70 novembre 2019 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 29 novembre 2019

Ball of Fire par Birgé Hochapfel Vrod


Ball of Fire est le nouvel épisode de mon laboratoire musical, séance d'une journée où nous improvisons en vue d'un album virtuel à mettre en ligne sur drame.org. Ce 80e album inédit, en écoute et téléchargement gratuit comme tous les autres, vient aussi alimenter la radio aléatoire de la page d'accueil du site où vous pouvez découvrir 155 heures de musique sans aucune répétition, soit 1051 pièces de durées très variées.
Comme je demandais au violoncelliste Karsten Hochapfel avec quel musicien il aimerait jouer pour la première fois, il proposa d'emblée le violoniste Jean-François Vrod. Je m'aperçois que cette année j'aurai souvent enregistré avec des cordes. Ainsi les auront précédés le violoniste Mathias Lévy et la contrebassiste Élise Dabrowski, ainsi que guitaristes Christelle Séry et Hasse Poulsen. Étaient présents également le percussionniste Wassim Halal et le compositeur Jonathan Pontier aux synthétiseurs. L'année n'est pas terminée puisqu'une dernière séance aura lieu avec le jeune contrebassiste minnesotien Nicholas Christenson et le clarinettiste Jean-Brice Godet, aussi grand que basse, qui jouera aussi de ses cassettes. La forme du trio a l'avantage d'être toujours équilibrée malgré son nombre impair, car il suffit de convaincre un contre deux pour que deux se retrouvent contre un. Comprendre qu'un accord est vite trouvé entre tous les protagonistes. La question ne se pose évidemment pas dans le cas de nos compositions instantanées, mais lorsqu'aucun des musiciens n'a pratiquement joué avec les autres la concentration exigée est plus simple à trois.
Découvert grâce à André Ricros, producteur du label Silex, j'avais enregistré Jean-François Vrod en 2000 pour la musique que j'avais composée pour l'exposition Le Siècle Métro et joué avec lui en concert deux ans plus tôt pour mon projet Birgé Hôtel avec Hélène Labarrière, Gérard Siracusa et, en invités, Michel Houellebecq et Bernard Vitet. Je connaissais Karsten Hochapfel grâce au groupe Odeia dont ma fille Elsa est la chanteuse.


Nous voilà donc réunis vendredi dernier au Studio GRRR pour interpréter les thèmes tirés au hasard dans le jeu de cartes Oblique Strategies inventé par Brian Eno et Peter Schmidt. Comme pour les albums Game Bling avec Ève Risser et Joce Mienniel (2014), Un coup de dés jamais n'abolira le hasard avec Médéric Collignon et Julien Desprez (2014), Un coup de dés jamais n'abolira le hasard 2 avec Pascal Contet et Antonin-Tri Hoang (2015), Questions avec Élise Dabrowski et Mathias Lévy (2019), WD-40 avec Christelle Séry et Jonathan Pontier (2019), et le concert filmé À l'improviste avec Birgitte Lyregaard et Linda Edsjö (2014), nous piochons chacun à notre tour et tentons de comprendre le sens des injonctions rédigées en anglais.
De temps en temps mes invités s'emparent d'un des instruments de ma collection que je considère plutôt comme une boîte à outils. Ainsi Karsten Hochapfel jouera de la guitare à cinq cordes (pour avoir cassé le mi aigu en l'accordant), du zheng (koto chinois à seize cordes dont plusieurs manquaient également) et du cosmicbow (manche de guitare à quatre cordes qui se joue comme une guimbarde). Jean-François Vrod m'empruntera d'ailleurs une guimbarde, mais il utilisera aussi sa voix, un appeau, un kazoo, un harmonica minuscule et toutes sortes de préparations sur son violon. Sur Turn it upside down Karsten retournera même son violoncelle !


Si je me sers essentiellement d'échantillonneurs sur mon ordinateur portable, j'ai eu le plaisir de jouer avec mes deux synthétiseurs physiques russes, le Lyra-8 et The Pipe, ainsi que de la JJB64, application informatique unique puisqu'elle fut inventée spécialement pour mon 64e anniversaire par Eric Vernhes. Selon les morceaux, Ball of Fire en compte seize, j'ai également recours à une radio qui se remonte à la manivelle, à mon éternelle trompette à anche, une guimbarde et une flûte comme souvent, plus diverses percussions.
Mes deux camarades de jeu se sont livrés à maintes facéties expérimentales dont je ne découvre vraiment la qualité qu'au moment du mixage. Lorsque nous plongeons la tête la première dans nos improvisations hirsutes, nous sommes en état de transe, transe constituée d'une concentration extrême puisque nous inventons la musique au fur et à mesure en écoutant les autres sans aucune préparation ou avertissement.
What are you really thinking about just now? Incorporate / Gardening, not architecture / Take a break / Discover the recipes you are using and abandon them / Be dirty / Once the search is in progress, something will be found / Do something boring / Make an exhaustive list of everything you might do and do the last thing on the list / Allow an easement (an easement is the abandonment of a stricture) / Use filters / Not building a wall but making a brick / In total darkness or in a very large room, very quietly / Where’s the edge? Where does the frame start? / Simple substraction / You don’t have to be ashamed of using your own ideas... sont le genre d'invitations auxquelles nous sommes confrontés. Si vous avez du mal à les comprendre, dites-vous bien que cela nous fait le même effet, mais que nous devons nous y coller chaque fois sans délai, du moins deux ou trois minutes plus tard !
Pour moi, le meilleur moment est donc lorsque je rééquilibre les voies, découvrant ce que nous avons enregistré dans la fougue de la rencontre. Pour la mise en ligne je masterise les pièces en mp3, rédige les crédits, fabrique la pochette à laquelle je dois trouver un titre.


Suivant l'article d'hier sur la screwball comedy, celui de l'album est un hommage à Barbara Stanwyck pour son rôle dans le film de Howard Hawks. La boule vient d'un immeuble viennois designé par Friedensreich Hundertwasser. Quant aux photos du trio nous les devons à Peter Gabor passé faire quelques plans pour le film qu'il me consacre.

jeudi 28 novembre 2019

Screwball comedies


Se projeter une screwball comedy par ce temps maussade est une parade imparable contre la déprime. Le coffret qui rassemble My Man Godfrey (Mon homme Godfrey) de Gregory La Cava, Nothing Sacred (La joyeuse suicidée) de William Wellman, une version restaurée de His Girl Friday (La dame du vendredi) de Howard Hawks, ainsi que deux documentaires de Clara et Julia Kuperberg est donc tout indiqué. Les éditions Montparnasse avaient déjà publié un coffret de dix films des sœurs réalisatrices françaises autour du mythe hollywoodien, mais j'attendais d'avoir tout regardé avant de le chroniquer. Chacun aborde un sujet particulier : le sexe avant et après le Code Hays, les réalisatrices (Alice Guy, Lois Weber, Frances Marion, Dorothy Arzner), les acteurs travaillant pour l'OSS ancêtre de la CIA, les thrillers tournés à Los Angeles, les potins de Louella Parsons et Hedda Hopper, mais aussi Orson Welles, Steve Schapiro, Gene Tierney ou Ronald Reagan ! Cela tient évidemment d'un inventaire à la Prévert, et si la facture des documentaires est classique, les sujets sont toujours passionnants. Ainsi ceux sur la screwball comedy ou Billy Wilder qui accompagnent le nouveau coffret m'ont énormément intéressé.
La screwball comedy est le plus souvent caractérisée par un couple qui se bat en duel à longueur de mots, avec des femmes fortes et des hommes renvoyés à leur arrogance gamine. En 1930 l'arrivée du parlant sonne le glas du slapstick burlesque. Dès 1934 avec It Happened One Night et New York Miami de Frank Capra la screwball comedy explose en loufoquerie délicieuse et impertinente. Féminisme et conscience de classe dynamitent le cinéma hollywoodien. Il faut voir ou revoir She Married Her Boss de Gregory La Cava, L'Extravagant Mr. Deeds (Mr. Deeds Goes to Town) et Vous ne l'emporterez pas avec vous (You Can't Take It With You) de Frank Capra, Cette sacrée vérité (The Awful Truth) de Leo McCarey, Train de luxe (Twentieth Century), L'Impossible Monsieur Bébé (Bringing up Baby) et Boule de feu (Ball of Fire) de Howard Hawks, La Huitième Femme de Barbe-Bleue de Ernst Lubitsch, Indiscrétions (The Philadelphia Story) de George Cukor, Un cœur pris au piège (The Lady Eve) et Madame et ses flirts (The Palm Beach Story) de Preston Sturges, Plus on est de fous (The More the Merrier) de George Stevens... Hawks, Wilder et d'autres continueront cette tradition, souvent avec succès, mais rien ne vaut les originaux avec leurs dialogues incroyablement aiguisés ! Je ne savais pas que Billy Wilder avait un accent allemand à couper au couteau et qu'il s'exprimait mieux dans sa langue maternelle qu'en américain. Comme pour Preminger récemment, j'ai été intéressé par ses souvenirs de l'Europe avant qu'ils ne prennent la poudre d'escampette.

