70 mai 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 31 mai 2021

Quentin Rollet en avance sur l'été


Je comprends mieux les journalistes submergés par les disques reçus quotidiennement lorsque des artistes prolixes comme Quentin Rollet ou moi-même produisons et publions souvent. La création et l'imagination ne se commandent pas. Louis-Julien Nicolaou dans Télérama ou Jacques Denis dans Libération, rares chroniqueurs à avoir encore une colonne pour exprimer leurs choix dans la presse grand public, ayant rédigé des articles dithyrambiques sur mon Centenaire, m'ont gentiment envoyé paître lorsque sont sortis Perspectives du XXIIe siècle et Pique-nique au labo, pourtant de mon point de vue des albums majeurs, radicalement différents du précédent. Je les comprends néanmoins. Si l'on compte bien, ils n'ont peut-être que quarante interventions par an chacun, ce qui exige de laisser gentiment la place aux autres. Des artistes comme Joëlle Léandre ou Steve Lacy avaient l'habitude d'inonder le marché en multipliant les labels où intervenir, se répétant tout de même copieusement. Les activités polymorphiques de John Zorn expliquent mieux sa boulimie productive. Je ne vais pas lui lancer la pierre, surtout ces temps-ci où je sortirai, certes en virtuel, trois albums en l'espace de six semaines. Je ne pratique pas non plus ce sport toute l'année et certains disques m'ont demandé plusieurs années pour en venir à bout ! Le blog m'offre une liberté d'édition incomparable, mais je ne peux pas non plus écrire sur toutes les sorties d'un musicien, même si j'ai mes chouchous comme tout le monde. Tandis que j'écoute tout ce que je reçois, la rédaction est aussi chronophage. Toujours à la recherche de nouvelles surprises, je m'autorise donc tout de même à "suivre" quelques artistes en fonction de mes humeurs ou de mes goûts.


Je pourrais ainsi vous parler du catalogue vinyle de Ouch ! Records que Lionel Martin a eu la gentillesse de me laisser lors de notre enregistrement de Fictions d'après Borgès. Toutes ses productions m'ont intéressé et, parmi ceux que je ne connaissais pas, j'ai adoré le double Zanzibara (archives swahili des années 1950 à 1980), le free jazz éthiopien d'Ukandanz chanté par Asnaké Gèbrèyès avec Lionel Martin au saxophone et le guitariste Damien Cluzel (plus le claviériste Fred Escoffier et le batteur Guilhem Meier pour le double Yetchalal, et Adrien Spirli au synthétiseur et le batteur Yann Lemeunier pour Yeketelale), le Don’t Freak Out d'Endangered Blood (réunissant les saxophonistes Chris Speed et Oscar Noriega, le contrebassiste Trevor Dunn et le batteur Jim Black), l'édition du double vinyle d'Ellington on the air du Louis Sclavis Sextet, meilleure période à mon goût du clarinettiste lorsqu'Alain Gibert en était l'arrangeur...


Mais aujourd'hui j'écoute deux nouvelles productions de ReQords, le label de Quentin Rollet dans lesquels il joue des sax alto et sopranino, parfois transformés électroniquement. The New Me, de Q&A comme Questions Réponses, mais aussi Q comme Quentin et A pour Andrew (Sharpley), est un CD passionnant qui dissout la frontière séparant trop souvent live et studio, improvisation et composition. Dans sa campagne du nord du Royaume Uni, avec son ordinateur, Andrew Sharpley a habillé les enregistrements parisiens de saxophone que lui avait envoyés Quentin Rollet pendant le confinement. Shampanskoye est un quartet formé d'Alexei Borisov (guitare, électronique, voix), Jérôme Lorichon (électronique, effets), Olga Nosova (batterie, voix, effets) et évidemment Quentin Rollet. Je n'ai jamais compris la fascination pour le Champagne (ШАМПА́НСКОЕ) qui donne son titre à l'album, mais "faut de tout pour faire un monde !", comme disait Gaillard à Michel Simon à la fin de La chienne de Jean Renoir. Les expérimentateurs fouillent les greniers, ils hantent les caves, repeignent le salon, cuisinent des épices rares et ils ne font pas leurs lits... Alors il est probable que vous ne reconnaîtrez pas votre appartement quand vous rentrerez chez vous !

→ Quentin Rollet & Andrew Sharpley, The New Me, CD Reqords, dist. Outre National, sortie le 15 juin 2021
→ Alexei Borisov-Jérôme Lorichon-Olga Nosova-Quentin Rollet, Shampanskoye, CD Reqords, dist. Outre National, sortie le 15 juin 2021

vendredi 28 mai 2021

Surprise-Partie avec Bernard Vitet


Bernard Vitet nous a quittés le 3 juillet 2013. Mercredi dernier il aurait eu 87 ans. Quand j'écris qu'il nous a quittés, ce n'est pas tout à fait vrai. Pour Francis, Hélène et moi, c'est une présence quasi quotidienne. Connaissant les habitudes nécrophages de la presse, je m'attendais à ce que son décès lui apporte une gloire méritée. Si la soirée de commémoration à la Java reçut plus de 400 personnes venues écouter les 31 musiciens qui lui rendaient hommage en musique, son humilité le suivit jusque dans l'au-delà. Au-delà de la conscience, s'entend, puisque Bernard n'était pas croyant, revendiquant être un homme de convictions, et non de foi. Tous les trois, avec Francis Gorgé avec qui je jouais depuis mon premier concert au Lycée Claude Bernard, avions fondé le groupe Un Drame Musical Instantané en 1976. La dernière fois que je me suis trouvé sur scène avec lui, c'était en 2000, dans le cadre du projet Machiavel, en quartet avec Philippe Deschepper (avec qui j'enregistrais hier, accompagnés par François Corneloup) et DJ Nem, et quatre ans plus tard nous signions notre dernière composition commune, après plusieurs centaines pendant trente-deux ans. Ensuite, mon ami me promettait toujours de me donner de la musique à rentrer dans la machine, mais il n'en fit jamais rien. Il avait toujours écrit crayon-papier-gomme et n'a jamais tenu une souris ! Son talent de mélodiste et d'harmoniste était incroyable. J'appris énormément sous sa dictée, même si nous nous chamaillions lorsqu'il s'évertuait obstinément à vouloir faire rentrer quatre noires dans un 3/4 ! J'avais beau lui expliquer que la machine ne se trompe jamais et que errare humanum est, il était têtu comme une mule.
L'expression ne lui aurait pas plu, il aurait avancé que les mules ne sont pas plus têtues que les cochons mangent salement, et si quelqu'un avait le malheur de revendiquer que nous ne sommes pas des moutons, il s'énervait en demandant ce que le quidam avait contre les moutons ! Il ramassait aussi les pigeons blessés dans la rue, quitte à arriver en retard à un enregistrement auquel nous avions convié une dizaine de musiciens. Régulièrement, j'ai envie de l'appeler au téléphone pour lui demander son avis sur un projet en cours ou sur l'absurdité du monde. Il avait un sens de la contradiction extrêmement développé, manière habile de faire avancer les idées. Aujourd'hui, je suis contraint, non de m'interroger sur ce qu'il aurait dit, mais d'utiliser sa méthode paradoxale pour analyser si je suis dans la bonne direction ou si je dois me tourner dans un autre sens, parfois moins évident. Je livre ici un article sur son premier disque, vingt ans avant que nous nous rencontrions lors d'un concert de soutien à la clinique antipsychiatrique de La Borde.

