En 1999, après le succès international du CD-Rom Alphabet je proposai à Frédéric Durieu d'attaquer Le jardin des délices de Jérôme Bosch. Nous avions reçu une magnifique tirage numérique du Musée du Prado à Madrid qui nous permettait de rentrer dans les détails de manière incroyable. Néanmoins notre projet était de prendre des distances avec l'original et d'inventer une interactivité ébouriffante en nous associant avec la graphiste colombienne Veronica Holguin. Hélas l'explosion de la bulle Internet en 2000 sonna le glas des CD-Rom et nos élucubrations restèrent confidentielles. Le pilote existe, mais il est en OS9 et nécessite un ancien Mac pour en jouir.
Tout commençait avec une représentation minimaliste du Big Bang consistant à simplement agrandir deux rectangles, l’un compris à l’intérieur de l’autre et en poussant les bords. La symphonie électroacoustique personnelle à chaque manipulateur que ces mouvements déclenchaient au fur et à mesure que grandissaient les rectangles était une évocation chaotique de la création du monde. Les parallélépipèdes noir et le blanc sont censés représenter la matière et l’anti-matière qui se frottent l’une à l’autre jusqu’à produire le petit résidu qui sonna notre origine ! Je livrai à Fred quatre banques de sons : cinq fichiers de cuivres, cinq de percussion, cinq de sons électroniques et treize extraits radiophoniques. La position de la souris sur l’écran joue le rôle de mixeur pour les trois premières catégories de sons tandis qu’on la promène en roll-over. On peut activer et désactiver les cuivres en cliquant. Les citations radiophoniques se déclenchent quand les rectangles reprennent leur taille initiale. Au lancement du programme, les sons sont transposés dans le grave, mais plus on joue avec Big Bang plus la transposition s’opère vers le haut, jusqu’à totalement disparaître dans le spectre ultrasonore.


Le globe transparent, où s'étale une ville me rappelant le film Faust de Murnau, n'apparaissait qu'après avoir titillé les deux phrases écrites en fines lettres gothiques dorées, « Ipse dixit et facta sunt » et « Ipse mandavit et creata sunt ». Jouant sur le neutre de ipse, je les avais impertinemment traduites dans toutes les langues possibles « On l'exprime et ça prend forme. On le décide et ça existe. » Nous affirmions ainsi que ce n'est pas Dieu qui a créé les hommes, mais le contraire. À coups d'éclairs et de tonnerre, on amenait le globe, puis on construisait le cadre et alors seulement s'ouvraient les volets du triptyque, la plupart des gens ignorant cette face cachée qui était en fait la seule visible et renfermait Le Paradis et la présentation d'Ève, l'Humanité avant le déluge et L'enfer (du musicien).


Le Paradis menait à une ronde d'oiseaux aux figures infinies, dictée par une erreur programmée, l’arrondissement à la décimale supérieure de l’algorithme génératif. J'avais composé une musique répétitive infinie, différente à chaque redémarrage : un choix aléatoire de cinq instruments s’effectuait parmi onze possibles, ainsi que la tonalité, le tempo, le mode binaire ou ternaire. Ensuite, cela évoluait tout seul grâce à un système programmé d’élisions et d’additions de notes, de règles strictes (les combinaisons rythmiques évoluant toutes les huit mesures) et de choix aléatoires (la hauteur des notes). Les cinq instruments distribués dans l’espace stéréophonique sont des percussions à clavier (marimbas, celeste, cloches tubulaires), des bois (flûte, cor anglais, clarinette basse, basson), des cordes pincées (pizzicati). Ce sont tous des instruments qui supportent d’être courts et dont le clonage est moins pénible que des cuivres ou des cordes frottées. Au bout de quelques minutes, de nouveaux instruments remplacent les premiers. Toutes les notes ont la même longueur et s’enchaînent les unes derrière les autres. Nous avons dû ajouter un silence de la même durée pour créer des rythmes, et ajouter sans cesse de nouvelles règles pour que la musique finisse par nous plaire, en rééquilibrant les basses et le reste, en accélérant certaines progressions, en évitant les répétitions malheureuses, en changeant de tonalités toutes les trente deux mesures, de tempo toutes les quarante huit, et tutti quanti. Il y a vingt-quatre notes par instrument, soit deux cent soixante-cinq sons.


Dans le Jardin proprement dit poussaient plantes, fleurs et champignons aux formes plus que suggestives, vulves et phallus suggérés par des photographies de nature prises en forêt et dans les champs. Le rythme variait chaque minute tandis que des flûtes mélodiques accompagnaient les apparitions, on entendait les herbes écartées, les caresses portées aux fleurs généraient des râles de plaisir. Les rythmes de cette forêt d’émeraude y étaient moites, les flûtes si calmes qu’elles nous laissaient respirer à notre tour…


Dans L’Enfer du Musicien défilait l’histoire de la musique pendant qu’un eugénisme imbécile et cruel résolvait avec terreur la question démographique.
Je m’étais plus tard inspiré de L’Enfer pour un module interactif réalisé par Nicolas Clauss sur flyingpuppet.com en partageant l’écran en quatre boucles vivaldiennes mixées selon la position du curseur. Au centre étaient déclenchés des bruits de bataille, cris, chevauchées, lames entrecroisées, tandis que les clics produisaient un bruit de drap déchiré et réverbéré. En découvrant le module muet, j’avais pensé à la Saint Barthélemy alors que Nicolas avait Duchamp à l’esprit.


Je n'avais pas eu l'idée de déchiffrer la partition imprimée sur les fesses d'un des personnages torturés où figure d'ailleurs le triton, connu sous le nom d'intervalle diabolique, Diabolus in musica. En s'appuyant sur la transcription qu'en fit depuis Amelia Hamrick, James Spalink a développé une adaptation pour luth, harpe et vielle à roue.


D'autres l'ont fait logiquement en chant grégorien...


Et l'on trouve même une version hard-rock !