Screwball Comedy, coffret 3DVD, ed. Montparnasse, 30€
Il était une fois... Hollywood (pas celui de Tarantino, d'un mortel ennui), coffret 5 DVD, ed. Montparnasse, 40€

mercredi 27 novembre 2019

Marbre surréaliste du 1er siècle av. J-C


Le mois dernier, visitant l'exposition rétrospective sur Caravaggio et Bernini au Musée d'Histoire de l'Art de Vienne, je suis brutalement arrêté par un marbre attribué à Alessandro Algardi. En réalité l'Algarde a restauré en 1628 ce jeune satyre portant un masque de Silène datant environ du 1er siècle avant Jésus-Christ. Cet étrange assemblage (d'une seule pièce !) permet de voir la figure d'un enfant derrière la masque d'un vieux satyre, sa petite main ressortant de l'énorme bouche du barbu. Est-ce une farce puérile pour effrayer je-ne-sais-qui ou une interrogation cruelle sur les vicissitudes de la vie ? Je ne suis pas un spécialiste, mais cette sculpture me semble surtout préfigurer de vingt siècles les assemblages de Rodin, le surréalisme (Picasso, Dali...), le nouveau réalisme (Spoerri, Nikki de Saint-Phalle...) ou le pop-art (Combines de Rauschenberg) ? J'ai toujours aimé ces œuvres de montage, de celles qui allient la chèvre et le chou, le beurre et l'argent du beurre. Une petite enquête, telle qu'en permet Internet sans bouger de chez soi (un autre assemblage !), me guide jusqu'à Sotheby's où l'œuvre était aux enchères il y a six ans. Estimée entre 3 et 5 millions de dollars, elle est partie à 3,525,000 $, probablement acquise par l'Art Institute of Chicago ! Elle aurait été découverte entre 1620 et 16233 dans les ruines des jardins de Salluste à Rome, lorsque la villa fut rachetée par le pape Grégoire XV. Plus récemment ce qui pourrait être un faune fut récupéré après la défaite des Nazis qui l'avaient dérobé dans la maison d'un collectionneur juif ayant fui en 1938. Une petite queue, invisible sur ma photo, laisse penser que ce satyre accompagnait Dyonisos, dieu du vin et de l'extase, mais aussi père de la comédie et de la tragédie. Mon goût pour les flûtes et percussions n'y est pas étranger. Dans la Grèce Antique les flûtistes n'étaient pas considérés comme des musiciens, mais comme des bateleurs, car leur instrument leur déformait la bouche. Travaillant actuellement à un disque qui s'appuie sur de très vieux enregistrements historiques pour imaginer la musique d'après la catastrophe, une forme dyonisienne de l'utopie poste-collapse, je suis évidemment sensible à la variété de timbres des percussions. J'espère d'ailleurs bientôt intégrer d'anciens idiophones de bronze à mon projet... Cela peut expliquer mon intérêt actuel pour les "vieilles pierres" !

mardi 26 novembre 2019

Pourquoi les hommes tuent ?


Pourquoi y a-t-il tant de féminicides ? Je ne peux pas me poser la question en ces termes. J'aurais besoin de pouvoir comparer leur nombre avec celui des homicides. Il est évidemment important de mettre la violence des hommes envers les femmes, envers "leurs" femmes, à l'index, mais n'est-ce pas camoufler la violence des hommes en général ? Combien tuent pour leur patrie, pour leur honneur, pour leur propriété ? Considèrent-ils leurs compagnes comme leurs propriétés ? Les féminicides étaient tus probablement parce que ces exutoires à leur violence caractéristique n'ont rien de glorieux. C'est carrément minable. Lorsque j'étais enfant, mon père m'avait appris que "l'on ne bat pas une femme, même avec une fleur".
J'ai donné un jour une gifle à ma première copine qui tentait de m'étrangler, pour la réveiller. Séparation houleuse. Je n'étais pas fier. Pendant la semaine qui suivit mes copains s'extasiaient sur mes suçons alors que c'était la marque de ses doigts sur mon cou. Mes très rares accès de violence ont concerné quelques objets et la honte m'étreignit aussitôt. C'était il y a longtemps. Cela n'arriverait plus. J'ai été confronté à une violence plus redoutable lorsque j'étais à Sarajevo pendant le Siège en 1993. La question s'est lourdement posée alors. J'avais été non-violent pendant quarante ans, mais, confronté à tant de haine, je rentrai de la ville martyre en espérant une intervention militaire internationale. Il m'est impossible de regarder un match de boxe dans un film, mais les polars et le sang au cinéma me dérangent moins. Ils mettent pourtant en scène toute la rage de l'humanité. Si elle est généralement le fait des hommes, comment se fait-il que les femmes ne l'empêchent pas ? Lysistrata s'y opposa en prônant la grève du sexe. Les femmes laissent leurs fils, leurs frères et leurs maris s'entretuer. De temps en temps elles deviennent les victimes de ces pratiques absurdes que seuls de rares pacifistes non-violents condamnent, objecteurs de conscience préférant la prison à l'assassinat.
Ma Sehnsucht s'exprime dans ce mal à l'homme qui me prend face à toute violence, peu importe à qui elle s'adresse. Si la dénonciation actuelle des féminicides pouvait interroger la violence humaine, elle dépasserait ce dramatique épiphénomène de la "nature" humaine. Car là où l'homme passe la nature trépasse. La force semble le refuge de l'impuissance. Quand les mots leur manquent, ils usent de leurs bras, de leur sexe brandi comme une arme. On peut le constater ailleurs comme dans la répression policière qui éborgne et mutile ici, qui viole et tue un peu plus loin. Seule l'éducation dès le plus jeune âge permettrait peut-être d'éradiquer les crimes qui jonchent notre Histoire. Les millions de morts que les guerres et la colonisation, aujourd'hui déguisée, causent sans cesse par intérêt économique, sont les victimes de l'abrutissement de masse soigneusement entretenu. Le machisme est valorisé. Les femmes en font certes les frais, mais elles en sont les complices tant qu'elles accepteront que l'on fabrique des armes, que l'on exploite les plus faibles, que l'on glorifie les héros, que la religion les rabaisse, que leurs salaires soient moindres, et tant qu'elles se soumettront aux désirs unilatéraux de leurs compagnons de vie. Et ce n'est pas en condamnant quelques boucs-émissaires que l'on réglera la question. C'est en chacun et chacune d'entre nous qu'il faut rechercher la réponse.

Nicolas Poussin, L'enlèvement des Sabines, 1634-1635, Metropolitan Museum of Art

lundi 25 novembre 2019

Sur l'écran blanc de mes nuits noires


J'ignore l'impasse de la page blanche. Il suffit de contourner l'obstacle en s'attaquant à un autre versant. Comme puiser dans le stock d'images en attente ou laisser simplement l'inspiration de marionnettiste guider mes doigts de somnambule. La place pour projeter est cadrée par les livres. Ce pourrait être aussi bien des films, des disques, des arbres, des étoiles, des mots, des rêves. Le cahier des charges impose ses limites. L'imagination a besoin de ces contraintes. Plus ou moins l'infini tournerait court. Une phrase en appelle une autre. Elles roulent en double sens. Il fallait juste passer le permis. Cela ne s'est pas fait tout seul. J'ai failli laisser tomber. Mais ma mère m'a dit que je n'étais pas plus bête qu'un autre. Il y a tant de chauffards que cela fait froid dans le dos. Nous sommes tous des rescapés. Combien de bip bip ont évité le précipice ? Un peu moins de huit milliards à l'heure actuelle. De quoi faire chavirer la planète. Mais tous ne pèsent pas le même poids. Sans liberté ni fraternité l'égalité est une carotte à laquelle les possédants préfèrent la viande. Ils ont appelé démocratie leur stratagème. Il n'y a même plus de carotte au bout de leurs ficelles. Leur cynisme est de rigueur. À force de croire qu'ils y échapperont, ils finiront pas s'étouffer. Mais combien crèveront avant eux ? La tâche n'est pas sur l'écran, mais sur l'objectif.

samedi 23 novembre 2019

Vrod Birgé Hochapfel


Bientôt un nouvel album en ligne sur drame.org enregistré avec le violoniste Jean-François Vrod qui fait de drôles de bruits avec sa bouche et le violoncelliste Karsten Hochapfel qui joue aussi de la guitare à cinq cordes après qu'il a cassé mon mi, du koto qui n'avait plus toutes les siennes, et de son instrument tête en bas... Pour nos compositions instantanées, comme nous avons tiré encore une fois les thèmes au hasard parmi les cartes d'Oblique Strategies, j'ai joué des choses auxquelles je ne m'attendais pas du tout...

