Avant de vider définitivement l'appartement de mes parents j'ai récupéré quelques cahiers parmi la quantité phénoménale de livres, sept mille pour tout dire. Les uns ont été vendus, d'autres donnés, mais j'en ai conservé quelques uns qui me rappelaient mon enfance, en particulier ceux ayant trait à mon passage aux Louveteaux. Tous les jeudis, certains week-ends et lors de vacances, je pratiquais le scoutisme aux Éclaireurs de France, une troupe que dirigeait un jeune couple, rue d'Alésia d'abord, puis dans le fond de la rue de Nevers. Ils portaient les totems de Fennec et Akela. J'habitais alors rue Léon Morane dans le 15e arrondissement et je me rappelle être rentré plusieurs fois avec le grand mât de la troupe sur la plateforme arrière de l'autobus. On ne peut pas imaginer le plaisir que nous avions à voyager en plein air sur ce bacon mobile d'où l'on pouvait descendre en marche lorsque le receveur ne nous regardait pas. Ces jours-là je portais un uniforme bleu, un foulard jaune et évidemment des culottes courtes. De 8 à 11 ans, j'ai ainsi appris et testé la manière de vivre, à la fois morale et pratique, que m'avaient inculquée mes parents et que j'allais adopter au cours de ma vie. Je suis rapidement devenu sizenier, et, le plus jeune de France, je fus présenté à la petite fille de Baden Powell sur la scène de la Salle Pleyel. C'était déjà une vieille dame, le fondateur du scoutisme, né en 1857, étant mort en 1941.
Mon Manuel de l'éclaireur, sous-titré L'ami du campeur, publié en France en 1947 par les Éclaireurs unionistes d'inspiration protestante, prétend "développer chez les garçons la curiosité saine de la nature et des hommes. Il s'efforce de les pousser à «entreprendre» et à «réaliser»." Ce livre dont la première version remonte à 1914 n'est donc pas exempt de sexisme. Si les filles furent intégrées très rapidement au mouvement, Baden-Powell considérait que les garçons étaient des éclaireurs et les filles des guides. On notera la nuance ! Heureusement ma troupe n'était pas seulement laïque, elle était mixte, ce qui me valut, entre autres, mes premiers émois sexuels lors d'un camp à Belle-Île lorsque j'avais 11 ans. Entré aux Louveteaux à l'âge de 8 ans, je ne désirai pas poursuivre le scoutisme aux Éclaireurs l'année suivante. C'est à cette époque que je pris ma carte de Citoyen du Monde ! Si l'on fait abstraction de ma prédisposition obsessionnelle, ces trois ou quatre années aux Louveteaux et mon travail de premier assistant à la sortie de l'Idhec sont la base de mon imparable organisation.
Il était nécessaire que je resitue le contexte, mais en ouvrant ce livre je suis surpris de la somme d'idées pouvant nous permettre de survivre dans une perspective collapsologique ! Passé le chapitre sur la France, celui sur les arts me donne des pistes sur ce qui a pu m'inspirer alors que j'étais enfant. Celui sur le sport a quelque intérêt également, mais les choses deviennent sérieuses avec celui sur la santé. Hygiène de vie, sauvetages en tous genres, du cheval emballé au chien enragé, de l'électrocution aux troubles digestifs, on frise le Manuel de survie que ma fille m'avait offert il y a longtemps avec beaucoup d'humour. On y trouvait Comment sauter dans un train en marche quand on se trouve sur le toit, Comment survivre à une morsure de serpent venimeux, se débarrasser d'un requin, échapper à un puma, un alligator ou des abeilles tueuses, Comment gagner un combat à l'épée, encaisser un coup de poing, sauter d'un immeuble dans un container, faire une trachéotomie, détecter un colis piégé, faire atterrir un avion, survivre à un tremblement de terre ou à un naufrage, etc. Là ce serait plutôt comment construire une cabane, faire des nœuds, camper par tous les temps... Les chapitres Voir sans être vu et Transmissions sont évidemment passionnants, avant d'aborder ceux sur la nature qui concernent les animaux, les plantes, les roches, le climat et ce que l'on peut en tirer. L'exploration pourrait devenir un jour déterminante, comme Le Travail des hommes et Les bricolages puisqu'il s'agit de construire tout ce qui peut nous permettre de survivre dans la nature ou en l'absence du confort moderne. Cette perspective d'effondrement de la civilisation industrielle et du capitalisme devient de plus en plus probable sans que l'on sache très bien quand cela se produira, et si j'en verrai les effets.
Ce manuel tombe donc à pic au moment où j'attaque mon nouveau projet discographique intitulé Perspectives du XXIIe siècle. Coproduit avec le Musée Ethnographique de Genève (MEG) et les Archives Internationales des Musiques Populaires (AIMP), il y est question de repartir à zéro en revoyant les bases à la lumière des erreurs fatales du passé. Cette éventualité est plutôt sympathique, puisqu'elle envisage qu'il y aura des survivants !