Article du 25 mai 2008

Encore un miracle du temps qui passe ! Bernard nous avait bien raconté que son premier disque s'intitulait Surprise-Partie D, un des premiers 33 tours vendus en supermarché (Monoprix), dans les années 50. Il avait été produit par Isaïe Diesenhaus, un type qui enregistrait du classique à la va-vite. Bernard Vitet, ayant eu beaucoup de mal pour se faire payer, avait dû user d'un stratagème plutôt rock'n roll. Pas du même style, la musique alterne mambos, boléros, calypsos, fox-trots et slow dans une optique jazz-latino. C'est donc sur eBay et CDandLP que je décroche la timbale, deux exemplaires du disque mythique sous des pochettes différentes (nette préférence pour celle signée J.Paciarz), ce qui montre à Bernard, qui n'en possédait aucun, que l'arnaque s'est répétée ! Il s'attendait aussi à ce que ce soit très ringard, mais le résultat est plus que digne dans son genre easy listening.
Bernard, qui avait alors dans les vingt et un ans, n'y joue pas de la trompette, mais du trombone à pistons, "un instrument pourri, complètement déchargé". Il est accompagné du Belge Sadi Lallemand au vibraphone, marimba et bongos (il avait dirigé l'orchestre de Jacques Hélian lorsque celui-ci était tombé gravement malade), de Bib Monville au sax ténor (beau-frère de James Moody avec qui Bernard jouait également), de Bob Aubert à la guitare, de Pierre Franzini au piano, probablement de Pierre Sim à la contrebasse, mais il ne se souvient plus du batteur, à moins que ce ne soit Baptiste "Mac Kak" Reilles (une sorte de prince des gitans complètement allumé qui ne s'entendait pourtant pas très bien avec Sadi). Ensuite, mon camarade joua essentiellement avec des vedettes de variétés, comme Yves Montand, Serge Gainsbourg, Barbara, Jean-Claude Pascal, Isabelle Aubret, Jacqueline Danno, Brigitte Bardot et avec des jazzmen comme Kansas Fields, Guy Lafitte, Jean-Claude Fohrenbach, Jacky Knudde, Bibi Rovère, Charles Saudrais, Léo Chauliac, Hubert Rostain, Alix Combelle, Ivan Julien, Christian Chevallier... Le free jazz, suivi de nos 32 années de collaboration quasi quotidienne au sein du Drame, sont venus plus tard.
Le vinyle de la Guilde Européenne du Disque porte le numéro SP53. La face 1 présente Oye Mambo (mambo signé Trianda), Dansero (boléro d'Haymann), Crazy Rythm (mambo-guaracha de Meyer), Pielcanella (de Capo, annoncé sur le macaron, mais semble-t-il non enregistré !?), Temptation (boléro de Brown), Starling Rye (calypso de S.Sid), Toi qui disais (fox de Suesse). Sur la face 2 se succèdent Le loup, la biche et le chevalier (calypso d'Henri Salvador), I got you under my skin (boléro de Cole Porter), Dimanche (fox de Bib Monville), Jokin' the blues (fox de Vitet) et Isabel Day (slow de Bob Aubert), mais cette fois encore il y a un titre de plus que le nombre de plages.
Au dos de la pochette jaune et orange, on peut lire les Conseils pour l'emploi des disques microsillon : "Les disques microsillon sont moulés en résine vinylique, donc pratiquement inusables. Ne les utilisez qu'avec un pick-up léger à saphir-microsillon. Vérifiez fréquemment l'état de votre saphir et changez-le toutes les 100 faces au plus. Pour conserver vos disques en bon état de propreté, essuyez-les avec soin dans le sens des sillons, à l'aide d'une chamoisine antistatique."
Pour ne pas rester trop ésotérique, retrouvez le disque ici-même !

jeudi 27 mai 2021

Hasse Poulsen et Thomas Fryland rêvent d'un monde


En s'associant au trompettiste Thomas Fryland, le guitariste Hasse Poulsen marie les thèmes révolutionnaires comme avec Das Kapital et sa veine bluesy pour ne pas dire folk comme pour Not Married Anymore. La trompette oui le bugle tiennent la mélodie, tandis que la guitare sèche assure l'harmonie, et le mélange fonctionne à merveille. Les deux Danois font vibrer la fibre romantique des chansons de lutte qui nous ont accompagnés. Leur choix sonne comme une déclaration d'intention sur les temps à venir : The Times They Are A-Changin' de Bob Dylan, El Pueblo de Sergio Ortega, I Dream A World de Langston Hugues et Poulsen, Hallelujah de Leonard Cohen, An Die Freude (l'hymne à la joie de Beethoven devenu celui de l'Europe), Another Brick In The Wall de Roger Waters, Imagine de John Lennon, Le déserteur de Boris Vian, Hymn To Freedom d'Oscar Peterson pour terminer par What A Wonderful World. Poulsen a mis aussi en musique deux poèmes de Simon Grotrian ainsi qu'un Requiem, hommage au poète chrétien danois disparu prématurément en 2019. Refusant de se laisser abattre par la monotonie ambiante ou le cynisme démobilisateur, leurs élans révolutionnaires respirent la tendresse.

→ Hasse Poulsen / Thomas Fryland, Dream a World, CD Das Kapital, sortie le 28 mai 2021

mercredi 26 mai 2021

To be or net to be par Birgé-Coronado-Naudet


Enregistré lundi, masterisé hier mardi, voici To be or net to be, le nouvel album en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, le site du label GRRR. Ces 76 minutes de compositions instantanées sont le fruit d'une journée conviviale autour d'un déjeuner végétarien, pour convenir au saxophoniste Basile Naudet, arrosé d'un Chardonnay de l'Ardèche apporté par le guitariste Gilles Coronado. Ce nouveau trio fait partie des rencontres que j'ai initiées depuis 2010 et auxquelles le double CD Pique-nique au labo, sorti à l'automne dernier, rend hommage.
Comme chaque fois je découvre la musique après coup. Sur le moment je la vis en somnambule, jouant, écoutant, enregistrant, tout en même temps, choisissant mes instruments quelques minutes avant de nous lancer dans le vide, en équilibre sur le fil du rasoir, à faire des pointes ou du trapèze volant. Si la musique est chaque fois une surprise, je retrouve l'innocence de mes débuts en espérant que mes camarades de jeu feront de même. Pour ce vingt-cinquième épisode je n'ai pas été déçu. Après les pièces courtes du matin suscitées par les cartes Oblique Strategies, Gilles a suggéré que nous jouions des morceaux plus longs sans indication préalable. Je leur ai trouvé leurs titres à la réécoute. J'espère que vous apprécierez la triple référence du titre, une citation pouvant en cacher une autre. Profitant de sa présence, j'ai montré mon vieil alto Couesnon à Basile qui a fait presque toute la séance avec son nouveau soprano.
Hasard de la programmation, demain, je rempile avec un autre saxophoniste, François Corneloup, et un autre guitariste, Philippe Deschepper. Encore une journée ensoleillée en perspective au Studio GRRR ! Comme je me connais, je risque d'enchaîner vendredi avec le mixage, ce qui constituera une semaine bien remplie...

→ Birgé Coronado Naudet, To be or net to be, GRRR 3106

mardi 25 mai 2021

Nouvel album en perspective avec Gilles Coronado et Basile Naudet


Hier lundi je rencontrais le saxophoniste Basile Naudet et le guitariste Gilles Coronado pour un nouvel album qui sera bientôt en ligne. Comme Gilles m'avait contacté, je lui avais suggéré de me présenter un des musiciens de la jeune génération. Je ne connaissais vraiment ni l'un ni l'autre, du moins in situ. Nous nous étions croisés avec Gilles il y a plus de vingt ans sur la scène des Instants Chavirés et plus récemment sur l'escalier roulant de la station Mairie des Lilas, mais je réécoute souvent ses arrangements pour Francis et ses peintres avec Philippe Katerine ou dans Caroline, le groupe de Sarah Murcia. Quant à Basile, je le découvrais, l'ayant seulement écouté sur des vidéos glanées sur Internet et au sein du quartet de Théo Girard dont j'avais chroniqué le disque Bulle. Il y jouait de l'alto, tandis que lors notre séance d'improvisation il se servit essentiellement d'un soprano acquis il y a quinze jours !
Comme chaque fois ce fut une partie de plaisir. Nous avons commencé par tirer des cartes du jeu Oblique Strategies qui suscitèrent nos premières compositions instantanées : Humanize something free of error, Define an area as ‘safe’ and use it as an anchor, Ask your body, Remove ambiguities and convert to specifics, Retrace your steps, Give the game away. Après le déjeuner, Gilles a suggéré que nos obéissions à la dernière et que nous jouions des pièces plus longues sans thème imposé. Ont donc suivi La pluie et le beau temps, Merci Monsieur - personnel !, To be or net to be. Si mon instrument principal est toujours le clavier, j'utilisai aussi violon, frein, trompettes à anche, guimbarde, Tenori-on et mes deux redoutables synthétiseurs russes. Il me reste à revoir les niveaux et réaliser le mastering et ce sera aussitôt en écoute et téléchargement gratuits comme tous les autres albums inédits de drame.org.
Mais déjà se profile une nouvelle rencontre à l'horizon de jeudi, cette fois avec le saxophoniste François Corneloup et le guitariste Philippe Deschepper ! Voilà donc une semaine hyper créative et pleine d'enthousiasme, après ce week-end où Nicolas Chedmail et moi avons peaufiné notre disque de rocks barjos et tandis que je terminais la musique du deuxième épisode du MOOC sur les inconvénients environnementaux du numérique... À suivre.

lundi 24 mai 2021

Les mains d'un homme dans les épinards


Il n'y a pas que les mains d'une femme dans la farine. On peut rêver de celles d'un homme dans les épinards. J'ai fait des pieds et des mains pour prendre les miennes dans l'évier en train de laver les légumes de l'Amap, exquisement frais, sans aucun pesticide, ni même bio. Pied en équilibre instable et retardateur. Si ma chemise m'a donné l'idée du cliché, j'aime photographier mes mains plus que mon visage, même s'il n'y a pas que mes mains qui font des choses bien. Ce matin, je chante donc Nougaro et Lapointe ! Souvent dans mes portraits je fais rentrer mes mains dans le cadre. Je n'ai jamais été un fan des bustes manchots. Intellectuel par goût et nécessité, j'ai l'habitude de dire que je suis un compositeur qui met les mains dans le cambouis, alors que je déteste ce qui les salit, soit peu bricoleur pour un sou. L'évier est d'ailleurs source de gerçures nocives à mes précieux doigts de musicien, or ganté je perds ma sensibilité ! Je ne conçois la musique que dans le geste instrumental. Mon souffle ne me permet plus de mettre en valeur mes pieds de danseur électrique, alors j'associe souvent mes mains à mon sourire, m'interrogeant également sur l'expression de mes yeux et de ma bouche. Mes oreilles et mon nez sont moins malléables. J'arrive à faire bouger mes narines, mais mes oreilles ne sont sensibles qu'au son du corps. Bon, ce n'est pas tout ça, il faut que je passe en cuisine. L'Essentiel de Chartier me suggère ail noir, parmesan, curry, et surtout curcuma, parmi les ingrédients que je possède en magasin. Pour accompagner les épinards, il conseille bière brune ou vin blanc (Chardonnay, Riesling...). Je vais éviter. L'alcool au déjeuner me fait roupiller l'après-midi, et j'ai besoin de tous mes sens !