Photo © Peter Gabor (venu tourner filmer quelques nouveaux passages pour un film sur ma pomme)

vendredi 22 novembre 2019

Elmer Gantry le charlatan


En cette terrible période de l'histoire où l'obscurantisme redouble de plus belle, revoir Elmer Gantry le charlatan tombe à point nommé. Que l'on me comprenne, les replis communautaires me terrifient, les ségrégations me font horreur, qu'elles soient raciales (comme si le concept de race pouvait encore exister aujourd'hui), politiques (la mainmise des banques sur les gouvernements brisent les espoirs des peuples qui s'y résigneraient) ou religieuses (la laïcité n'est pas l'intolérance). En vendant l'État au privé les nervis qui nous gouvernent ici et ailleurs ne protègent plus les citoyens contre la nouvelle mafia. Lorsque Louis XVI oublia que le rôle du Roi était entre autres de faire rempart contre la noblesse, il déclencha la Révolution française. Sommes-nous capables d'apprendre les leçons de l'Histoire ? Les puissants ayant perdu le sens de la mesure, leur arrogance les perdra comme chaque fois, mais hélas après la catastrophe. Pour servir leurs vils desseins, ils ont recours à la manipulation de masse, un décervelage en règle où la foi tient un rôle exterminateur. Il faut absolument voir The Century of Self, documentaire en quatre parties d'Adam Curtis, sur Edward Bernays, le père de la propagande moderne et du consumérisme qui appliqua les théories de son oncle Sigmund Freud à la manipulation de l'opinion.
En 1960, avec son film, Richard Brooks dénonçait les prédicateurs bidons qui pullulent aux États-Unis. N'oublions pas que toutes les religions ont commencé par être des sectes. Combien de crimes de masse a-t-il fallu pour affirmer leurs suprématies ? Mais God is on our side !


La restauration de la nouvelle édition a redonné ses couleurs au film, contrairement à la bande-annonce ci-dessus. Elle est accompagnée d'entretiens avec Jean-Claude Zylberstein et Patrick Brion, la voix du Cinéma de minuit à la télévision, historien qui connaît le nom du moindre figurant des films qu'il présente. En dehors de la réalisation enflammée de Richard Brooks, la force du film doit beaucoup à ses acteurs. Burt Lancaster, qui incarne l'escroc charismatique et reçut un Oscar à cette occasion, Jean Simmons en prêcheuse illuminée, Shirley Jones dans le rôle de la putain aussi séduite et qui reçut un Oscar pour son second rôle, Arthur Kennedy qui joue celui du journaliste agnostique tout autant fasciné sont bouleversants, car réside une ambiguïté chez chacun des personnages. Quels que soient leurs actes tous diffusent une sympathie échappant au manichéisme. Richard Brooks écopa également d'un Oscar pour le meilleur scénario adapté, d'après le roman de Sinclair Lewis qui, en 1930, avait été le premier Américain à recevoir le prix Nobel de littérature.
Brooks, né Ruben Sax, était d'origine juive comme beaucoup de cinéastes de l'époque dont les familles avaient fui l'Europe avant la catastrophe. Or les juifs furent souvent les premiers à se méfier de la religion et à embrasser un athéisme qui ne les empêcha pas de subir les conséquences de leurs origines. En France, par exemple, lorrains ou alsaciens, ils étaient français avant d'être juifs, essentiellement germanophobes après la défaite de 1870. Aujourd'hui les États-Unis sont toujours englués dans la religion comme ils l'étaient en 1927 lors de la parution du roman de Sinclair Lewis ou en 1960 à la sortie du film. Les dons considérables dont bénéficient certains prêcheurs séduisent toujours la convoitise de cyniques manipulateurs qui fanatisent leurs ouailles. Si l'argent, le sexe et la mort sont les trois sujets qui intéressent majoritairement les humains, Elmer Gantry les rassemble, la peur que génère la mort attirant les fidèles, l'appât du gain suscitant des vocations et les désirs refoulés une hypocrisie sur laquelle l'Église continue à prospérer, quelle que soit la religion. Quant à la manipulation de l'opinion, elle atteint aujourd'hui des paroxysmes très inquiétants, la majorité ayant perdu ses repères et votant servilement contre ses intérêts de classe tandis que des charlatans occupent les sièges des intellectuels. Comme dans le film de Richard Brooks, la presse est évidemment complice et les lynchages médiatiques de rigueur.

→ Richard Brooks, Elmer Gantry le charlatan, Blu-Ray/DVD dans un livre exclusif sur le film rédigé par Philippe Garnier et fortement illustré, ed. Wild Side, sortie le 4 décembre

jeudi 21 novembre 2019

Passage du cinéma, 4992


Le livre d'Annick Bouleau publié en 2013 m'était passé inaperçu. Il aura fallu que Jonathan Rosenbaum, dont le blog est le seul que je suive régulièrement en y goûtant les pistes comme jadis les bonbons dans la boîte en fer de ma grand-mère, en (re)parle pour qu'un exemplaire de l'objet multimédia me soit livré par le facteur cette semaine. Passage du cinéma, 4992 est l'équivalent littéraire des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, une œuvre ouverte et multiforme où l'on entre au petit bonheur la chance pour ensuite y dérouler un fil d'Ariane, ou plus exactement le fil d'Annick, qui vous embarque pour un voyage dont on ne connaîtra jamais l'issue. Dans le dossier de presse de Adieu au langage du Festival de Cannes, Godard avait griffonné quatre lignes soulignées en rouge en travers d'un montage de ses pages : « Le seul livre à raconter l'histoire du cinéma ». Je ne devrais pas être étonné de trouver dans le mode d'emploi de ces 992 pages sans aucune illustration des références à Je me souviens de Georges Perec ou à Praxis du cinéma de Noël Burch, ou encore Rivette, Epstein, Kramer, Eustache, Godard... Et Bergala, Lacan ou Oury de veiller à ce que le combat contre le Minotaure soit fertile.
Annick Bouleau a donc passé 19 ans à récolter 4992 extraits glanés au fil de ses lectures jusqu'à ce que ces cailloux de Petit Poucet la mènent à un jeu de l'Oie, magique pour qui se targue de cinéphilie. Son site Ouvrir le cinéma est un autre labyrinthe où se perdre jusqu'au vertige. Ici, il suffit d'ouvrir le livre à une page et de se laisser aller. On peut préférer la table des centaines de matières, d'abandon à zoom, où les mots vous font de l'œil, à vous et personne d'autre. C'est un livre blanc, un gros livre tout blanc, sans images imposées puisqu'elles viennent toutes seules, avec des mots qui dansent et font la ronde. On n'a pas fini d'en faire le tour. Je commence à peine. C'est un livre de montage sans index de réalisateurs, mais où chaque "article" est référencé, renvoyant souvent à un autre. C'est un des livres les plus étonnants de ma bibliothèque cinématographique avec Bonjour Cinéma de Jean Epstein et Cover To Cover de Michael Snow. Ce dernier ne possède que des photographies noir et blanc pleine page sans aucun mot ! Orson Welles racontait qu'il suffit de retirer un paramètre à la réalité pour entrer en poésie. Si les livres figurent parmi les plus beaux objets interactifs, Passage du cinéma, 4992 en justifie le terme.

Passage du cinéma, 4992. 992 pages, ed. Ansedonia, 35€

mercredi 20 novembre 2019

Sobre Sordos, petit opéra pop


Le disque Sobre Sordos permet d'apprécier toutes les subtilités de l'instrumentation et la lisibilité des textes que la sonorisation du concert rendait un peu difficile jeudi soir à l'Atelier du Plateau. Il faut préciser que les textes d'Ignacio Plazza Ponce et Giustino De Michele sont chantés en français, italien, espagnol et anglais, or tous les spectateurs ne sont pas aussi polyglottes ! Sobre Sordos donne l'impression d'un petit opéra pop qui se situerait entre les mises en musique d'Edward Gorey, l'Italie de Paolo Conte et les évocations cinématographiques de Tim Burton. Les vidéos et images interactives, figuratives ou abstraites, de Damien Serban qui les accompagnent sur scène sont remplacées par un beau travail graphique illustrant les trois vinyles (ou 2 CD) de l'album.
Ignacio Plaza Ponce joue des claviers tandis que Giustino De Michele est le principal chanteur de cette longue suite imagée. J'étais allé les écouter parce que ma fille Elsa y jouait les secondes voix, mais les deux auteurs-compositeurs sont accompagnés par une ribambelle d'excellents musiciens que l'on a l'habitude d'entendre dans des contextes fort différents : le flûtiste Joce Mienniel, le saxophoniste Hugues Mayot, la bassoniste Sophie Bernado, le trompettiste Aymeric Avice, le tromboniste Fidel Fourneyron, le violoncelliste Clément Petit, le contrebassiste Simon Drappier, ainsi que le violoniste Sylvain Rabourdin, le guitariste Bartolomeo Barenghi, le clarinettiste Matteo Pastorino...



