Chaque film correspond à l'humour du jour, ou de la nuit. Il n'est nul besoin de faire de ségrégation entre une œuvre d'art et un produit de divertissement, art and entertainment, à condition de noter la différence entre l'intérêt réel et une détente décervelante. Il y a des soirs où un bon blockbuster fait mon affaire, d'autres où j'ai besoin de voir un film qui laisse des traces après la projection. Tropical Thunder, The Dark Knight, American Gangster, Mad Detective, Gangster Number One, The Oxford Murders m'ont permis de penser à autre chose, à rien en l'occurrence, m'arrachant in fine à mes occupations stakhanovistes. Tous sont des films d'action anglo-saxons, mais tous ne sont pas égaux devant la loi du cinématographe. In Bruges cache par exemple un film beaucoup plus personnel qu'il n'en a l'air, me rappelant Fuller pour les chromos et Cassavetes pour son humanité. On peut se laisser porter par l'industrie américaine ivre d'effets spéciaux et apprécier une comédie légère, un film d'animation, un pamphlet politique ou un truc qui ne ressemble à rien.
Commençons par quelques coffrets qui m'ont particulièrement touché. J'aurais voulu faire un billet sur les 15 films et 9 court-métrages d'Aki Kaurismäki (11 DVD, Pyramide Vidéo), mais si j'attends d'avoir tout vu, je risque de ne jamais le faire ! La question se pose chaque fois que l'intégrale se dessine. Si j'ai des réserves sur les déclinaisons musicales kitschissimes des Leningrad Cow-Boys, qu'ils aillent en Amérique, rencontrent Moïse ou les chœurs de l'Armée Rouge, les films qui s'étalent de 1983 (Crime et châtiment) à 2006 (Les lumières du faubourg) révèlent un cinéaste plein d'humour critique et de franche tendresse. Il donne à ses personnages de démunis une humanité puissante loin de toute mièvrerie ou de l'apitoiement chrétien que les nordiques véhiculent souvent lourdement. Kaurismäki est un réalisateur incisif et caustique, révélant les laissés pour compte d'une société à qui il interdit d'éteindre ses Lumières. Au loin s'en vont les nuages et L'homme sans passé en sont deux récents fleurons exemplaires.
Les Éditions Montparnasse éditent nombreux documents passionnants et engagés comme le documentaire d'Arnaud Ngatcha et Jérôme Sesquin, Noirs, l'identité au cœur de la question noire, qui donne quelques clefs sur la colonisation. Le film n'a pas l'originalité de ceux de Jean Rouch dont un incontournable coffret de 4 DVD rassemble Les Maîtres fous, La chasse au lion à l'arc, Jaguar, Moi un noir, Petit à petit, La pyramide humaine regroupés dans les astucieuses rubriques Ciné-Transe, Ciné-Conte, Ciné-Plaisir, Ciné-Rencontre et Ciné-Rouch, pour 11 heures de programme et de nombreux compléments inédits. Sur le terrain, loin des mondanités parisiennes, Jean Rouch était un incroyable conteur donnant à voir et à entendre des hommes dont les us et coutumes d'un autre continent interrogent les nôtres. Claque assurée !
Toujours chez Montparnasse sort le troisième volume de l'intégrale Straub et Huillet, cette fois consacré aux films allemands. La Chronique d'Anna Magdalena Bach est un must absolu en matière de film musical. Comme pour l'opéra Moïse et Aaron, la musique est enregistrée en direct, ici par des musiciens baroques dirigés par Nikolaus Harnoncourt, avec Gustav Leonhardt dans le rôle de Bach. Les affres du musicien décrites par son épouse, documents à la clef, nous montrent que le statut de l'artiste n'a pas tellement bougé depuis cette époque. Les deux autres disques présentent Leçons d'histoire d'après Les affaires de Monsieur Jules César de Bertolt Brecht et Antigone sous-titrée L'Antigone de Sophocle d'après la traduction d'Hölderlin retravaillée pour la scène par Brecht. Les films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub posent question à nos pratiques de spectateur, proposant une lecture si contemporaine qu'ils révèlent les archaïsmes du cinématographe. L'angle d'approche est si personnel qu'il nous brusque et nous oblige à voir le monde avec des yeux neufs, comme si nous découvrions le cinéma pour la première fois. Le Volume 2 rassemble les films italiens De la nuée à la résistance, Ces rencontres avec eux, tous deux d'après Cesare Pavese, Sicilia! d'après Elio Vittorini dont une version théâtrale inédite et Fortini/Cani d'après Les chiens du Sinaï de Franco Fortini. Le volume 1 présentait les deux premiers films et les trois films inspirés par Arnold Schönberg. Il reste encore deux coffrets à paraître. Je reviendrai aussi sur le premier du Cinéma de Mai 68, une histoire lorsque j'aurai avancé dans son visionnage, mais qui s'avère tout à fait exceptionnel comparé aux autres productions récemment éditées sur le sujet.


Aux États-Unis, donc Zone 1 mais avec sous-titres français, sont parus les trois premiers films du grand documentariste Errol Morris, Vernon, Florida, série de portraits d'Américains aussi typiques qu'excentriques, Gates of Heaven, sur les cimetières d'animaux et ceux qui les peuplent, et The Thin Blue Line, une enquête policière si bien menée qu'elle innocenta le présumé coupable et gagna un Oscar à Holywood... Pas étonnant pour un ancien détective privé, même si le héros libéré lui fit tout de même un procès après... Morris succomba ensuite au succès avec des films un peu plus commerciaux.
En France, Gaumont a édité un luxueux coffret, premier volume de 7 DVD sur le cinéma premier, avec des films rares des pionniers Alice Guy, première femme cinéaste au monde, Louis Feuillade, dont on connaissait plutôt Les Vampires et Fantômas que les nombreux courts-métrages, et Léonce Perret...


Terminons avec le premier coffret consacré à Douglas Sirk par Carlotta qui vient d'en publier un second. Comme toujours chez cet éditeur, chaque film est accompagné de compléments de programme exceptionnels. Le secret magnifique est suivi du film de John M. Stahl dont il est le remake. Tout ce que le ciel permet dont Todd Haynes s'est inspiré pour Loin du paradis, est accompagné d'un entretien avec ce dernier et d'études sur la filiation de Sirk, en particulier Fassbinder. Le temps d'aimer et le temps de mourir présente entre autres deux entretiens avec son réalisateur et Mirage de la vie la version antérieure de Stahl dont il est aussi le remake, un entretien avec Christophe Honoré, etc. J'avoue n'avoir découvert cet immense cinéaste que récemment grâce aux conseils de plusieurs amis dont Mark Rappaport. Les mélodrames n'étant pas d'emblée ma tasse de thé, j'étais passé à côté ! Tout en finesse, Sirk dissèque les êtres humains et les sociétés qui les ont engendrés. Les personnages sont pris dans un réseau de contradictions qui est le propre de la condition humaine. Les a-priori sur l'âge, le racisme, la guerre volent en éclats. Le Technicolor est à couper le souffle, les cadres d'une invention rare, les acteurs formidables. Bouleversant !