vendredi 21 mai 2021

Sun Sun Yip expose La cime à Paris


Si Sun Sun Yip surprend à chaque nouvelle exposition parce qu'il change de matériau tout en en creusant les possibilités, sa maîtrise et son exigence sont toujours guidées par une vision philosophique de l'art qui lui confère une unité dans la diversité. Cette fois encore je suis étonné que la variété des modèles, quartiers de viande ou sous-bois, poulpe ou dentelle, montre une homogénéité inattendue. C'est la peinture, la pâte qui les réunit forcément, technique certes héritée de la Renaissance, mais la main, le bras imprime sa marque. Sun Sun Yip n'utilise aucun produit du commerce, il fait venir ses pigments d'Allemagne, les broie avec de l'huile et des résines. Ses natures mortes prennent vie sur la toile.


Que dans le passé il s'initie à la gravure, produise des installations ou qu'il programme son ordinateur comme récemment exposé à la Biennale de Bangkok quitte à attendre des mois le résultat de ses calculs, qu'il sculpte le bois de chêne teinté à la mûre écrasée comme pour ses Flowers of Memory ou qu'il colle des affiches dans le quartier en soutien aux Baras expulsés de leur squat, ses œuvres recèlent un secret dont il faut chercher la clef en Chine d'où il est originaire. Les titres des tableaux exposés à l'Espace Culturel Bertin Poirée éclairent les œuvres d'un humour souvent noir et critique pour notre civilisation qui a perdu ses raisons d'être. Parmi la trentaine accrochée, les deux premiers que j'ai photographiés sont Jeu et Il était une fois à Hong-Kong. L'artiste porte à deux mains un crâne retourné comme un lourd fardeau de pierre ou il respire les fleurs du bauhinia qui figurent au centre du drapeau de Hong-Kong, deux sensations que la peinture ne saurait a priori délivrer. Leurs titres offrent un recul supplémentaire en transformant ludiquement l'effort ou en rappelant la violence derrière une apparente quiétude, telle celle des films de Sergio Leone. Quelle place l'homme accorde-t-il encore à la nature ? Les deux suivantes font partie de sa série carnassière. Des personnages de chair semblent émerger de la viande, elle-même coupée de son origine par un sac en plastique qui la banalise. Civilisation souligne bien la brutalité humaine et Dance Dance Dance son incapacité à se mouvoir élégamment au milieu de ses contradictions.


Les deux dernières, Empreinte de l’illusion et Errance nocturne reproduites ici, ironisent l'hyer-réalisme et interrogent notre intelligence. Le poulpe finira sur notre table, le plasticien hong-kongais étant aussi un fin cuisinier. Les peintures portant des numéros qui indiquent le sens de la visite, l'accrochage rappelle le montage cinématographique où ce qu'il y a entre les œuvres est aussi important qu'elles-mêmes. Dans le sous-sol où sont exposées la plupart, promenez-vous avec la liste tarifée pour profiter des titres indiqués seulement à cet endroit. La précédente exposition de Sun Sun Yip à Paris remonte à 2014. N'attendez pas la prochaine pour aller vous balader vers le Châtelet !

→ Sun Sun Yip, La cime, Espace Culturel Bertin Poirée, Association Culturelle Franco-Japonaise de TENRI, 8-12 Rue Bertin Poirée 75001 Paris, exposition jusqu'au 29 mai 2021 (lundi au vendredi 12h-19h, samedi 22 mai 12h-18h30, fermée lundi 24, samedi 29 12h-16h)

jeudi 20 mai 2021

Un bourgeon sur mon arbre


L'article date d'il y a déjà 13 ans. Elsa était alors contorsionniste sur trapèze. Probablement une manière de se démarquer de ses deux parents musiciens. Au Cabaret Sauvage elle était la cerise sur le gâteau du Vrai-Faux Mariage de La Caravane Passe. Avec le temps, elle est devenue chanteuse. En fait, elle chantait depuis toute petite. Lorsqu'elle avait 9 ans, Bernard Vitet et moi lui avions écrit tout un album qui n'est jamais sorti. À cet âge la notoriété est pernicieuse. À 11 ans elle avait enregistré Vivan las Utopias ! avec Un Drame Musical Instantané pour l'album Buenaventura Durruti chez nato. Juste une chanson.


Elle a donc cofondé le groupe Odeia avec Lucien Alfonso, Karsten Hochapfel et Pierre-Yves Lejeune (leur version d'Alifib est encensée par Robert Wyatt), tourné le spectacle Comment ça va sur la Terre ? près de 200 fois avec sa mère, Michèle Buirette, et la percussionniste Linda Edsjö, interprété Micaela dans Carmen de Bizet adapté par l'Orchestra di piazza Vittorio, incarné le premier rôle chanté du Dernier Livre de la Jungle avec l'Orchestre Philharmonique et le Chœur de Radio France, chanté les Chroniques de Résistance dirigées par Tony Hymas avec Frédéric Pierrot, Nathalie Richard, Desdemona, François Corneloup et le trio Journal Intime, enregistré Petite fleur avec Ursus Minor et Parenthèses pour Tim Le net, et plus récemment elle a participé au Spat'Sonore pour Des Madeleines dans la Galaxie, et a monté avec Linda le duo Söta Sälta pour les spectacles Comme c'est étrange, dont le CD vient de recevoir le Grand Prix de l'Académie Charles Cros, et J'ai tué l'amour, ces trois derniers se retrouvant fin juin au Théâtre Dunois (réservez, il reste encore quelques places).



SAGES PASSAGES
Article du 20 juillet 2008

Très jeune, j'aidais mon père à corriger l'annuaire Qui représente qui ? pendant la période des vacances. Comme son bureau était sis 1 rue Turbigo, nous nous promenions souvent dans les Halles Baltard et il m'emmenait déjeuner au Pied de cochon. Lorsque j'avais 14 ans, il me trouva des boulots d'assistant chez Tadié Cinéma dont les studios étaient rue des Peupliers à Boulogne-Billancourt, à quelques numéros d'où nous habitions. J'ai ainsi passé une semaine à souder des câbles XLR, me dégoûtant définitivement de ce genre d'activité et du bricolage en général. Plus tard, j'assumai le rôle de second assistant sur My Old man, un moyen métrage américain inspiré d'Hemingway. Je faisais le traducteur, tenais le clap et m'occupais de toutes les basses besognes. Le film se déroulait sur les champs de course d'Auteuil et Maison-Laffite... Lorsque j'obtins mon permis de conduire, j'accompagnai Philippe Arthuys pour une tournée où il présentait un mur d'écrans pour Renault. À Nantes, je me retrouvai au volant d'une Alpine, je crois ne pas avoir dépassé la seconde vitesse !
À ma sortie de l'Idhec, Papa voulait absolument m'aider dans mes recherches de travail. Il avait connu nombreux producteurs, réalisateurs et comédiens, mais je déclinai toutes ses offres, craignant que ses contacts datent beaucoup trop, et donc qu'il soit pris pour un ringard, et moi avec...
À son tour, ma fille Elsa Birgé n'a jamais voulu que je l'aide en quoi que ce soit dans ses démarches professionnelles. Elle ne veut devoir sa "réussite" qu'à elle-même. Cela ne nous empêche, ni sa mère ni moi, chacun de notre côté, de rêver réaliser quelque chose avec elle. [... Sur son site elle vient] de créer deux nouvelles pages de photos prises par Gérard Harten et de coller une nouvelle vidéo où elle évoque son travail. J'ai bien rigolé en l'entendant raconter : "Mes parents ne savaient pas trop quoi faire de moi. Ils se sont dits on va lui faire faire du sport, donc ils m'ont casé à l'École du cirque..." Ou à la fin lorsqu'elle rit en revendiquant "du caractère et pas qu'un peu !"