→ Sobre Sordos, Bandcamp, 2 CD 20€ / 3 LP 40€
Leur site web est plein de musiques, de vidéos et d'informations...

mardi 19 novembre 2019

Arnaque


Vous croyez admirer un canard, mais renversez-le et vous découvrirez l'arnaque. En 1980 Bernard Vitet nous avait appris un subterfuge que nous avions trouvé très amusant et que nous avions utilisé dans la pièce Crimes Parfaits d'Un Drame Musical Instantané. Il avait enregistré sa voix à l'envers, puis il avait retourné la bande magnétique. On avait l'impression d'une bande passée à l'envers, mais on comprenait tout ce qu'il racontait. Moins par moins égale plus. Il fallait d'ailleurs toujours conserver les premières prises, car notre camarade s'y entendait si bien que l'on finissait pas ne plus percevoir l'effet de (fausse) voix renversée. Dans la cas présent, prononcez "canard", appliquez l'effet reverse et vous auriez pu entendre "arnaque" si je ne vous avais pas blousés. Parce que canard à l'envers ne donne pas "arnaque", mais "ranaque" ! Il aurait fallu prononcer "cannera", mais mon introduction n'aurait plus tenu debout. Je vous l'avais annoncé : arnaque !
Celle de samedi dont j'aurais pu être victime est un classique. Une certaine Clarisse Duvalier, résidant 7 avenue de la Grande Armée à Ajaccio, me commande la collection de l'Avant-Scène Théâtre (1954-1960) que j'ai mise en vente sur LeBonCoin en me demandant d'y ajouter le prix du port via Colissimo. Elle est pressée de conclure l'affaire, mais préfère passer directement par Paypal, et non par LeBonCoin, car "avec Paypal, fiable, sécurisé et rapide, pas besoin de communiquer vos coordonnées bancaires", d'autant que son compte bancaire ne serait "pas relié à son compte LeBonCoin, par conséquent le paiement via l'application LeBonCoin est impossible pour elle" ! L'arnaque consiste à envoyer ensuite un faux mail de PayPal stipulant avoir bien été crédité. Si l'on ne vérifie pas son compte en se connectant directment au site, on se fait évidemment avoir. L'adresse est une boîte aux lettres à la porte d'un lycée sur l'Île de Beauté (pas la porte à côté !) et j'imagine que l'arnaqueuse ira chercher l'imposant colis à la Poste avec une fausse pièce d'identité, à moins que ce soit un peu plus retors.
J'avais déjà été la cible de cette même arnaque il y a quelques mois. J'ai l'impression que la moitié des centaines de mails que je reçois chaque jour consiste en des tentatives frauduleuses. Il est facile de se laisser prendre au phishing si l'on ne vérifie pas l'authenticité des protocoles. On sait qu'il ne faut jamais se connecter au web via les applications de mail, mais il y a bien d'autres coups tordus comme par exemple les publicités sur FaceBook. La plupart du temps, l'objet de vos désirs y est proposé beaucoup plus cher que si vous le cherchiez vous-même simplement sur le Net. Et puis il n'y a pas que sur le Net qu'on puisse se faire escroquer. Lorsque j'étais jeune homme j'avais acheté un piano qui n'existait pas et une veste en daim qui était en suédine. Nous avons tous et toutes été victimes un jour ou l'autre de personnes sans scrupules qui jouent sur la confiance, ce qui peut rendre terriblement triste. Je préfère franchement les voleurs à la tire qui n'exercent aucun chantage affectif...
Je conclurai en précisant que mon canard est un animal empaillé, photographié dans une école de Victoria en Transylvanie, et que son air renfrogné ne correspond absolument pas à ses intentions véritables.

lundi 18 novembre 2019

Mort prématurée d'un chanteur populaire dans la force de l'âge


Mort prématurée d'un chanteur populaire dans la force de l'âge est une fantaisie sarcastique de Wajdi Mouawad sur le monde du spectacle avec Arthur H qui incarne remarquablement Alice, chanteur flippé ayant trahi ses idées de jeunesse sur l'autel du succès. Ne vous attendez donc pas à écouter un récital enrobé d'Arthur H ! On est même en mesure de se demander si cette charge acerbe des mœurs superficiels, du formatage et du cynisme égocentrique du show-biz n'est pas une autocritique qui permettrait au chanteur à la voix cassée de se débarrasser d'un poids qui colle forcément à la peau de toutes les idoles confrontées à leurs fans et aux pressions de leur entourage. Même si Alice n'est pas Bashung, Arthur H non plus, et le chanteur sait de quoi il retourne. Tous les journalistes, photographes, attachés de presse, agents d'artistes et musiciens ne se reconnaîtront pas forcément dans cette farce amère, mais ils penseront au moins y croiser leurs collègues ! Je n'échappe pas moi-même à cette ménagerie, me souvenant surtout des histoires que me racontaient mon camarade Bernard Vitet qui m'avait empêché d'y mettre le doigt au risque de m'y engloutir tout entier. La mise en scène virevoltante de Mouawad fait passer facilement les presque trois heures de spectacle, même si la seconde partie m'a semblé superflue. Jusqu'à l'entr'acte les comédiens interprètent avec humour et férocité le poncif "punk is not dead", mais la suite contredit le début en se prêtant aux conventions larmoyantes, sous forme d'un pardon politiquement correct. Fallait-il vraiment un happy end quand on connaît la réalité des coulisses ?


Quel artiste n'a pas rêvé savoir ce qu'on dirait de lui à sa mort ? Ce désir morbide n'est pourtant pas assez creusé. Mouawad préfère glisser un couplet, certes habile, sur Sabra et Chatila ou sur le génocide arménien, suggérant la perte du politique chez les nouvelles générations, étouffées par l'afflux d'information (ou de désinformation). Tous les comédiens sont très bien. J'ai particulièrement apprécié Patrick Le Mauff dans le rôle de l'ancien agent d'Alice qui n'a pas renié son amour du punk. Les décors en perpétuels mouvements transmettent au public la fraîcheur de la pluie ou l'odeur de l'encens quand il le faut. De bonnes idées sont hélas abandonnées en cours de route, comme par exemple la scatologie du début. Resserrer l'action aurait permis de ne pas morceler le récit qui manque un peu d'unité. La manie de faire de faire des spectacles trop longs qui n'épargnent pas les fesses du public finit par devenir suspecte. Il n'empêche que le portrait du show-biz est bien vu, la complicité du metteur en scène et du chanteur nous permet de passer un excellent moment, mais il aurait fallu plus de méchanceté et de concision pour que cela soit vraiment réussi.

Mort prématurée d'un chanteur populaire dans la force de l'âge, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad, avec Marie-Josée Bastien, Gilles David, Arthur Higelin, Jocelyn Lagarrigue, Patrick Le Mauff, Sara Llorca, chansons originale d'Arthur H, musique originale de Pascal Humbert, dramaturgie Charlotte Farcet, son Michel Maurer et Bernard Vallèry, conseil artistique François Ismert, lumière Éric Champoux, scénographie Emmanuel Clolus, costumes Emmanuelle Thomas, maquillage et coiffure Cécile Kretschmar (c'est elle qui avait créé et fabriqué les masques du film Au revoir là-haut).

vendredi 15 novembre 2019

Ailleurs


Il arrive que je ne sache plus où aller parce que l'horizon est bouché. Je lorgne les grands espaces alors que mes arbres cachent la forêt. La flèche indique la terre, mais je ne rêve que de prendre le large. Les voyages professionnels sont plus nourrissants que le tourisme, fut-il le plus sauvage. S'il s'agit d'un film, il faut comprendre le pays à vitesse V, question de survie parfois. Ce fut mon K. Généralement un fixeur vous y aide. Pour les concerts il suffit de prendre autant de jours off que de soirs de spectacle en tournée. Question de discipline. Rencontrer des populations dont je ne comprends pas la langue est dépaysant. Ce besoin vital de nourriture exotique pimente le quotidien qui se copie lui-même. C'est probablement la raison qui me fait détester me laver les dents et me raser chaque matin, tâches incontournables laissant des auréoles. Alors, qu'elles soient boréales ! La Terre vue de la Lune est mon modèle. Lorsque j'ai tapé ces maux elle était pleine. Coupe. Battre les cartes, pointer du doigt les yeux fermés la mappemonde. On peut tomber près de chez soi, se relever aux antipodes. Les films que je regarde le soir sont des portes vers cet ailleurs momentanément inaccessible. J'envoie des bouteilles à la mer. Parfois le téléphone sonne. Un mail annonce la grande nouvelle. Sortir. Les embouteillages gâchent les week-ends. Minimum trois semaines. Mais il faut bien un moi pour revenir autre. De quoi se faire appeler Arthur. Le terme actuel est zone d'inconfort. Chaque mot a double sens. Il ne faut pas non plus se faire siffler. Les escrocs ont toujours l'air sympathique. Sinon cela ne marcherait pas. J'ai couru. Comment s'en vouloir d'avoir accordé sa confiance ? Ils se reconnaîtront. Pas jojo cette affaire ! Prendre la poudre d'escampette. Direction nulle part. Du moment que l'air est pur...


