Si, du temps où il existait des salles de cinéma, vous avez eu la chance et la surprise de découvrir l'étrange film d'Armand Gatti, El otro Cristóbal, il vous aura forcément manqué les bonus présents sur le DVD publié par ED Distribution. Comment décrire ce film étonnant tourné en 1962, sorte d'opéra libertaire azimuthé, hommage à la révolution cubaine, emporté par la salsa de Gilberto Valdés, baroque et loufoque ? Les adjectifs me manquent, tant il en faudrait pour se rapprocher de ce spectacle incroyable, aux contrastes filmés dans un superbe noir et blanc par Henri Alekan, dans des décors obliques de Hubert Monloup. Cet autre Christophe Colomb est joué par Jean Bouise, mais celui-là fomente une révolte contre le dictateur Anastasio et les compagnies nord-américaines. Le scénario, totalement allumé, rappelle certains films de cette époque où s'inventait le nouveau cinéma. Je pense à Closed Vision de Marc'O, à La route parallèle de Ferdinand Khittl, aux Funérailles des roses de Toshio Matsumoto, à The Savage Eye, aux films de Fernando Arrabal...
Sauf qu'Armand Gatti est lui-même un personnage picaresque extrêmement attachant. Un poème et cinq films, son portrait réalisé par son fils Stéphane en 1980, montre cet être exalté à la vie peu commune. Très jeune résistant, condamné à mort, évadé d'un camp de travail en Allemagne, parachutiste, journaliste censuré par le Gaullisme, dresseur de fauves, grand voyageur, féru de musique contemporaine, il rencontre Che Guevara, Miguel Ángel Asturias, Mao Tsé Toung, Fidel Castro, se lie avec Chris Marker, écrit une quarantaine de pièces de "théâtre révolutionnaire" et réalise cinq films dont El otro Cristobal qui représente Cuba au Festival de Cannes, y obtient le Prix des Écrivains de cinéma et de télévision, mais ne sera projeté que 50 ans plus tard, en 2019, pour cause de mésentente avec le producteur français ; et Le Lion, sa cage et ses ailes sur lequel j'ai écrit un article en 2011.


À Montreuil il crée le centre international de création La Parole errante qui rassemble tous les arts. Sa biographie est si imposante que je ne fais que picorer. On sent parfaitement son enthousiasme et sa fougue dans le documentaire de 68 minutes présent sur le DVD. Y figure aussi Le Journal intime de Dieu de Sylvain Dreyer (2011) à la recherche du comédien qui tenait le rôle en 1962. Armand Gatti, disparu en 2017 à l'âge de 93 ans, n'a cessé d'user de son imagination pour lutter aux côtés des ouvriers et des paysans. Sa liberté de création semble d'un autre temps, tant l'anesthésie paralyse la plupart des artistes d'aujourd'hui, plus enclins au revival qu'au bouleversement que l'analyse procure. Armand Gatti était un de ces rares artistes libres qui n'avait que faire des modes et des étiquettes marchandes, privilégiant les recherches formelles pour aller vers un art populaire, théorie et pratique allant toujours de paire, misant toujours sur l'intelligence et la vie.