mercredi 19 mai 2021

La Bible de l'underground


En pages de garde de leur récente bande dessinée Underground, Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog ont imité la célèbre Nurse with Wound List en intégrant de nombreux musiciens et musiciennes qui n'ont pas de chapitre dédié. Nous avons l'immense privilège de ne pas y figurer cette fois, puisqu'ils ont attribué six pages à Un Drame Musical Instantané et à moi-même, seuls Français y figurant avec Brigitte Fontaine, Colette Magny, Boris Vian et Eliane Radigue !
Au gré de mon œil scrutateur se promenant sur cette double page comme un drone militaire ou de mon index parcourant les lignes comme le chariot d'une vieille machine à écrire, j'identifie quelques amis et certaines de mes connaissances dont certaines ont bigrement (birgement) compté pour moi : Noël Akchoté, Dick Annegarn, Robert Ashley, Albert Ayler, Pierre Bastien, Lex Baxter, Francis Bebey, Jackie Berroyer, Françoiz Breut, Cabaret Voltaire, Mami Chan, Chapi Chapo, Coil, Pascal Comelade, Ivor Cutler, Déficit des Années Antérieures, Delia Derbyshire, The Deviants, Bernard Dimey, Eric Dolphy, Jean-Claude Eloy, Jad Fair, Fantazio, David Fenech, Fille Qui Mousse, The Fugs, Funkadelic, Diamanda Galas, Jon Gibson, John Hassel, Jean-Luc Le Ténia, The Legendary Pink Dots, Jean-Marie Massou, Master Musicians of Jajouka, Merzbow, Robert Mitchum, Phill Niblock, Annette Peacock, Emmanuelle Parrenin, Hermeto Pascoal, Jean-François Pauvros, Pearls Before Swine, Pere Ubu, Bud Powell, Red Noise, Renaldo & The Loaf, Quentin Rollet, Frederic Rzewski, Erik Satie, Conrad Schnitzler, Sema, Semool, Sun O))), T-Rex, Sister Rosetta Tharpe, Richard Teitelbaum, Asmus Tietchens, Tiny Tim, John Trap, The Troggs, Violent Femmes, Randy Weston, Link Wray, The Young Gods, Tom Zé, Zoviet France... Mais combien d'autres artistes de l'Underground dans cette liste restent mystérieux à mes yeux ! C'est dans la marge de la marge que sont enfouis les trésors.
Nous retrouver en si bonne compagnie nous honore et nous comble de joie. J'en profite donc pour reproduire ci-dessous un article du 21 juillet 2008 que j'avais écrit à propos de la liste originale...


Évoquée à la sortie de la réédition de l'album Défense de signé Birgé Gorgé Shiroc, la Nurse with Wound List intrigue nombre des amateurs de musique expérimentale. En 1979, le groupe anglais Nurse With Wound publie la liste des disques qui les ont influencés, jointe à leur premier disque, Chance Meeting on a Dissecting Table of a Sewing Machine and an Umbrella, et augmentée avec le suivant, To the Quiet Men from a Tiny Girl. Au fil des ans, la liste établie par Steve Stapleton, John Fothergill, et Heman Pathak devient la Bible des amateurs de musique expérimentale. Ainsi le vinyle Défense de, [alors] épuisé depuis sa sortie en 1975, acquiert le statut de disque culte et s'arrache à prix d'or sur le marché de l'occasion. Il sera réédité en 2004 par le label israélien Mio Records sous la forme d'un cd (30 minutes de bonus tracks) et d'un dvd (6 heures inédites du trio + mon premier film, La nuit du phoque, sous-titré en anglais, japonais, hébreu, français !). [Et en 2013 le label barcelonais Wah Wah / Fauni Gena represse le vinyle accompagné du DVD de Mio.]
Thurston Moore (Sonic Youth) tannera Philippe Robert jusqu'à ce que celui-ci lui cède son exemplaire original. À sa sortie de scène à l'Olympia, la première question qu'il pose aux journalistes présents sera : "Est-ce que Un Drame Musical Instantané ça existe toujours ?" ! Thurston ira jusqu'à enregistrer un étonnant remix des 33 tours du Drame intitulé 7/11, toujours inédit [Thurston me propose de le sortir en 45 tours avec un duo sur l'autre face, et ce serait déjà fait sans le confinement]. Le Drame fut fondé en 1976, deux ans après Défense de, avec Francis Gorgé et moi-même, plus le trompettiste Bernard Vitet. Trent Reznor (Nine Inch Nails) et bien d'autres musiciens atypiques n'ignorent rien de la liste.
En 1984, le label United Dairies de Steve Stapleton éditera In Fractured Silence, une compilation où figurent des inédits du Drame (Tunnel sous la Manche / Under the Channel, 12'), d'Hélène Sage, Sema et NWW.
Quant à la liste, elle existe sous différentes formes, divers amateurs l'ayant étayée, illustrée (pochettes des disques) ou annotée (Défense de y est signalé comme une influence majeure de NWW). Encore aujourd'hui nombreux collectionneurs tentent de réunir l'ensemble de la liste magique.

mardi 18 mai 2021

Mansi, vidi, victus sum


Je suis resté, j'ai vu, j'ai été vaincu. Pas pu venir, je ne bouge pas tant que ça et pour cause. Vaincre, quelle drôle d'idée ! Donc, depuis ma dernière revue confiné et mes articles sur des œuvres particulières (rubrique Cinéma & DVD), j'ai regardé pas mal de films et de séries. Le soir, la projection me fait oublier les bruits du monde pendant quelques heures.
J'ai continué mon festival Agnieszka Holland avec le polar français Olivier, Olivier et un énième film sur l'Occupation allemande en Pologne, Amère récolte. Tous ses films sont intéressants. Je ne comprends toujours pas le besoin d'hémoglobine gore dans les films actuels comme Possessor de Brandon Cronenberg qui me fait fermer les yeux pendant plusieurs passages malgré un scénario prenant, dans le style de son père. Les évadés de Santiago (Pacto de Fuga) est un bon film d'évasion chilien de David Albala évoquant la période Pinochet évidemment. I Care a Lot est une comédie noire et cynique de J Blakeson plutôt amusante. Je me suis tellement ennuyé devant le multi-oscarisé Nomadland que je préfère éviter le sujet. Son succès ? Un mystère. Je vous raconte tout cela dans le désordre, ma mémoire étant en ce domaine aussi mal rangée que la chambre de ma fille quand elle était ado. J'ai laissé traîner The Courier, The Last Vermeer, French Exit qui se laissent regarder, avec un petit plus pour L'homme qui a vendu sa peau (The Man Who Sold His Skin) du Tunisien Kaouther Ben Hania. J'ai toujours trouvé drôles les films critiques qui se passent dans le milieu de l'art, comme The Square ou Velvet Buzzsaw par exemple, deux réussites.


Les séries ont évidemment avalé pas mal de mon temps de projection. Le problème du fantastique est qu'on peut raconter n'importe quoi, Shadow and Bone ne faisant pas exception, même si les images sont magnifiques et qu'on sent le désir de marcher sur les traces de Game of Thrones. La science-fiction et l'anticipation exigent plus d'imagination pour être cohérentes. La comédie noire et psychologique I Hate Suzie, qui s'appuie sur la publication d'une sex-tape d'une actrice en vogue renvoyée à elle-même, est intelligente, même si assez énervante. La série policière Bloodlands est du niveau auquel les Britanniques nous ont habitués, avec un cynisme qu'ils attribueraient probablement à l'humour noir, si une suite n'était pas annoncée. J'ai repris la troisième saison de Pose sur le monde transgenre new-yorkais de la fin des années 80, mais elle devient trop explicative et démonstrative, alors que j'en avais jusqu'ici adoré le voguing et l'aspect social.


La réussite récente est la série The Underground Railroad de Barry Jenkins qui avait déjà réalisé deux excellents longs métrages, Moonlight et Si Beale Street pouvait parler. Cette adaptation poétique du roman de Colson Whitehead, Prix Pulitzer 2017, tous deux Afro-américains, rappelle à quel point fut ignoble l'esclavage aux U.S.A., droit de vie et de mort, reproduction en Géorgie, stérilisation en Caroline du Sud, interdiction de résidence en Caroline du Nord, etc. au travers du chemin de fer clandestin, réseau aidant les esclaves fuyant vers la liberté au-delà de la ligne Mason-Dixon et jusqu’au Canada avec l'aide des abolitionnistes qui adhéraient à leur cause. Avec le passionnant Eliminate All The Brutes de Raoul Peck, on sent de plus en plus la nécessité de revenir sur ce traumatisme minoré, mais hélas fondateur, de l'histoire américaine. L'un et l'autre sont ce que j'ai vu de mieux ces derniers temps, documentaire fictionnalisé pour le premier, évocation métaphorique pour le second, avec un retour salutaire de l'Histoire.
Tout cela ne me remonte pas le moral, mais l'humanité semble ainsi faite, construite sur le crime, l'abjection, l'horreur et l'aveuglement. Heureusement, des femmes et des hommes de bonne volonté résistent à toute cette absurdité et parfois réussissent à nous faire rêver à un monde meilleur dont pour l'instant nous ne prenons pas le chemin.