J'avais l'air, mais il me manquait les paroles. Ce matin je me suis réveillé avec celles de mon prochain album. Cette fois je ne pouvais pas emprunter les mots que Ramuz scande dans Présence de la mort. Son titre fait stupidement fuir. Mon histoire se passe bien au bord du lac Léman. La chaleur y est insupportable. Mes acteurs fouillent les ruines. Ils y trouvent ce qui leur permettra de se reconstruire. Je compte y faire un saut pour enregistrer les sons de ce qui aura été. Et chaque fois qu'un étranger passera par ici je lui demanderai de jouer dans sa langue. Allo Babylone 21 29 ? Puisqu'il n'y a pas de Brigitte ici, les archives de la planète feront leur cha-cha-cha. J'ai rarement pensé faire danser. L'an passé, les spectateurs du festival Château Perché où nous jouions avec Amandine Casadamont se trémoussaient devant la scène. Ce n'était pas intentionnel de notre part. Disons que cela nous a échappé. J'hallucinais. J'ai souvent recherché cet état pour camoufler mon ébriété naturelle. Lorsque j'improvise, je plane littéralement. Jouer pour faire paravent au jeu. L'arbre et la forêt réapparaissent soudain. Et l'orée se dessine.

jeudi 14 novembre 2019

Francis Gorgé, des cygnes qui ne trompent pas


En publiant Swan Night cette semaine sur SoundCloud, Francis Gorgé signe avec Jan Eerala une pièce qu'il dédie à l'écrivain Antoine Volodine et à Un Drame Musical Instantané dont il fit partie de 1976 à 1992. S'il doit la connaissance de l'écrivain à son ami Dominique Meens, un temps compagnon de route du Drame, cette nouvelle pièce rappelle fortement le travail de notre trio avec Bernard Vitet. Ces derniers temps Francis s'affairait surtout à orchestrer des œuvres pour piano de Claude Debussy avec ses machines virtuelles. Son travail avec le Finlandais Jan Eerala, photographe et sound field recorder, s'axe sur des évocations paysagères souvent planantes.
Swan Night capture le chant des cygnes migrateurs dans la baie de Makholma, près de Pori. Il est certain que le Drame a toujours été sensible aux autres espèces, intégrant le langage des animaux à nos évocations musicales. Merle, canards, chevaux, fauves, singes, baleines, insectes, chats, etc. Francis, ornithologue en herbe, s'appuie sur le chant extraordinaire de ces cygnes que l'on espère ne pas être le dernier. Il ajoute celles transformées d'êtres humains, un piano tournant à la percussion, des sons électroniques qui glissent à la surface de l'eau, un violoncelle lyrique, une trompette bouchée, une clarinette... Les reconnaîtrez-vous ? Ces réminiscences participent à ce bel hommage, l'œuvre s'articulant comme un petit poème symphonique de douze minutes. Sur assezvu.com, Francis cite d'ailleurs une phrase d'un de ses héros, Hector Berlioz, cet autre guitariste français anticipant étonnamment Edgard Varèse et John Cage : « Tout objet sonore mis en œuvre par le compositeur est un instrument de musique ». Berlioz est aussi l'un des précurseurs du théâtre musical moderne (cf. Lélio ou le retour à la vie, par exemple). Swan Night est plus épique que dramatique, comme les pièces que nous aimions créer sur un tempo lent. Si elle est dramatique, il faut l'entendre au sens de théâtrale. Le rôle des volatiles finit par imposer une sorte de subjectivité comme s'ils étaient derrière la caméra sonore des deux compères. On se plaît à rêver. Une invitation au voyage.
La première fois que je suis monté sur scène, c'était avec Francis au Lycée Claude Bernard en 1970. Nous avions fondé un groupe de rock, Epimanondas. En 1975 nous avons enregistré ensemble notre premier disque, devenu un objet culte, Défense de. Puis beaucoup d'autres avec Bernard en trio, en grand orchestre, avec des formations encore plus grandes, un opéra, accompagnant plus d'une vingtaine de films muets, inventant des spectacles abracadabrants... En 2014 nous avions ressuscité Un Drame Musical Instantané le temps d'un concert mémorable, hélas sans Bernard décédé l'année précédente. Je suis touché que mon camarade ait pensé à notre collaboration en composant ce bouleversant oratorio pour cygnes migrateurs. Il y a des signes qui ne trompent pas.

→ Francis Gorgé et Jan Eerala, Swan Night, SoundCloud

mercredi 13 novembre 2019

Donnie Darko, seconde chance ?


Je n'avais jamais vu Donnie Darko, film-culte de Richard Kelly qu'il écrivit à 22 ans et réalisa quatre ans plus tard. Comme tout le monde j'ai été désarçonné, renvoyé à des interrogations existentielles, des spéculations pseudo-scientifiques et des réflexions sur la psyché humaine. À l'issue de la projection, le film semble produire un impact différent sur chacune et chacun. Il interroge plus qu'il n'impose une vision orientée, sans que nous ayons recours à l'option multilangue de la télécommande ! À la croisée du teen movie mélancolique et du thriller fantastique, Donnie Darko est suffisamment original pour avoir été un flop à sa sortie en 2001. Il est certain que provoquer une catastrophe en faisant tomber un réacteur d'avion sur une maison, sans qu'on sache comment, au lendemain du 11 septembre n'a pas du arranger les choses. Les rêves ou cauchemars qu'il convoque renvoient à l'univers de Philip K. Dick que je retrouve dans Paprika, dessin animé de Satoshi Kon projeté juste après dans ma salle de cinéma favorite. On peut aussi imaginer des univers tangents ou y trouver des paraboles bibliques, mais la probabilité d'une schizophrénie paranoïde est évidemment l'explication la plus "rassurante" !
La crédibilité de l'intrigue tient beaucoup à la qualité de l'interprétation à commencer par Jake Gyllenhaal (Le Secret de Brokeback Mountain, Zodiac, Prisoners, Nightcrawler, Les frères Sisters) qui fut lancé grâce à ce rôle de jeune adolescent ténébreux. Sont également présents d'autres jeunes comédiens qui feront carrière ensuite comme sa sœur aînée, l'exquise Maggie Gyllenhaal (La secrétaire, SherryBaby, Hysteria, les séries The Honourable Woman et The Deuce) - leur père est le réalisateur Stephen Gyllenhaal, Seth Rogen (déjà potache) dans son premier rôle, Jena Malone (Into the Wild, Hunger Games, The Neon Demon), mais aussi des acteurs qui ont connu leurs heures de gloire hollywoodienne comme Drew Barrymore (E.T., Charlie's Angels, Batman Forever), Mary McDonnell (Danse avec les loups, Independence Day), Patrick Swayze (Dirty Dancing, Point Break, La cité de la joie)), Katharine Ross (The Graduate, Butch Cassidy, The Stepford Wives)...
Les références cinématographiques (Lynch, Spielberg, Zemeckis), musicales (Duran-Duran, Tears for Fears, INXS, Echo and the Bunnymen), littéraires (Les destructeurs de Graham Greene) sont nombreuses, mais le menaçant lapin viendrait de Watership Down, roman de Richard George Adams et le dessin animé de 1978. On connaît ma connexion lagomorphique et j'ai adoré la version de 2018 produite par la BBC...


Donnie Darko rencontrera le succès avec sa sortie DVD, seconde chance de beaucoup de films hors normes. De plus cette fois, l'édition Ultra Collector de Carlotta offre le film restauré 4K dans ses version cinéma et Director's Cut, de très nombreux bonus inédits (commentaires audio de Richard Kelly et Jake Gyllenhaal, de Richard Kelly et l'équipe du film, Richard Kelly et Kevin Smith, 33 minutes de scènes coupées ou alternatives, quatre documentaires autour du film dont des entretiens inédits avec Richard Kelly, son premier court-métrage The Goodbye Place, des spots TV et bandes-annonces…) et un livre illustré de 200 pages avec le scénario de tournage intégral.
Hélas il y a un bémol. Regarder ces bonus m'a donné envie de découvrir ses deux longs métrages suivants qui ont été autant de bides, Southland Tales (2006) et The Box (2009). Le premier est un fatras incroyable, difficile à suivre, bourré de références critiques au cinéma de science-fiction hollywoodien et à la politique américaine, un brouillon explosif à 15 millions de dollars où l'on retrouve les thèmes chers à l'auteur : la fin du monde et la peur qu'elle engendre, l'amour salvateur, la confusion entre rêve et réalité, avec le désir d'intégrer les dernières avancées scientifiques et les archaïsmes propres à l'humanité. J'ai pensé un moment à Skidoo d'Otto Preminger tant ça part dans tous les sens. On comprend que le film n'ait pas marché. Le suivant en a coûté le double. The Box est un thriller psychologique dont le thème est cousin de l'expérience de Milgram : il suffirait d'appuyer sur un bouton pour qu'une personne qu'on ne connaît pas meurt et que l'on reçoive un million de dollars. Ces deux films jettent finalement un doute sur le cinéma de Kelly, sorte de métaphysique millénariste sur la culpabilité où une puissance supérieure juge l'absurdité humaine, à savoir qui sera sauvé ou pas. J'en viens à penser que Richard Kelly met en scène, à grand renfort d'effets spéciaux, une doctrine proche de celle des Témoins de Jéhovah ! C'est dommage, car Donnie Darko laissait planer suffisamment d'ambiguïtés pour que l'on se fasse son propre cinéma...

