 à l'Abbaye de l'Épau, Le Mans, pour l'Europa Jazz Festival, avec un orchestre réduit au Quatuor Appassionato