lundi 17 mai 2021

Francis Gorgé orchestre Debussy sur son Mac


Nous étions trois. Tout nous différenciait à tel point que nous étions totalement complémentaires. Origines culturelles et religieuses, opinions politiques, et la musique. Oui, la musique ! Bernard Vitet venait du jazz, détestait le rock qu'il rapprochait de la musique militaire et portait aux nues Machaut, Bach et Webern. Francis Gorgé avait commencé avec les Who et King Crimson et s'était entiché de Berlioz, Ravel et Debussy. Quant à moi, je devais tout à Zappa et je défendais Ives et Varèse. En 1969 Francis et moi avions organisé le premier concert de rock au Lycée Claude Bernard avec Red Noise, Dagon et notre groupe Epimanondas. En rencontrant Bernard à l'été 76, nous avons fondé ensemble Un Drame Musical Instantané qui aura duré 32 ans, mais Francis l'avait quitté en 1992 pour se consacrer à l'informatique. Lorsque je cale sur mon Mac, c'est lui que j'appelle en premier !
En orchestrant Debussy, il réalise son rêve de réunir ses deux passions. Il a toujours été un fan de la musique française, des Impressionnistes surtout, mais aussi de Rameau, Couperin ou des opéras de la fin du XIXe siècle. André Caplet, Ernest Ansermet, Maurice Ravel, Charles Koechlin, Leopold Stokowski, Henri Büsser, Jean-François Paillard, Philippe Manoury, Peter Breiner, David Holmes, sans oublier Claude Debussy lui-même, ils sont nombreux à avoir orchestré celui qui se surnomma d'abord Claude de France en opposition à Wagner, puis Monsieur Croche lorsqu'il écrivait sur la musique des autres (tiens tiens !). Faute d'un orchestre symphonique avec suffisamment de répétitions et ne bénéficiant d'aucun entregent dans le monde élitaire de la musique classique, Francis a choisi d'orchestrer numériquement le Livre I des Préludes et la Suite Bergamasque. Il revendique d'avoir "sciemment délaissé le côté vaporeux et mystérieux qu’on associe trop souvent à la musique de Claude Debussy et privilégié sa verve et son acidité". La qualité des échantillonneurs lui a permis de relever le défi, mais il lui a fallu entrer dans les partitions et opter pour des partis pris qui forcément défriseront les vieilles perruques.
Francis fut un des premiers à acquérir un échantillonneur. Au début c'était une pédale d'effet Electro Harmonix, puis il passa à l'Emulator d'E-mu. Des années plus tard, l'informatique permet des nuances incroyables que les musiciens de films pratiquent couramment. Le résultat est parfois trop propre à mon goût, mais de nos jours c'est aussi le cas des enregistrements d'orchestre à force de vouloir tout maîtriser. Pour enregistrer un orchestre symphonique, je reste un fan du couple ORTF, deux micros cardioïdes avec un angle de 110° et un espacement de 17 centimètres entre les capsules, alors qu'on utilise maintenant un multipistes exponentiel. Il n'en demeure pas moins que les orchestrations de Francis nous transportent un siècle plus tôt, dans une modernité qui trouvera son aboutissement avec les Images pour orchestre. Peut-être aurait-il mieux fallu taire la fabrication synthétique de l'ensemble, l'aspect virtuose de l'exercice risquant d'occulter l'émotion. Francis aura su percer le mystère Debussy pour faire sonner son orchestre dans nos systèmes de reproduction qui ne sont pas moins virtuels, c'est épatant. Je n'ai en effet jamais réussi à surprendre aucun musicien en train de sortir de mes enceintes. Là, je me laisse simplement porter par les ondes.

→ Francis Gorgé, Orchestrations numériques : Claude Debussy•Préludes, CD FG

vendredi 14 mai 2021

Fictions avec Lionel Martin (2) le voilà pour de vrai !


Enregistré mardi, mixé le lendemain, livré aujourd'hui vendredi !
En plus, cet album de 88 minutes est gratuit, libre à vous de l'écouter ou d'en télécharger les 12 pièces magiques enregistrées en duo avec le saxophoniste lyonnais Lionel Martin. Il y a d'une part l'histoire, le documentaire, comment nous nous sommes retrouvés au Studio GRRR sans nous être jamais rencontrés auparavant, et d'autre part les Fictions inspirées par la lecture du recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges, autrement dit, la musique...

Mon blog est devenu un lien social important pour un compositeur professionnellement confiné à l'année, aussi la situation critique n'a pas changé grand chose si ce ne sont les sollicitations extérieures qui se sont raréfiées. De nombreux musiciens et musiciennes m'écrivent pour que nous nous rencontrions, en particulier les plus jeunes dont j'ai chroniqué les travaux dans cette colonne. Et puis on passe voir le dinosaure comme on lisait les histoires de l'Oncle Paul. Jouer ensemble est un mode de conversation privilégié qui permet d'entrer dans l'intimité de chacune et chacun, pudiquement, contrairement à certains de mes billets extimes. Passer une journée conviviale à improviser, sans les pressions financières ou de notoriété que la profession a installées malgré nous, faisant fi des frontières de styles, de générations ou de chapelles, offre de retrouver les raisons profondes de notre engagement, remontant loin dans l'enfance, dans l'enfance de l'art. De mon côté j'aime aussi solliciter les créateurs et créatrices qui m'impressionnent. Jeune homme, je montais au charbon et j'eus la chance de rencontrer mes héros d'alors, Frank Zappa, Sun Ra, George Harrison, John Cage, Robert Wyatt, Michel Portal et bien d'autres que j'interrogeais avec des étoiles dans les yeux. On est toujours bien reçu lorsqu'on pose les bonnes questions. J'ai quatre autres albums programmés d'ici le 22 juin !

J'avais donc chroniqué les duos de Lionel Martin et Mario Stantchev autour du précurseur du ragtime et du jazz, Louis Moreau Gottschalk, le disque des Tenors Madness ou ses récents solos in situ et j'avais été surpris que cet étonnant saxophoniste ne soit pas plus connu de ses congénères. Peut-être était-ce le fruit trop mûr de la ségrégation parisienne ? De plus, Lionel Martin avait monté son propre label de disques, Ouch !, onomatopée piquante rappelant mon mordant GRRR. Intérêt mutuel pour la bande dessinée et les images en général. S'il fait partie des fans du vinyle et de ses grandes pochettes offrant aux graphistes plus de liberté, tel son dernier illustré magnifiquement par Robert Combas, il sait s'adapter à toutes les situations, comme celle qui nous réunit ici, lui et moi, mais vous aussi.


Montant de Lyon à Paris, il apporta quelques spécialités culinaires de sa région, accompagné par le photographe Christophe Charpenel qui le suit partout en vue de son prochain album. La veille, après le dîner, comme je leur faisais visiter la maison et le studio, et que je demandai à Lionel s'il avait un choix thématique pour nos improvisations, que je préfère toujours appeler compositions instantanées, il sortit son livre de chevet actuel, le livre de Borges dont la lecture lui avait été suggérée par celle de la bande dessinée Perramus d'Alberto Breccia et Juan Sasturain. J'allais aussitôt chercher mon exemplaire dans la bibliothèque où sont rangés les romans. De mon côté je dois à Jean-André Fieschi la découverte en 1975 de cet auteur majeur qui influença tant d'artistes bien au delà du cercle littéraire, même si ma préférence argentine va à L'invention de Morel de son ami Adolfo Bioy Casares. Ils écrivirent d'ailleurs ensemble Six problèmes pour Don Isidro Parodi en 1942 (deux ans avant Fictions), Chroniques de Bustos Domecq en 1967, et Nouveaux contes de Bustos Domecq en 1977.


Comme chaque fois, c'est à la réécoute que je découvre ce que nous avons enregistré. Lors de l'enregistrement j'agis en somnambule, même si je dois assurer la technique de la séance. Et comme chaque fois, la rencontre me fait faire des choses que je n'ai jamais faites. Il faut souligner que là aussi je me fais de nouveaux amis tant la complicité se révèle fructueuse. Lionel avait choisi de se concentrer sur le ténor, un Keilwerth. Il apportera probablement soprano et baryton la prochaine fois, puisque nous avons prévu de vivre de nouvelles agapes avec le percussionniste Benjamin Flament. Ma proximité avec Sidney Bechet (j'avais cinq ans) l'a marqué durablement au point de glisser quelques notes de Petite Fleur dans l'une des pièces ! Je suis surpris du calme olympien de cet ancien punk qui tisse et trame nos fictions en rêveur éveillé. De mon côté, je joue évidemment des claviers, mais il y a tout de même un morceau où je n'utilise que mes deux synthés russes plutôt noisy, un autre où j'associe mes deux Tenori-on, ailleurs le générateur d'impulsions pour guimbarde, et tout un tas d'instruments acoustiques plus ou moins transformés par l'électronique.