→ Richard Kelly, Donnie Darko, Carlotta, coffret Ultra Collector (2 Blu-Ray + 2 Dvd + Livre, ed. limitée et numérotée à 3.000 ex.), 50,16€ / version DVD ou Blu-Ray simples, 20,06€

mardi 12 novembre 2019

Les Allumés du Jazz toujours à la page


Voilà. J'ai tout lu. Le Journal des Allumés du Jazz est bien le seul canard à encore parler du fond des choses. En 2004, du temps où j'en partageais la rédaction-en-chef avec Jean Rochard, Le Monde Diplomatique, sous la plume de Francis Marmande, l'avait salué comme « le seul journal de jazz à maintenir un point de vue politique sur cette musique ». Cela n'a pas changé. C'est bien dommage. On aurait aimé qu'il fasse des petits. Chez l'historique Jazz Magazine, qui le fut il y a fort longtemps, la tendance est aujourd'hui de faire payer les annonces de concerts ! C'est évidemment politique, mais c'est celle du fric. Les annonceurs sont à la fête. Sur Les Allumés du Jazz il n'y a pas de publicité, sauf le rappel des dernières nouveautés de la soixantaine de labels adhérents. Sur la Toile on a Citizen Jazz qui s'y colle de temps en temps, mais on le lit sur écran. Les Allumés tiennent au papier, ils le font savoir. Le bilan carbone lui serait même favorable, si l'on ne tient pas compte de l'envoi gracieux par la poste à ses 18 000 abonnés. Il est certain qu'il me fut agréable de le lire allongé et d'en admirer les illustrations grand format dues aux dessinateurs Emre Orhun, Johan de Moor, Jeanne Puchol, Matthias Lehmann, Denis Bourdaud, Julien Mariolle, Zou, Nathalie Ferlut, Gabriel Rebufello, Pic, Rocco, Sylvie Fontaine, Jop, Thierry Alba, Anna Hymas, Andy Singer, Cattaneo, Efix... J'espère n'oublier personne, parce qu'il y a du monde en bande dessinée, plus que de rédacteurs que l'on peut reconnaître sous leurs amusants pseudonymes...
Jean Rochard est sur tous les fronts, Pablo Cueco mène la danse, Christelle Raffaëlli traduit et s'entretient, Jean-Brice Godet fait son entrée, Fabien Barontini a maintenant le temps de s'y consacrer, mais il y a aussi Jean-Paul Gambier, le fiston Léo Remke-Rochard près pour la relève, les mots croisés de Jean-Paul Ricard, toutes celles et ceux qui rendent hommage au poète Steve Dalachinsky récemment disparu, la photo de Guy Le Querrec commentée par Véronique Mula et L'1nconsolable... On y trouve aussi des photographies de Francis Azevedo, Éric Legret, Luc Greliche, Maxim François, François Corneloup et la maquette est de Marianne T.
Et la politique dans tout cela ? On commence par le titre, détournement du film situationniste de René Vienet sorti en 1973, époque artistiquement révolutionnaire. Dans l'ordre, un beau désordre, on s'y moque de la novlangue qui réduit subrepticement les ciboulots, on dénonce les deux poids et mesures écologiques tendant à rendre responsables les usagers quand c'est tout le système qui est corrompu, suit un éloge de l'indispensable indépendance, un plaidoyer pour le compact disc face au streaming et au prétendu retour du vinyle, un entretien sur le jazz et l'improvisation avec la chanteuse lyrique Léa Trommenschlager, avec Xavier Garcia sur la musique électro-acoustique, une conversation de Jean-Brice Godet avec Yoram Rosilio autour des collectifs, un dézingage salutaire du Centre National de la Musique créé par le Ministère de l'Inculture qui, de plus, fragilise le système des "commandes d'État" en refilant stupidement le bébé aux DRAC, une double page sur la radio avec un passionnant entretien avec Anne Montaron après la suppression des cinq émissions consacrées aux jazz, musiques improvisées, musiques du monde et contemporaines sur France Musique, etc. Nombreux musiciens et producteurs évoquent leur magasin de disques favori, cela aussi c'est de la résistance !
Alors si ça vous chante, abonnez-vous à ces 28 pages grand format, c'est le numéro 38 et c'est gratuit depuis 20 ans déjà ! Et si vous en avez les moyens, achetez la revue Aux ronds-points des Allumés du Jazz, avec ou sans le 33 tours qui l'accompagne...

lundi 11 novembre 2019

Dans la terrible jungle


Dans la terrible jungle, le film d'Ombline Ley et Caroline Capelle est enfin sorti en DVD, de quoi vous réconcilier avec ce que l'on appelle documentaire, mais qui trop souvent ressemble à un reportage ou à de la radio filmée. Associant leurs talents réciproques, les deux jeunes réalisatrices nous offrent un film positif et foncièrement humain sur un sujet que d'autres auraient rendu larmoyant, explicatif ou condescendant. En cela elles me rappellent les fictions d'Aki Kaurismaki qui lui aussi porte ce rare regard poétique et bienveillant sur ses personnages en soignant ses décors, et puis Jacques Tati pour leur sens de l'observation. Ombline Ley et Caroline Capelle ont passé une semaine par mois pendant un an et demi à l'I.M.E. (Institut Médico-Éducatif) La Pépinière, centre fermé mais qui accueille des résidences d'artistes, où une dizaine d'adolescents handicapés, atteints entre autres de mal-voyance, sont devenus les héros d'un film réalisé "avec" eux et non "sur" eux. Si vous ne l'avez pas vu en salles, courez acheter ce DVD, comédie musicale pleine d'humour et de tendresse ! Il avait été soutenu par l'ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion) dont le site propose extraits, teasers, dépliant et qui l'avaient porté au Festival de Cannes l'an passé. C'est d'ailleurs à l'ACID que je dois la "promotion" de mon film Le sniper, tourné à Sarajevo pendant le siège, il y a 25 ans ! Les deux réalisatrices font donc le tour de France avec leur film, tout en préparant la suite qui pourrait bien être une fiction documentaire d'anticipation sur des principes identiques, soit savoir capturer la fantaisie du réel...


Le DVD a l'avantage de présenter une collection de bonus à la hauteur du film. Leur entretien avec leur monteuse Céline Perreard est un petit bijou d'impertinence drôlatique et les teasers vont piocher dans des rushes que j'imagine imposantes. Les 5 épisodes de Duo Kor, avec ses percussions corporelles, révèlent l'humour pince-sans-rire d'Ombline Ley et son sens du rythme tandis que le précédent court métrage de Caroline Capelle, Et puis tout passe, possédait déjà la justesse de ses cadres et un humour délicat où le comique de répétition n'a rien de statique. On peut aussi télécharger un dossier pédagogique que je n'ai pas encore regardé. Je connaissais Caroline lorsqu'elle avait été l'assistante de Françoise Romand, cinéaste que j'admire au plus haut point pour sa manière d'assumer la mise en scène de ses documentaires. Toutes se moquent du cinéma-vérité, sachant que, dès que l'on pose une caméra ou que l'on effectue le moindre montage, la prétendue objectivité s'évanouit aussitôt. Autant assumer ses choix, en choisissant des cadres qui font sens, en travaillant le son avec le même soin que les images, et surtout en cherchant la complicité de celles et ceux qui sont filmés.
Montrer les paysages juste avant que les personnages entrent dans le champ valorise la nature qui entoure ces jeunes expérimentateurs qui semblent bénéficier d'un encadrement totalement à l'écoute de leurs angoisses. La musique constitue un exutoire exceptionnel, que ce soit en montant un groupe de rock épatant ou dans une danse époustouflante. Le texte au dos du boîtier résume parfaitement cette petite merveille aussi belle à regarder qu'à écouter, n'imposant aucune lecture par son absence de commentaire, fut-il même suggéré : "Dans la terrible jungle réunit tous les ingrédients d’un bon blockbuster d’auteur : un super héros, des cascades, un peu de sensualité mais pas trop, un jeune en fauteuil roulant turbo speed, des adolescents en ébullition, une fille populaire, un groupe de rock et quelques lapins pour les amateurs de nature... Normalement tout y est."

