En 2005 je découvre chez ma mère les "Carnets d'écoute" publiés en 1959 dans la revue Satellite par mon père, Jean Birgé, à propos des disques La Marque Jaune, On a marché sur la lune, Cadmus le robot de l'espace, Les Planètes de Gustav Holst, un disque d'ondes Martenot, etc. Très émouvant, car je n'en sais rien, ou bien j'ai oublié, ce qui s'explique car cela date des années 50. Je retrouve également un manuscrit autographe de Georges Arnaud (écrit minuscule et même microscopique car il n'y avait pas de papier sur le navire qui le ramenait d'Amérique du Sud), des dédicaces de San Antonio et Michel Audiard, etc.
Or, treize ans plus tard, à la mort de ma mère, j'ai vendu 7000 livres qui leur appartenaient, sans me souvenir de cette découverte. Quatre mille d'entre eux étaient des ouvrages de science-fiction. N'ayant fait aucune copie des articles de Satellite, je n'ai donc plus trace du travail critique de mon père. C'est d'autant plus dommage que ces disques ont probablement été fondateurs de mon imaginaire sonore. Par contre, je les ai tous conservés passionnément. Ils sont devenus mon histoire, celle de mon père s'évanouissant avec le temps. Je connais l'adaptation radiophonique de Blake et Mortimer par cœur et mes premiers balbutiements de compositeur furent de musique électronique ! Si j'ajoute la musique tachiste de Michel Magne, Miss Téléphone et Buffalo Bill à cette collection de vinyles heureusement épargnée au cours des déménagements, j'y reconnais mes bases.
J'ai conservé pieusement le feuillet de Georges Arnaud du Voyage du Mauvais Larron et retrouvé la dédicace imprimée dans Les souris ont la peau tendre de Frédéric Dard (San Antonio), mais j'ignore où est passée celle de Michel Audiard, la reconnaissance de dettes de Jules Berry ou le livre porno que mon père écrivit à quatre mains avec Boris Vian sous pseudo ! À l'occasion j'éplucherai à nouveau les documents de mon père que j'ai récupérés il y a deux ans. Peut-être les avais-je seulement survolés à la mort de ma mère ! Affaibli par son cancer, mon père avait succombé à une crise cardiaque le 2 janvier 1988.
Chaque fois que je fouille le Net, je trouve des informations que j'ignorais. Par exemple, qu'il avait été l'agent de Jeanne Moreau, à laquelle il me présenta un soir à minuit devant Le Napoléon, un cinéma de l'avenue de la Grande Armée qui passait des films d'épouvante. Je savais qu'il avait lancé San Antonio et Robert Hossein, avait représenté Michel Audiard, Francis Carco (je me souviens seulement de son perroquet au 18 quai de Béthune sur l'île Saint-Louis et je me demande si mon père n'habitait pas chez lui, car j'ai retrouvé une de ses cartes de visite à cette adresse !), Astrid Lindgren (l'autrice de Fifi Brindacier !), Georges Arnaud, Pascal Bastia (compositeur d'opérettes dont Nouvelle-Orléans que mon père avait produite avec Sidney Bechet, Mattie Peters, Jacques Higelin...)... Je savais aussi qu'en 1954 il avait créé avec Jacques Bergier la collection Métal dont les couvertures étaient illustrées par mes oncle et tante, Gilbert et Arlette Martin sous le pseudonyme GAM, mais j'ignorais qu'il avait créé ensuite avec lui la revue Satellite, celle dont je n'ai même pas fait copie de ses articles...
Il me reste très peu de souvenirs de mon père, ce héros. Une bobine de fil magnétique probablement effacée, les films en 16 mm qu'il a tournés de ma naissance à mes huit ans, quelques photos, sa voix enregistrée sur mon répondeur... Ainsi le moindre objet, la moindre trace me touchent terriblement et je m'en veux un peu de ne pas avoir posé plus de questions, de ne pas avoir pris de notes, de m'être contenté de quelques épisodes fameux de ses aventures pendant la guerre où il avait été espion, ou plus tard contrebandier, journaliste ou comédien. Je ne comprends pas pourquoi ma mère, dans ses dernières années, refusait que nous parlions de lui, changeant de sujet de conversation, allant même jusqu'à nier tout ce dont je me souvenais. Cela n'avait pas toujours été ainsi. Mais on s'y prend souvent trop tard avec les anciens.