Les phrases tirées au hasard dans Fictions ont poussé la musique vers ce réalisme magique, poésie du fantastique propre à l'écrivain argentin. Pour la petite histoire j'ai choisi les phrases des index impairs et Lionel les pairs. Pour la pochette j'ai retrouvé une photographie de ce que sont les nuages éclairés par la lune qui me semble bien coller à la suite de nos frasques : Nul ne le vit débarquer dans la nuit unanime, Le jardin aux sentiers qui bifurquent, La loterie est une part essentielle du réel, Nos coutumes sont saturées de hasard, Une autre inquiétude se répandait dans les bas quartiers, Dormir c’est se distraire du monde, Le dialogue ambigü de quelques inconnus sur un quai, Ut nihil non iisdem verbis redderetur auditum, La visuelle et la tactile, À l’espoir éperdu succéda comme il est naturel une dépression excessive, Le nord magnétique, soit 88 minutes qui se terminent par un court Prologue.

→ Jean-Jacques Birgé & Lionel Martin, Fictions, GRRR 3105, en écoute et téléchargement gratuits
P.S.: Fictions est sorti en vinyle sur Ouch! Records

Photos © Christophe Charpenel

jeudi 13 mai 2021

Improvisateurs norvégiens et chanteurs tziganes


C'est fou comme le temps passe vite. J'avais découvert la violoniste et chanteuse tchèque Iva Bittová improvisant avec Fred Frith en 1990 dans le film Step The Border. Elle a aujourd'hui le double de son âge d'alors. Aussi que dire de ces chansons traditionnelles Rom qu'elle a adaptées avec le compositeur et organiste norvégien Nils Henrik Asheim ? C'est fou comme le temps est flou lorsqu'il avance sur des ailes de colombe. En 2016 ils ont rassemblé des musiciens slovaques et des membres de l'orchestre contemporain norvégien Kitchen Orchestra pour travailler sur les chansons collectées par la chercheuse Jana Belišová parmi la communauté Rom slovaque. Il s'agit de ségrégation sociale et d'inacceptable pauvreté, d'amour et de jalousie, tragédies humaines que l'on retrouve partout sur la planète où sévit toujours la haine envers les minorités ethniques.
Sur ma platine cet enregistrement Live at Tou a détrôné l'album Meridiana du CGS, le Canzoniere Grecanico Salentino, plus ancien groupe de musique traditionnelle des Pouilles dédié à la danse de la Pizzica, la tarantelle du Salento, qui mêle chants traditionnels et instrumentation électrique pour un résultat assez pop me rappelant parfois Chinese Man ! Cet Angrusori, anciennement Phuterdo Øre, composé d'improvisateurs norvégiens et de chanteurs tziganes, évoque l'exil et les persécutions de ce peuple itinérant avec des danses folles, des polyphonies vocales et des rythmes entraînants. Ces rencontres laissent planer quelque espoir à une époque où la gestion de la crise dite sanitaire risque d'interdire le passage des frontières aux peuples nomades et aux migrants climatiques ou politiques.

→ Angrusori, Live at Tou, CD / LP Hudson Records (en numérique sur Bandcamp)
→ Canzoniere Grecanico Salentino, Meridiana, CD Ponderosa Music Records (sortie le 11 juin 2021)

mercredi 12 mai 2021

Fictions avec Lionel Martin (1)


Hier matin, Lionel Martin a proposé que nous tirions au hasard des phrases de Fictions de Jorge Luis Borgès comme thèmes de nos compositions instantanées. Je n'ai pas relu ce merveilleux recueil de nouvelles depuis 1975 alors que c'est le livre de chevet actuel du saxophoniste lyonnais. Et nous nous sommes lancés à l'assaut de ces phrases mystérieuses, lui au ténor, moi comme d'habitude en homme-orchestre. La musique c'est bien, c'est encore mieux lorsqu'elle s'accompagne de convivialité, d'amitié et de gastronomie. Le soir précédent, nous avons ainsi dégusté andouillettes et gratons remontés par Lionel, accompagnés d'une purée patate-céleri rave-réglisse-sirop d'érable que j'avais préparée et d'un Saint-Joseph dû aux bons soins de Christophe Charpenel qui nous a photographiés sous toutes les coutures...


Lionel utilise deux boucleurs et quelques pédales d'effets, son saxophone étant sonorisé par une cellule. Moins sobre, j'ai utilisé, en plus de mes claviers, mes deux synthétiseurs russes en même temps, la Lyra-8 et The Pipe, jumelé deux Tenori-on, transformé le son de la shahi-baaja avec l'H9 d'Eventide, et soufflé, gratté, frotté, frappé toutes sortes d'instruments acoustiques. N'utilisant pour une fois aucun micro sensible, nous avons pu jouer sans casque, baignant dans le son grâce aux deux paires d'enceintes qui nous encerclent. Les Fictions de Borgès nous ont évidemment fortement inspirés et j'ai hâte maintenant de passer au mixage des deux heures récoltées.
Je dois pourtant attendre quelques jours, car j'entame aujourd'hui la composition musicale d'une nouvelle web-série, cette fois sur les impacts environnementaux du numérique ! C'est encore une partie de plaisir, car je travaille avec la même équipe géniale qu'il y a un an. À suivre, pour l'une comme pour l'autre.

mardi 11 mai 2021

Pieds joints


J'ignorais le vertige
Lorsqu'arriva l'enfant.
La terreur me fige...
Un jeune adolescent
Me rendra le courage
De rentrer à la nage
Pour jouer sur tous les temps
Comme si j'avais dix ans.

Mesures.
Lake Powell, an 2000. Le saut fait dix mètres. Si j'avais eu 15 ans, j'aurais plongé sans trop hésiter. Une fille de cet âge-là saute dans le vide. Un gamin de 11 ans, ni une ni deux, hop là ! Je me renseigne. On me répond qu'il faut surtout garder les bras bien serrés le long du corps. J'attends 20 minutes. Les mômes passent et repassent. Elsa commence à avoir faim. J'ai peur. Ce n'est que de l'appréhension. Je me jette à l'eau, ramassant mes bras avant de toucher la surface. 300 mètres de profondeur. Aucun risque. Je me détends lorsque mes pieds s'enfoncent. Les abysses me rassurent. Je veux recommencer pour être certain de n'avoir pas rêvé. Avec le temps, on ne sait plus ce que l'on sait encore faire. Le savoir s'accumule en désordre. Je sauterai une 3ème fois pour ouvrir les yeux que j'ai gardés fermés. Mais rien n'y fait. La peur me renvoie à ma nuit intérieure, aux rêves de saut, lorsque je croyais savoir voler.

Article du 17 juillet 2008

lundi 10 mai 2021

La Cabane Perchée de Csaba Palotaï et Steve Argüelles


J'ai ouï-dire que l'album Cabane perchée abrite une musique à trémas, trémas déjà sur voyelles, sur le i du guitariste hongrois Csaba Palotaï, sur le u du percussionniste anglo-catalan Steve Argüelles, deux émigrés à Paris depuis pas mal d'années. Mais ici le tréma fédère au lieu de séparer ce qui est à entendre. De manière contiguë, les deux virtuoses ont croisé deux aïeuls qu'ils ont fait coïncider, le Hongrois Béla Bartók dont Palotaï a transcrit pour guitare acoustique les Mikrokosmos, et le New Yorkais Moondog dont Argüelles a imité les timbres archaïques. Naïvement le maërl a pris sans ambiguïté, le canoë glissant sur la moëre pour rejoindre la cabane perchée. Palotaï harponne au foëne et sculpte héroïquement à la boësse et à la bisaiguë la faïence pianistique de Bartók tandis que Argüelles, stoïque, pique à la baïonnette les rythmes du Viking de la 6e avenue. Chassant Azraël du temple, il frappe des guitares préparées de pointes aiguës. J'ai même cru entendre des claquettes de danseur irlandais au détour d'une piécette. Rien de voltaïque, tout est acoustique. L'un et l'autre évitent pagaïe et capharnaüm avec l'évidence des laïcs païens. Si votre écoute est trop exiguë, il vous reste la ciguë, car il y a vraiment de quoi s'amuïr devant cet astéroïde enregistré à Budapest en août dernier.


→ Csaba Palotaï et Steve Argüelles, Cabane Perchée, CD Label BMC Records, distribution Socadisc

dimanche 9 mai 2021

Joel Chadabe, la musique électronique en deuil


Ma rubrique nécrologique s'éteindra en tout cas avec moi. Je ne suis pas pressé, mais la perspective est biologiquement inéluctable. Cette fois j'apprends la disparition, le 2 mai, de Joel Chadabe que m'avait présenté Pierre Lavoie. Avec Francis Gorgé nous avions adoré son logiciel de composition aléatoire M (passé à Cycling ’74, lui-même semble-t-il intégré à Max) qu'il avait inventé avec David Zicarelli. Ce genre d'outil, simple à utiliser et plein de ressources, disparaît souvent au profit d'usines à gaz. Francis me rappelle que l'introduction à Jeune fille qui tombe... tombe d'Un drame musical instantané, publié en CD sur le label in situ, fut composé avec M... Joel avait fondé à New York l'Electronic Music Foundation (EMF) qui un temps distribua les disques GRRR sur la côte est des États Unis. Il composait et enseignait la musique électronique à NYU. Spécialiste du Kyma, il avait aussi acheté le premier Synclavier. C'était un homme charmant et généreux.
Article détaillé sur CDM.

samedi 8 mai 2021

Jouets, leur partition


Les sales gamins dont je fais partie sont dans le Libération de ce long week-end qui a commencé hier vendredi.