→ Ombline Ley et Caroline Capelle, Dans la terrible jungle, DVD ESC, 16,99€

vendredi 8 novembre 2019

Il faut bien vendre


Enthousiasmé par mes collaborations avec la plasticienne Anne-Sarah Le Meur et le vidéaste John Sanborn, j'ai créé deux petites pages Internet pour promouvoir MELTING RUST avec la première et NONSELVES sur les images du second. Les deux font la paire, mais les deux pièces peuvent aussi être représentées séparément. C'est la première fois depuis un demi-siècle que j'ai du plaisir à jouer seul sur scène. Pas vraiment seul puisqu'il y a le grand écran et qu'Anne-Sarah Le Meur travaille en direct ses images 3D. J'ai demandé à John Sanborn une version de 45 minutes, soit 100 vidéos qui me donnent du fil à retordre, pour ne pas dépasser 1h15 de spectacle en tout. J'ai toujours aimé les contrastes. Les abstractions lyriques et contemplatives d'Anne-Sarah sont radicalement différentes des provocations narratives échevelées de John. Dans les deux cas, je suis au clavier. Pas tout à fait puisque j'utilise une application interactive sur iPad avec l'une et que je mixe de temps en temps ma musique avec les sons synchrones des vidéos de l'autre. NONSELVES est une adaptation de NONSELF commandé à John par le Jeu de Paume, créée au Blackstar à Paris en septembre. La création de MELTING RUST date d'un mois plus tôt cet été, à Victoria en Transylvanie (Roumanie).


Reste à vendre ce spectacle. Je suis évidemment certain de l'intérêt qu'il représente, mais l'idée d'en faire la promotion me rebute. Voilà 25 ans que je ne cherche plus de travail, comme j'ai pris l'habitude qu'il vienne tout seul vers moi. J'envoie tout de même quelques mails, mais j'espère surtout que le buzz prendra comme ce fut le cas, par exemple, avec Nabaz'mob, l'opéra pour 100 lapins connectés que nous avons réalisé avec Antoine Schmitt et qu'il serait d'ailleurs excitant de reprendre à l'occasion. Je préfère écrire et composer de la musique plutôt que me transformer en représentant de commerce. J'espère donc que les deux captations en libre accès sur Internet en dévoileront l'originalité et l'excellence, sachant que chaque représentation est différente, puisque ce sont des improvisations ou, comme je préfère les appeler, des compositions instantanées. Faites passer ;-)

jeudi 7 novembre 2019

Minnie the Moocher par Cab Calloway et Betty Boop


Je ne vais pas remonter au concours de twist organisé par France I (devenue France Inter), gagné avec ma petite sœur en 1961, mais celles et ceux présents il y a cinquante ans m'auront vu danser comme une pile électrique, ou plus exactement comme un condamné sur la chaise assassine. Les convives s'écartaient, le cercle s'élargissait, avant que je retombe, épuisé, ne pouvant évidemment tenir qu'une dizaine de minutes, avant les ampoules aux pieds et un essoufflement anticipant de vingt-cinq ans un asthme heureusement dompté grâce à l'homéopathie. Si j'avais connu alors Cab Calloway, j'aurais adopté un style autrement plus swing. Sa musique est une des très rares qui fassent bouger mes jambes malgré moi. Je me lève et je danse, je danse, je danse comme si j'avais chaussé Les chaussons rouges. Jusqu'ici ma référence au premier maître du scat datait du film Stormy Weather tourné en 1943. Je découvre aujourd'hui la petite séquence introductive au dessin animé de 1932 de Dave Fleischer, frère cadet de Max Fleischer, qui porte le nom de la célèbre chanson écrite par l'Hi de Ho man et Irving Mills, Minnie the Moocher.


Cab Calloway a alors 25 ans et une souplesse qui renvoie le moonwalk de Michael Jackson à un pastiche robotique. Les frères Fleischer sont les inventeurs de Koko le clown qui fait une apparition et Betty Boop qui est justement l'héroïne du film. Additionnez un dessin animé aux multiples allusions érotiques, l'orchestre de Cab Calloway, des paroles de chansons provocantes et vous obtiendrez un bijou inestimable. La chanson raconte "l'histoire de la pauvre Minnie la clocharde, prostituée, chaude, rouquine, vulgaire, dure à cuire, chétive, au cœur aussi grand qu'une baleine. Elle traîne avec un cocaïnomane appelé Smokey, qui lui montre comment fumer l'opium dans le quartier chinois. Ça la fait rêver du roi de Suède qui lui offre toute les choses qu'elle désire, une maison en ville en or et acier, une voiture taillé dans le diamant avec des roues en platine, son hôtel particulier, ses chevaux de course, des festins pour douze, et des millions de dollars en pièces de monnaie, qu'elle compte et recompte un million de fois..."


Comme dans Snow White (Blanche-Neige) tourné l'année suivante, soit 1933, une chanson de Cab Calloway accompagne le dessin animé de Dave Fleischer. C'est le tout aussi célèbre Saint James Infirmary Blues, dont la paternité causa maints procès, que joue l'orchestre de Cab Calloway dont les gestes de danseur ont été rotoscopés. Les frères Fleischer sont les inventeurs de cette technique, du moins ceux qui l'ont brevetée. Là encore, Betty Boop est envoyée dans une grotte sombre où chante un drôle de fantôme. Les dessins animés de Fleischer d'une incroyable invention inspireront tout autant Walt Disney (sa Blanche-Neige date de 1937 et on remarquera l'influence de Minnie The Moocher sur la scène de Dumbo imaginée par Savador Dali en 1941) que Tex Avery. Poo-poo-pee-doo !

mercredi 6 novembre 2019

Perception des années 70


Le Souffle Continu a encore mis le paquet, trois vinyles et un CD de Perception enregistrés entre 1971 et 1977. Le groupe est certainement un des meilleurs représentants du free jazz qui se jouait en France dans ces années, ou de ce que l'on appelait ainsi. Il réunissait Jeff Yochk'o Seffer aux saxophones et à la clarinette basse, Siegfried Kessler au piano électrique et au piano, Didier Levallet à la contrebasse et Jean-My Truong à la batterie. Sur le second album ils sont rejoints par les contrebassistes Jean-François Jenny-Clark et Kent Carter, le violoncelliste Jean-Charles Capon et le clarinettiste Teddy Lasry. Sur le CD, enregistré live au Stadium, avenue d'Ivry à Paris, Truong est remplacé par Jacques Thollot.
J'avais 21 ans, nous étions en 1974. J'avais cherché dans Jazz Magazine qui étaient les musiciens politiquement engagés. À l'époque, le mensuel dirigé par Philippe Carles n'était pas dédié au revival nostalgique comme il est devenu. Pour les y avoir lus, j'avais donc appelé Bernard Vitet et Didier Levallet... Vitet, que je ne connaissais pas encore, mais qui deviendrait mon coéquipier et mon meilleur ami pendant près de 40 ans, m'avait envoyé gentiment sur les roses. Levallet, en syndicaliste pédagogue, m'avait généreusement reçu et expliqué le contexte social des musiciens et donné quelques ficelles. Même s'il était musicalement trop jazz à mon goût, j'ai toujours estimé sa démarche.
Samedi, probablement intrigué par la présence de Jacques Thollot, je commence par écouter le CD du dernier concert de Perception enregistré en 1977 au Stadium, avenue d'Ivry, qui avait fini brûlé dans d'étranges circonstances. Rien à voir avec l'incendie que j'y avais provoqué lors d'un concert d'Un Drame Musical Instantané. La maison de tulle construite par Bernard Vitet dans laquelle nous jouions en trio avec Francis Gorgé avait pris feu parce que j'avais mal dosé les fumigènes que j'avais allumés à l'intérieur. Lorsque j'ai vu le voile en flammes, j'ai pensé "couverture", mais, n'ayant rien d'autre, j'ai éteint avec mes mains. Le feu a repris, alors j'ai recommencé. Comme je sortais de notre cage les bras en l'air en criant "on a eu chaud", le public crut que cela faisait partie de la mise en scène. Pendant que les pompiers rappliquaient et qu'un infirmier tentait de décoller le nylon de mes paumes en me racontant des histoires de grands brûlés, j'entendais mes deux camarades continuer au loin comme si le Titanic s'enfonçait dans le noir. Pendant un mois je suis allé chaque jour chez la charmante pharmacienne de la Butte aux Cailles faire changer mes pansements de biogaze verte. Ce n'était pas une blague. J'étais pourtant brûlé au second degré. Je n'ai jamais cru au second degré, manière coupable de ne pas assumer. J'adorais ces chastes matins partagés dans l'arrière-boutique...
Pendant que je vous raconte cette histoire, j'écoute le premier vinyle de 1971, moins fouillis et mieux enregistré que le CD dont la balance laisse vraiment à désirer, d'autant que la batterie de Thollot est très lointaine. Perception est aussi plus lyrique, plus expérimental, il a la fougue des premières fois.
Perception & Friends s'ouvre par Colima de Seffer qui, influencé par Soft Machine, a amené des cuivres (trompette, trombone, sax/clarinette). Pour Le Horla c'est au tour de Levallet de s'adjoindre deux violoncelles, probablement Capon et J-F, mais pour Mamelai, Seffer et lui demandent à Capon et Kent. Les contrebassistes passent ainsi au violoncelle, et Manuel Villaroel remplace Kessler au piano sur plusieurs morceaux. Plus construit, moins typé par les tics du free jazz, donc moins américain, cet album de 1972, tiré à l'origine à seulement 500 exemplaires, est franchement mon préféré.
A mi-chemin entre le premier très libre et le second plus contenu, Mestari enregistré live au Théâtre Cyrano, depuis Théâtre de la Bastille, retrouve le quartet original. D'une pièce à l'autre, Seffer joue de la flûte, on retrouve les sons de clavier électrique de Kessler, inspiré cette fois par Terry Riley, et Levallet résume la voie que prendront nombreux musiciens français, laissant de l'air entre les sons, les soignant, les emmêlant, jouant du crescendo comme d'une mayonnaise de derviche. On lui doit aussi d'intéressantes notes de pochette, communes aux trois vinyles, contrairement aux photos qui sont chaque fois différentes, mais les crédits manquent de précision, que ce soit pour l'instrumentation ou l'identification des musiciens. Ce n'est peut-être pas si important...

