Un mot malheureux émis par un proche m'a fait flirter avec la dépression. J'ai failli écrire que j'étais entré dans une sévère, mais mon système de repères me protège des gouffres. Tout au long de ma vie, la fréquentation des miracles m'a permis de flotter, même lorsque j'étais aspiré par les sables mouvants. Il n'empêche que des larmes, ces derniers jours, sont venues arroser mes vaisseaux. Mon cœur d'artichaut se fend face au désert du réel, la solitude du coureur de fond, un oiseau trucidé par le chat, une comédie sentimentale sur l'écran noir de mes nuits blanches, l'absence de perspectives rimant avec ma propre désolation, ce monde à venir qui me révolte. Comme si on pouvait être heureux dans les conditions actuelles ! C'est ce que racontait Aragon lorsqu'il écrivit Il n'y a pas d'amour heureux en janvier 1943. En mettant ce poème en musique dix ans plus tard, Brassens coupa maladroitement la dernière strophe, pourtant capitale puisqu'elle en fait un chant de résistance au delà du drame amoureux. Catherine Sauvage en rétablit l'original intégral.


Ma situation est "heureusement" conjoncturelle. J'ai aimé comme j'ai été aimé, souvent, longtemps. Il n'est pas intéressant de se souvenir des passages tristes, autant les oublier. Pourtant, ces temps-ci, je rabâche mes histoires de cœur qui n'en finissent pas de ne pas commencer. J'en arrive à douter de mon sexe à piles alors que ce n'est qu'affaire de phéromones et que l'exigence ne souffre pas d'à-peu-près. Mystère et gomme de boules. Le désir et son obscur objet ne s'expliquent pas. Je décline autant d'invitations que j'ai pris de râteaux. Le confinement ouvre la porte aux sites de rencontres où l'on marche à l'envers. Dans la vie, on est d'abord attiré par une personne avec qui, par exemple, l'on est amené à discuter. Si cela ne prend pas, on peut prétexter qu'on a faim ou soif et se diriger vers le buffet pour écourter un dialogue superficiel. Ou bien on passe la soirée à converser, des étoiles dans les yeux dansant jusqu'au vertige. In vitro, dans le virtuel, on fantasme l'interlocutrice/teur avec qui l'on partage des vues intellectuelles, mais la rencontre in vivo déçoit souvent, même si elle se transforme parfois en amitié, le désir manquant à sa place. C'est tout de même formidable de se faire de nouveaux amis à une époque qui empêche les rencontres ! Discuter avec des écrivaines, psychanalystes, graphistes, scénographes, chorégraphes, chargées de communication valait le coup de s'accrocher malgré tout... Mais les désillusions affaiblissent mon volontarisme. Lors de ma dernière grande séparation, j'imaginais naïvement qu'un type aussi charmant et passionnant comme moi n'aurait pas de mal à trouver l'âme sœur, or les faits ont eu raison de ma prétention. Il n'est pas certain que je m'en serais mieux sorti sans la gestion épouvantable de la crise sanitaire. Redevenu célibataire, j'avais fréquenté salles de concerts et théâtres pour rencontrer finalement une belle personne lors d'une soirée entre amis. Incapables de résoudre nos incompatibilités de la vie quotidienne, comme cela arrive parfois, nous nous séparâmes seize mois plus tard. J'ai rempilé sur les sites sans que l'indispensable alchimie aboutisse à la transmutation. L'aspect supermarché consumériste, particulièrement déprimant, n'arrange rien à la chose. Sur un site réputé, 75% des femmes inscrivent "shopping" comme l'un de leurs hobbies ! Comme je ne vois que les profils féminins, les muscles, les bagnoles, la vulgarité et la panoplie machiste me demeurent invisibles. Il existe des sites spécialisés pour personnes atypiques, mais ils sont évidemment beaucoup moins fréquentés. Lorsque l'appel consiste en une photo d'identité et l'âge du capitaine, on se retrouve à des kilomètres de la réalité. Mes photographies jouent peut-être en ma faveur, mais si j'écris "68 ans", le robot ne me suggère que des mamies à sac à main, promesse de vie loin de celle à laquelle j'aspire ! Dans la vraie, on ne compte pas sur ses doigts. On regarde les yeux, la manière de bouger, de parler, de s'enthousiasmer. L'écart entre le fantasme et la pulsion vole en éclats. Le passage à l'acte exige que l'on se débarrasse des images et des poncifs que chacun véhicule depuis l'adolescence.


L'enquête sociologique finit par me lasser. Le jeu n'est pas non plus mon fort. Incapable de faire le deuil de mes aspirations, j'essaie de penser à autre chose, choisissant des activités mécaniques, des tours de force, ce que j'appelle "faire la vaisselle". Remplacer les fils électriques alimentant mes enceintes par du câble épais en le faisant passer derrière les centaines de vinyles qu'il m'a fallu déplacer tout en rampant sous la cheminée, déplacer seul une armoire de plus de cent kilos pour reclouer le fond avant qu'elle ne s'écroule, tailler les plantes du jardin, déclarer ma TVA, écrire des articles impudiques où mes doigts bougent comme les mains d'Orlac... Je m'installe souvent au piano lorsque je perds les pédales, tout en abusant de celle du sustain. Mon expressionnisme s'y exp(l)ose de manière flamboyante. J'ai l'impression de n'en avoir jamais aussi bien joué depuis trois ans. Le célibat ne convient pas à ma soif de partage, qu'elle s'exprime dans l'amour, l'amitié ou le travail. Je gère pourtant le quotidien avec une rigueur domestique m'obligeant à une inaltérable dignité, rédigeant mes articles en bon élève ou en somnambule, confectionnant des recettes culinaires sophistiquées, entretenant la maison en fourmi, accueillant chaque jour des amis de passage. Est-ce que je n'atteins pas mes limites, ma tristesse frisant la dépression, sans que je me l'avoue franchement ?
Ironie du sort, conséquences de mes efforts physiques débiles, contrariétés récentes, météo changeante, alors que je viens de taper le point d'interrogation qui termine mon article, là, trois lignes plus haut, je me fais un tour de rein costaud en me relevant de ma chaise. Il y avait longtemps... Ce lumbago tombe à pic. J'en oublie mes états d'âme...