Me référant à mes propos, je dirais que c'est plus un sentiment d'usurpation que de culpabilité qui habite en général les autodidactes.
Merci à Eric Delhaye pour Mélodies au rayon jouets, cet article ludique qui rappelle que les musiciens continuent à "jouer" toute leur vie.
😉 🥳 🤪 🙃 🤓 😇 😁...

vendredi 7 mai 2021

Eric Mingus, le poids du diable


S'il a le poids du diable, Eric Mingus est un éléphant dans un magasin de porcelaine avec des manières de chat. Le vinyle lui-même est rouge sang comme celui qui coule dans ses veines. Mingus n'est pas un pseudo, c'est le nom de son père, mon compositeur de jazz préféré, qui lui a donné le prénom d'un autre de mes héros. De sa voix de basse, sulfureuse, diabolique, le fils rend hommage aux chanteurs qui l'ont inspiré. J'ignore quel bluesman ou preacher il a rencontrés, mais, selon les chansons, je sens la présence de Jimi Hendrix, Screamin' Jay Hawkins, Marvin Gaye, Otis Redding, Captain Beefheart et d'autres anges du bizarre. Aucun des morceaux, dont il signe paroles et musique en jouant de tous les instruments, ne se ressemble. Les effets électroniques enracinent le drame dans sa brûlante actualité, mises en scène vocales renforçant les intrigues.


La pochette jaune d'où sort le Jack in the Box est de Nicolas Moog (le dessinateur du magnifique Underground) secondé par Florent Decornet, tandis que Lionel Martin et Raphaël Benoit coordonnaient le projet. C'est un disque magique. À chaque nouvelle écoute il révèle des beautés cachées.

→ Eric Mingus, The Devil's Weight, Ouch ! records, LP 24€ / CD 16€, sortie le 21 mai 2021

jeudi 6 mai 2021

Qu'est devenu Martin Arnold ?


On se souvient peut-être des magnifiques détournements de films hollywoodiens que Martin Arnold réalisait à la fin du siècle dernier. Je reproduis mon article de 2009 pour mémoire en bas de celui-ci, ce qui vous permettra d'apprécier trois de ses œuvres les plus célèbres et particulièrement brillantes. Or, dès l'année suivante, Martin Arnold s'attaquait aux Mickey animés qu'il déconstruit en boucles tout aussi bégayantes, mais en maniant la gomme comme ses prédécesseurs le pinceau, avec toujours le principe qu'une histoire peut en cacher une autre. Sur son site, on pourra ainsi découvrir nombreux films courts : Shadow Cuts, Soft Palate, Self Control, Haunted House, Tooth Eruption, Whistle Stop, Black Holes, Elsewhere, ainsi que Full Reheasal qui inaugure peut-être une nouvelle direction. Dans l'obscurité d'un noir profond, Martin Arnold révèle ainsi le rire, le ronflement, la douleur, la peur, la raillerie, le désespoir, le suicide, l'euphorie, qui se succèdent en épures ironiques.

Et tout en bas, j'ai ajouté un extrait de Deanimated: The Invisible Ghost (2002), qui fait le pont entre sa première période et sa seconde. Grâce aux effets numériques, Martin Arnold efface progressivment les personnages du film d'épouvante The Invisible Ghost (1941) pour ne conserver que les décors et les mouvements de caméra.

L'ATTAQUE DE MARTIN ARNOLD
Article du 19 mai 2009


Ayant accompagné Françoise au Point Éphémère pour la signature de ses deux premiers DVD au Salon des éditeurs indépendants, j'ai fait quelques trouvailles dont les œuvres cinématographiques quasi complètes de Martin Arnold, un cinéaste autrichien qui rappelle étonnamment le Steve Reich des débuts lorsque le compositeur répétitif américain travaillait sur du "found footage" pour It's Gonna Rain ou Come Out. Ici rien de systématique, mais une science du cut-up microscopique et du bégaiement sémiologique à couper le souffle. Martin Arnold fait des boucles avec des films trouvés. Les photogrammes lui dictent des effets que son imagination cultive comme dans une champignonnière. Ondulations, glissements, flashbacks, renversements, kaléidoscopes, pas de deux diabolique dont on ne voudrait manquer aucun instant pour un en pire, parsèment Pièce touchée (1989), manège diabolique où le spectateur est pris d'un vertige hypnotique qui se développera de manière encore plus perverse dans les films suivants.


Pour Passage à l'acte (1993, ces deux premiers titres sont en français), l'artiste autrichien intègre le son à la boucle pour tailler un short (les films font chacun environ un quart d'heure) à la famille américaine et aux mâles dominants en pleine crise d'autorité. Si la scène devient cocasse, elle n'en demeure pas moins fascinante, hypnotique. Les effets stroboscopiques du "flicker film", ralentissant l'action, génèrent une analyse cruelle du principe cinématographique. The Cineseizure, titre du DVD édité à Vienne par Index en partenariat avec Re:Voir, pourrait d'ailleurs se traduire "Ciné-attaque" comme dans une apoplexie.


Le troisième film de la trilogie (la suite des œuvres d'Arnold est constituée essentiellement d'installations), Alone. Life Wastes Andy Hardy (1998) détourne une comédie musicale avec une virulence inattendue. Mickey Rooney, mais plus encore Judy Garland sont torturés par le hachoir du cinéaste transformant en drame œdipien l'original par des tremblements où le mouvement des lèvres et le frémissement de la peau révèlent la sexualité refoulée des films de l'époque. Martin Arnold fait partie, comme Mark Rappoport, de ces entomologistes du cinéma qui en révèlent les beautés cachées, inconscientes et convulsives, sans ne jamais sortir du cadre.
Comme toujours, les films sont à voir sur grand écran pour que la magie fonctionne à plein. Le DVD offre en prime quelques "pubs" pas piquées des hannetons, de l'humoristique Jesus Walking On Screen à la douche de Vertigo pour la Viennale. Terriblement drôle et monstrueusement juste.

DE L'AUTRE CÔTÉ DU PONT
Post scriptum de mai 2021


L'installation Deanimated: The Invisible Ghost, dont la durée totale est de 60 minutes, est plus fantômatique que le film original. Bela Lugosi, Polly Ann Young et John McGuire ne laissent plus passer que leurs ombres, un peu de poussière, les balles qui explosent... La narration devenue incohérente interroge notre incarnation et notre disparition.

mercredi 5 mai 2021

La Loire comme un loir


Je m'endors quelques jours. Le vague à l'âme s'estompe. Non, pas japonaise. Comme une gaufrette.

Noise métal, loupe et freeture


J'ai beau avoir enregistré On tourne en 1981 avec Un drame musical instantané, je n'aurais pas cru pouvoir entrer dans le Murmur Metal | Maelström de David Bausseron avec autant de facilité. La traversée de son drone métallique est passée comme une lettre à la poste. Évidemment l'époque a changé, le courrier va moins vite et l'on n'est jamais certain qu'il arrive à bon port. Celui de Bausseron aura mis dix ans à nous parvenir, c'est écrit. Plaque, feuillards, lamelles, cage, portique, couvercle, tiges, socle de lampe halogène, paille de fer, boîte enfer blanc, scie à bois ne suffisaient pas. L'actionniste sonore a ajouté de la guitare électrique et de l'électronique. Il faudrait voir à quoi ressemblent ses performances de cascadeur. Là on a juste le son. Le chaos tourne à la méditation. Comme les drones obsessionnels de La Monte Young et Marian Zaeela, entendus à la Fondation Maeght un demi-siècle plus tôt, qui finissaient par pénétrer nos artères et y circuler de manière confondante...

Avec Bernard Vitet et Francis Gorgé nous avions une autre conception de la noise, plutôt varésienne. Nous étions allés enregistrer une ambiance dans une usine de métallurgie où travaillait le beau-frère de Francis avec l'idée de l'utiliser plus tard avec nos instruments. Je portais mes petits micros Electret accrochés derrière les oreilles, un système binaural avant la lettre. Nous étions bien timbrés. En réécoutant ce capharnaüm à la maison, le studio GRRR d'alors, nous nous sommes dits qu'il n'y avait besoin de rien d'autre, tout était joué. Mais surpris par notre ready made vernaculaire, nous avons tout de même ajouté un accord de guitare et un coup de gong, histoire de signer la composition involontaire. On tourne ouvrait l'album À travail égal salaire égal, précédant Crimes parfaits où Bernard jouait un ouvrier sur la chaîne deux fois renversée. Nous étions toujours à cheval entre la sensation et le sens, sans ne jamais privilégier l'un ou l'autre. Quarante ans après, le vinyle est toujours disponible chez GRRR, et Klang Galerie l'a réédité en CD il y trois ans.