Perception, LP Souffle Continu Records, 22€
Perception & Friends, LP Souffle Continu Records, 22€
Mestari, LP Souffle Continu Records, 22€
Live At Le Stadium, CD Souffle Continu Records, 12€
Bundle (édition limitée) avec les 4 disques, 75€

mardi 5 novembre 2019

67


J'ai déjà évoqué mes 5 novembre. Les plus vieux souriront, les plus jeunes s'inclineront, tous et toutes ont le pouvoir de s'en moquer. Mais 67 ans, ce n'est pas donné à tout le monde. À moi cela fait bizarre. Quel que soit son âge, on connaît l'effet des anniversaires. Un petit bilan s'impose lorsque l'on représente le plus ancien de la famille. Ma mère est morte en février. Mon petit-fils commence à parler. J'ai entamé une nouvelle vie. Les chats sont de plus en plus câlins. Certaines années sont révolutionnaires. Je n'ai rien perdu de mon enthousiasme ni de mon envie de mordre, de mon désespoir ni de mes espérances, mais la sérénité remplace progressivement la colère. La gymnastique : éviter d'en rajouter lorsque les ennuis vous tombent dessus. Ils ne font que passer. Nous aussi. Je me sens beaucoup mieux depuis que je pratique le sauna chaque matin, suivi de la douche froide quel que soit le temps. Une gloire. Le régime de la retraite est apaisant, même si je n'ai rien changé à mes activités. Depuis 14 ans que je publie chaque jour un petit article, je suis de plus en plus lu. C'est une manière de me rendre utile, un acte militant. Une mémoire, quand la mienne est saturée. Une libération, de partager ce qui me préoccupe. Une discipline, alors que je suis rétif à la plupart. 4277 articles du blog à ce jour, autant de non-anniversaires à fêter. L'assurance qu'aucune journée ne ressemble à une autre. Comment assumer son éphémérité dans l'univers ? Tous les trips sont égocentriques. L'anniversaire de sa naissance est symbolique de quelque chose qui n'appartient qu'à soi. Ce sont pourtant les mamans qu'il serait juste de louer ce jour-là. Ensuite on prend la tangente. Petit à petit. Personne ne devient jamais grand. On fait semblant. Je fais semblant d'avoir 67 ans aujourd'hui.

lundi 4 novembre 2019

La météo depuis la cime des arbres


Cet été à Victoria en Transylvanie, lorsque nous sommes redescendus du clocher de l'église Sf. Împărați Constantin și Elena où j'avais enregistré la simandre, le pope m'a demandé si je savais à quoi servait la baguette accrochée sur sa guérite. Il était tout fier de m'expliquer que cette cime de pin est un baromètre. Selon l'inclinaison du rameau il peut prévoir la météo. C'est un peu le principe de la pomme de pin qui s'ouvre lorsqu'il va faire beau, pas si différent des hygromètres traditionnels où un cheveu fait le même office. J'ignore comment travaillent les météorologues qui se trompent souvent. Se basent-ils sur des informations envoyées par des satellites ? Les croisent-ils avec une grenouille emprisonnée dans un bocal ? Font-ils confiance à leurs rhumatismes ?
Dans cette période de bouleversement climatique où la Terre se réchauffe dangereusement, où le changement de route du Gulf Stream pourrait donner à la France le climat du Canada, j'ai pris l'habitude d'aimer tous les temps. Pour ma peau, pour le jardin. Mais plus loin, au sud, c'est la mort que sèment le soleil ou les vagues. Les mouvements migratoires de masse seront impossibles à contenir. Il faudra apprendre à vivre autrement, à partager vraiment. Et l'on aura toujours besoin du système D, sans pour autant devenir d'agressifs survivalistes, en cherchant des alternatives à nos vies de fous, consommateurs compulsifs manipulés par quelques profiteurs sans scrupules, comme si ces exploiteurs criminels pouvaient échapper à leur propre suicide. Et bien voilà, on part d'une petite baguette de pin et l'on se retrouve avec la fin du monde !
C'est le sujet de l'album que j'enregistre en ce moment en coproduction avec le Musée Ethnographique de Genève. En 1994 j'avais écrit le scénario d'un film sur cette entropie à partir d'un roman de C.F. Ramuz, mais à l'époque personne ne voulait en entendre parler. Aujourd'hui c'est devenu la tarte à la crème des blockbusters, mais elle a un drôle de goût, plutôt rance. Ramuz est un de mes auteurs favoris, une des plus belles plumes de la langue française, avec un rythme qui n'avait pas échappé à Stravinsky puisque ce sont ses mots dans Renard, L'Histoire du soldat et la version française des Noces. C'est aussi l'une des clefs de l'œuvre de Jean-Luc Godard, sans que cela ait de rapport avec le Jean-Luc persécuté de l'écrivain vaudois ! En attendant, il pleut, c'est tout ce qu'il sait faire, comme le chantait Brigitte Fontaine.

vendredi 1 novembre 2019

Daniel Erdmann's Velvet Revolution : Won't Put No Flag Out


Jusqu'à ce que je joue avec Linda Edsjö j'ai privilégié le marimba au détriment du vibraphone, préférant le bois au métal, et les bois aux cuivres, peut-être parce qu'ils sonnent plus européens. Quant au saxophone ténor, les Coltraniens (pas forcément ceux qui s'en réclament) m'ennuient parce qu'ils sont tous évidemment à la Trane... Ceux qui s'inspirent du timbre de Coleman Hawkins ou Ben Webster, des fanfares d'Albert Ayler, par exemple, ne cherchent pas le mantra ; leur souffle terrestre se sent comme si on avalait la fumée, chaude et veloutée, pour l'exhaler en buée dans la froideur du paysage. L'inimitable oblige à inventer. Qui oserait marcher sur les pas de Roland Kirk ? Les jeunes violonistes jazz ou gypsy nous évitent d'autres envolées virtuoses fastidieuses, ils utilisent d'ailleurs de plus en plus les pizz comme des guitaristes. La véritable virtuosité ne doit pas se sentir. C'est l'écart entre élégance et vulgarité. Un vibraphoniste inventif, un saxophoniste lyrique, un violoniste coloriste, c'est le Daniel Erdmann's Velvet Revolution avec Théo Ceccaldi & Jim Hart...


J'avais adoré le premier album, A Shift Moment of Zero G. Le second, Won't Put No Flag Out, est plus retenu, apaisé, mais toujours aussi humain. Je me suis surpris plusieurs fois à prendre les coups d'archet de Théo Ceccaldi, probablement à l'alto, pour un second saxophone. Si les ondes en dents de scie des deux instruments sont physiquement proches, leur alliage dépend de la manière dont les musiciens frottent et soufflent. Ce trio à l'instrumentation inhabituelle fonctionne merveilleusement ; sur scène il arrive que les rythmiciens Cyril Atef ou Samuel Rohrer les rejoignent. J'ai réécouté plusieurs fois les 45 minutes du CD avant de me décider à écrire quelques mots. Ils me manquent parfois. La musique le permet. C'est là que la magie opère. La Révolution de Velours de Daniel Erdmann sait préserver les acquis en prenant les risques de la nouveauté. Ses protagonistes, comme ceux du trio Das Kapital dont le souffleur est un des fondateurs, font partie de ceux (et de celles car il y a de plus en plus de musiciennes extraordinaires) susceptibles de nous épater à chaque sortie d'album. Lourde responsabilité.

→ Daniel Erdmann's Velvet Revolution featring Théo Ceccaldi & Jim Hart, Won't Put No Flag Out, CD BMC Records, dist. Socadisc, 19,99€