70 Cinéma & DVD - octobre 2007 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 17 octobre 2007

Schönberg par Huillet et Straub


Les films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub se prêtent bien à l'édition DVD. L’intimité sied bien au couple, tant ils paraissent toujours s’adresser à chacun individuellement, à l’endroit même où les questions prennent forment. Personnalités absolument complémentaires, Danièle disparue l’an passé, comment Jean-Marie continuera-t-il son chemin ? Lorsque j’étais jeune homme, j’appréciais leur gouaille à l’accent parigot et leur engagement. Leurs colères étaient à l’image de leur travail, ni dramatiques ni épiques, mais simplement rigoureuses, comme venues d’une longue tradition de résistance.
Les Éditions Montparnasse proposent le premier volume d’une intégrale qui paraîtra à raison de deux coffrets par an. À côté de leurs deux premières œuvres, Machorka-Muff et Non réconciliés (Nicht Versöhnt), voici une magnifique manière de découvrir Arnold Schönberg avec les trois films que Huillet et Straub consacrèrent au compositeur dodécaphoniste viennois. Machorka-Muff est "l’histoire d’un viol (viol d’un pays auquel on a réimposé une armée, alors qu’il était heureux d’en être débarrassé)." Non réconciliés est celle "d’une frustration (frustration - de la violence) – d’un peuple qui a raté sa révolution de 1849, et qui ne s’est pas libéré lui-même du fascisme".

Pour présenter Schönberg, Jean-Marie Straub scande "Danger menaçant, peur, catastrophe". Ce sont les seules notes que le compositeur a laissées pour sa Musique d'accompagnement pour une scène de film. Dans leur Introduction, les cinéastes filment un homme lire une lettre de Schönberg de 1929 à son ami Kandinsky pour s'insurger contre ses positions antisémites et contre le tournant terrible que va prendre l'histoire. Suivent un discours de Brecht de 1935 contre le fascisme, la photo des Communards dans leurs cercueils, un bombardier, un article sur Auschwitz. Pas de film. Juste la musique.
L'orchestre s'accorde d'abord, c'est le seul moment réussi dans un concert classique même lorsque le reste est raté ! Filmé à la Dreyer, D'aujourd'hui à demain est un opéra bouffe où le compositeur cherche à montrer "que ce qui n'est que moderne et à la mode ne vit que d'aujourd'hui à demain." Une femme récupère son mari en suscitant sa jalousie. Sous couvert d’une scène de ménage, Schönberg fait une critique sévère du monde de 1929, l’année de la lettre… Si Danièle Huillet est reconnue comme l'alter ego de Jean-Marie Straub, l'auteur du livret, sous le pseudonyme de Max Blonda, n'est autre que Gertrude Kolisch, seconde femme de Schönberg. Gertrude est le titre du dernier film de Dreyer. Les chefs d'œuvre se croisent, et parfois se rencontrent.
Le plat de Résistance est l’opéra Moïse et Aaron, combat essentiel de l’idée contre l’image, opposant le geste et la parole. Depuis trente ans, la photo des deux barbus trône au milieu des rares bibelots de ma bibliothèque. Si Wozzeck de Berg et Pelléas et Mélisande de Debussy m’ont fait comprendre et apprécier l’opéra, celui de Schönberg est le seul qui m’ait autant fait réfléchir. Les deux actes (le troisième est inachevé) reposent sur une seule série de douze sons et ses variations. L’orchestre dirigé par Michael Gielen est enregistré, mais les chanteurs sont en direct dans les lieux mêmes de l’action. Chef d’œuvre du cinéma, chef d’œuvre de la musique du XXème siècle, Moïse et Aaron est un des rares exemples où le film n’est pas une valeur ajoutée, mais l’analyse critique d’un processus, tant dans l’exposé de son argument que dans la musique.

jeudi 11 octobre 2007

Heroes, l'impossible c'est le réel


"Comment peux-tu acheter des trucs pareils ? Toutes mes copines regardent ça ! Cela m'étonne de toi ?" Euh, ben, justement, il faut souvent mieux aller voir par soi-même pour savoir de quoi ça retourne. J'ai bien regardé dix minutes de Loft, un Journal de 20 heures chaque année (pas en entier, j'ai craqué avant la fin), quelques spots de pub tous les trois ans, j'ai même lu une rumeur sur la femme de Napoléon IV jusqu'au bout... Alors ! Les grosses machines qui font de l'audience ne sont évidemment pas toutes du produit formaté et le cinéma d'art et d'essai recèle plus d'une boursoufflure prétentieuse. Il fut un temps où le cinéma populaire et le cinéma d'auteur n'étaient pas parqués chacun dans son pré, mais fusionnaient allègrement pour le bonheur de tous. Les découvertes sont passionnantes tant que la critique peut s'exercer, elles sont même recommandées.
Les vingt trois épisodes de la saison 1 de Heroes (site français), d'une durée totale de plus de quinze heures, constituent un des meilleurs films de science-fiction qu'il m'ait été donné de voir, probablement parce qu'il ne se cantonne pas au genre, mais croise références psychanalytiques, mise en garde politique et rêves de paranormalité de l'adolescence. La qualité exceptionnelle du scénario évoluant au fil des chapitres nous plonge dans un monde où l'impossible est le réel. Notre actualité brutale et ignominieuse montre que plus le mensonge est gros, mieux ça passe dans l'opinion : la vérité est intolérable ! En faisant attention de ne rien dévoiler du scénario, je suggérerai seulement que la multiplication des personnages est intrinsèque, qu'aucun d'eux n'est entièrement ni bon ni mauvais, que les liens filiaux sont le nerf de la guerre et que la génétique expliquerait bien des choses. Les effets spéciaux n'étouffent en rien le propos et la bande dessinée y gagne de belles lettres de noblesse. Heroes, feuilleton stupéfiant et addictif, propose suffisamment de niveaux de lecture pour plaire à des spectateurs très variés, même si le message est clair : sauvez le monde ! Avec en bémol des références explicites au complot qui perd chaque jour son statut de théorie, comme l'exprimaient déjà les scénaristes de la cinquième saison de 24 heures chrono. Méfiez-vous des puissants qui prétendent sauver le monde ! Ils le détraquent souvent pour prétendre venir à son secours ensuite... Vieille tactique...