David Bausseron a enregistré ses prises à la Gare d'Eau à Lille et au sous-sol de la Compagnie de l'Oiseau Mouche à Roubaix. Dans la rue ou sur scène, il mouille sa chemise lorsqu'il se jette sur son instrumentarium de récupération en partie amplifié. Quand on le sait, le disque fait rêver. C'est grave... Même pas peur !

Drone aussi avec VRTN & VBRTN de Peter Orins. Cette fois c'est l'histoire de la grenouille qui se voulait plus grosse que le bœuf, sauf que là encore ça marche. Pour VRTN, Orins utilise sa batterie comme résonateur de divers objets, bois, métal, verre, et il traite les sons microscopiques avec le logiciel Pure Data pour qu'ils se chargent en énormes harmoniques. L'imprévisible se laisse dompter par les mouvements de l'homme et la machine. Dans VNRTN, le batteur glisse trois baguettes de bois entre cymbales et toms basses pour allonger les sons, comme la harpe d'un piano géant, comme si on regardait son cœur à la loupe. Ça ne loupe pas, ça pénètre, ça s'installe, ça fait vibrer, c'est bon, c'est bon aussi quand ça s'arrête.

Ouvre-glace, le troisième CD de la fournée d'avril du label Circum-Disc s'explose aux accidents de parcours. En découvrant deux pianos dans la salle de concert de la Malterie à Lille, le trio Toc (Ternoy-Orins-Cruz) et le trio Abdou/Dang/Orins joignent leurs forces pour faire freer un quintet acoustique confiné. Sakina Abdou au saxophone et à la flûte à bec, Ivann Cruz à la guitare, Barbara Dang et Jérémie Ternoy aux pianos et Peter Orins à la batterie improvisent leur rencontre salutaire en période sanitaire. Je suis toujours surpris du consensus lorsqu'aucun musicien/ne ne désire ou n'ose perturber le charmant désordre du groupe. Sans élément exogène, la dialectique s'interdit de séjour. C'est une constante chez nombreux improvisateurs, trop polis pour être sonnettes. Ça grince, ça grimpe, et l'on se laisse porter par le flux, minimaliste même dans ses excès.

→ Murmur Metal, Maelström
→ Peter Orins, VRTN & VBRTN
→ Adoct, Ouvre-glace
Les trois CD sur le label Circum-Disc, et en mp3 ou FLAC sur diverses plateformes, dist. Les Allumés du Jazz / Atypeek / Circum-disc

mardi 4 mai 2021

Une chambre en ville


En visite à Nantes, comment ne pas penser à Lola, Une chambre en ville et à Jacquot ? La dernière fois que j'ai traversé le Passage Pommeraye, je jouais au Pannonica avec Antonin-Tri Hoang et Vincent Segal, bientôt neuf ans. J'ai toujours été plus Maxence que Lola, ma chambre n'est pas en ville, mais elle donne sur un jardin suspendu au dessus de la Loire. Je suis toujours aussi ému par la scène d'intro du film de Jacques Demy de 1982 (je n'ai pas trouvé l'extrait avec «Police, milice, flicaille, racaille !...» et le magnifique passage du noir et blanc à la couleur). Plus je le regarde, plus j'aime la musique de Michel Colombier et ce film est même devenu mon préféré de Demy...



Article du 9 juillet 2008

[Depuis cet article], l'édition dvd de l'intégrale Jacques Demy sur laquelle travaillait amoureusement la famille Varda-Demy rue Daguerre [est sortie]. Offrez-vous le double cd d'Une chambre en ville que Michel Colombier mit en musique. Si Les parapluies de Cherbourg, Les demoiselles de Rochefort et Peau d'âne sont adulés par tous les admirateurs de Demy et de "comédies" musicales, Une chambre en ville rencontra un succès critique, mais fut un échec populaire incompréhensible. Télérama s'en émut [et bien d'autres depuis], mais rien n'y fit. Certaines sorties tombent à un mauvais moment, d'autres profitent à un film surestimé. Les succès d'Amélie Poulain ou des Chtis correspondent à une époque de grisaille où le public avait besoin de se changer les idées et d'oublier les tracas de la vie.


Le film de Demy est le plus explicitement politique de son œuvre. Le disque met en valeur ses dialogues comme toujours exceptionnels. Si la musique de Michel Colombier ne possède pas la richesse mélodique de Michel Legrand (par ailleurs plus aussi en verve pour Trois places pour le 26 ni sur le catastrophique Parking, mais quelle idée aussi de laisser chanter Francis Huster !), elle fonctionne dramatiquement à travers la suite de ses récitatifs. Au début du film, la charge des CRS contre les ouvriers des chantiers navals nantais est un morceau d'anthologie.
Dominique Sanda nue sous son manteau de fourrure, la violence de Michel Piccoli en marchand de télés impuissant au collier de barbe rouquin, la prestation extraordinaire de Danielle Darrieux en aristocrate déchue veuve de colonel, les ouvriers métallurgistes joués par Richard Berry et Jean-François Stévenin illuminent ce joyau méconnu ou mésestimé. Les images de Jean Penzer, les décors de Bernard Evein, les costumes de Rosalie Varda participent à la magie de l'œuvre. Le générique des voix est comme souvent absent du livret : Danielle Darrieux qui se double toujours elle-même dans les passages chantés (Mme Langlois), Fabienne Guyon (Violette), Florence Davis (Edith), Liliane Davis (Mme Pelletier), Marie-France Roussel (Mme Sforza), Jacques Revaux (François), Jean-Louis Rolland (Ménager), Georges Blaness (Edmond), Aldo Franck (Dambiel), Michel Colombier (arroseur), Jacques Demy (un ouvrier)...
L'INA permet de découvrir quelques extraits, des moments du tournage, l'enregistrement de la musique, grâce à un reportage passionnant de Gérard Follin et Dominique Rabourdin [qu'en reste-t-il aujourd'hui ?] et à un court sujet de ''Cinéma Cinémas".


En me rendant sur le site de Michel Colombier, j'apprends que le compositeur s'éprit très jeune de jazz et d'improvisation. Si on le connaît pour avoir cosigné la musique de la Messe pour le temps présent avec Pierre Henry pour les ballets de Maurice Béjart, il écrivit énormément avec Serge Gainsbourg et collabora avec Charles Aznavour, Jean-Luc Ponty, Catherine Deneuve, Jeanne Moreau, Stéphane Grappelli. Il fut le directeur musical de Petula Clark (Wings est considéré comme la première symphonie pop) et travailla avec des artistes aussi variés que les Beach Boys, Supertramp, Quincy Jones, Roberta Flack, Barbra Streisand, Herbie Hancock, Earth Wind and Fire, Joni Mitchell, Jaco Pastorius, David Sanborn, Branford Marsalis, Bobby McFerrin, Prince, AIR, Mirwais, Madonna et le Quatuor Kronos.
Attention, ce double cd, commandé sur Screenarchives, est un tirage limité à 1200 copies édité par Kritzerland.

lundi 3 mai 2021

La boîte noire de Fur


La Boîte noire de Fur s'ouvre sur des pièces à la fois variées et unifiées. Commençons par déplier le packaging, un, deux, trois volets, et puis encore, pour révéler une sérigraphie de Pauline Greck Chassain, variation agrandie des nuages de la pochette. Y est glissée une pochette noire où est dissimulé le disque argenté. La musique est calme, posée, inventive, délicate. La guitare de Benjamin Sauzereau lui confère un effet orchestral. Les clarinettes de Hélène Duret (découverte récemment dans le trio Suzanne) la ramène à la chambre, jouant habilement sur les timbres qu'elle fond dans les cordes. La batterie de Maxime Rouayroux les projette dehors, sortie de boîte où le trio réfléchit la scène actuelle, confinée, mais toujours créative, ici bruxelloise. Le disque est court. On peut rouvrir la boîte plusieurs fois de suite sans se lasser.



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dimanche 2 mai 2021

Hermine Karagheuz était Speedy Panik


Nous avions joué plusieurs mois Sale Quart d'heure pour Cool Sweety et Speedy Panik au Théâtre des Amandiers dans le 20e arrondissement, ce n'est pas forcément mémorable, mais nous étions jeunes et expérimentaux. Annick Mevel et Hermine Karagheuz en étaient les autrices et comédiennes, Francis Gorgé et moi les compositeurs et musiciens. On s'est bien amusés en 1976, l'année de Duelle (photo là-haut) et de la fondation d'Un Drame Musical Instantané. Les filles étaient marrantes, elles ramenaient du beau monde (c'est là que j'ai rencontré Tazartès, les autres je préfère oublier, des maos devenus de célèbres crapules), même si la salle était presque vide. Hermine est connue pour avoir partager la vie de Roger Blin, un grand, et pour avoir fait profiter Rivette et Chéreau de sa fraîcheur qui ne l'a jamais quittée. Je l'avais perdue de vue, mais je n'ai rien oublié. Elle est partie rejoindre Annick, Blin, Tazartès, Chéreau, Rivette et tant d'Arméniens orphelins...