Notes :
La musique est signée par Wendy Melvoin et Lisa Coleman, les Wendy et Lisa qui accompagnaient Prince, et Linderman est joué par Malcolm McDowell qui tenait le rôle principal d'Orange mécanique.
La seconde saison est actuellement diffusée en V.O.D. par TF1 le lendemain de la diffusion américaine de chaque épisode, mais j'attendrai le coffret DVD, plus agréable à suivre tant l'intrigue est parfois complexe...

mardi 2 octobre 2007

L.F. Céline swingue


En introduction de son entretien avec Louis Ferdinand Céline, Louis Pauwels annonce d'emblée l'ambiguïté de l'écrivain, pitoyable chantre de l'antisémitisme dans Bagatelles pour un massacre, mais romancier de génie dès son Voyage au bout de la nuit. Car Céline, c'est le style, le style qui ne s'acquiert pas sans mal, sans un long travail acharné ! Il fait passer le langage parlé dans une écriture qui swingue littéralement, et ses "grands entretiens" enregistrés de 1957 à 1961 sont de fascinants témoignages de l'originalité de l'artiste, ici un groove quasi jazzy, comprendre une manière unique de phraser, à la fois précise et balbutiante, presque bègue. Il est peu de voix qui emportent par leur musique (Godard, Lacan, Cocteau...), celle de Céline nous entraîne dans le chaos fait homme.
On connaissait son Anthologie en double cd parue chez Frémeaux, exceptionnel témoignage de son art. Michel Simon, Pierre Brasseur (Voyage au bout de la nuit) et Arletty (Mort à Crédit) y lisent des extraits de ses livres, tandis que Céline lui-même chante deux chansons qu'il a écrites.
Le premier des deux dvd du coffret Céline vivant, à paraître le 16 octobre, offre trois entretiens bouleversants de chacun 19 minutes, dans leur intégralité, auxquels s'ajoutent un enregistrement sonore inédit de Céline corrigeant un extrait de Nord, le seul où il lit un de ses textes. Le second dvd comprend un témoignage d'Elizabeth Craig, grand amour de Céline et dédicataire du Voyage au bout de la nuit, et surtout le long documentaire D'un Céline, l'autre de Yannick Bellon et Michel Polac où figurent Lucette Destouches (la femme de Céline), Michel Simon, le Dr Villemin (son médecin), René Barjavel, Michel Audiard, Jean Renoir, Pierre Lazareff… Un fascicule de 38 pages rédigé par Émile Brami accompagne le tout.
La diction de l'auteur est si absorbante, sa franchise si rare, son amertume si douloureuse, ses intentions si claires, que l'ensemble s'avale d'un trait, jusqu'à plus soif, sauf celle de le lire ou le relire. À Pierre Dumayet, il confie son désir de retourner à la médecine ; à André Parinaud, il déclare « avoir décidé d’écrire pour acheter son appartement », à Louis Pauwels, entre ses chiens et son perroquet, à son bureau sur lequel sont posés ses 80 000 feuillets qu’il assemble avec des pinces à linge, il affirme : « Je serai content quand je mourrai, je ne suis pas un être de joie ».

Les Éditions Montparnasse poursuivent ainsi leur collection "Regards" entamée avec l'indispensable "Abécédaire de Gilles Deleuze", "Edgar Morin, regard sur Edgar" et d'autres sur et avec Jean-Paul Sartre, Norman Mailer, Raymon Aron, René Girard, Claude Lévi-Strauss, etc. Dans leur planning de sortie, je note le coffret Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, premier volume où figurent outre les premiers Machorka-Muff et Non réconciliés, tous les films inspirés directement par la musique d'Arnold Schönberg : d'abord l'époustouflant opéra Moïse et Aaron dirigé par Michael Gielen et tourné dans le désert avec les chanteurs en direct, l'Introduction à la Musique d'accompagnement pour une scène de film et le second opéra Von Heute auf morgen. En novembre, paraîtra un coffret Fernand Deligny avec, entre autres, Le moindre geste qui conte la fugue de deux adolescents évadés d'un asile psychiatrique, un film d'une sensibilité rare où s'entendent les bruits de la vie.