70 Cinéma & DVD - décembre 2009 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 28 décembre 2009

Avons-nous ou sommes-nous tous le même Avatar ?


Pourquoi bouder son plaisir devant l'énorme attraction foraine de James Cameron ? Le cinéma est né dans les foires et la 3D confère au spectacle onirique le sentiment d'être propulsé sur une autre planète pourtant très proche de la nôtre. Le divertissement s'appuie certes sur un scénario basique, avatar extraterrestre de La forêt d'émeraude de John Boorman, politiquement correct, suffisamment critique pour embarquer toutes les bonnes consciences. Les peaux-rouges ont ici la peau bleue de Vishnou, couleur de l'immanence et de la substance de l'espace. En sanskrit, avatâra signifie « descente », réincarnation du dieu protecteur de la religion hindoue. Il est dommage que la musique composée par James Horner soit d'un conventionnel achevé, avatar, cette fois pris dans son contresens, de l'industrie américaine. On aurait pu souhaiter plus d'imagination quant à la partition sonore qu'un orchestre symphonique hollywoodien, quelques variations new-age et une messe idoine à en faire pipi dans sa calotte. S'il ne participe jamais au scénario, le relief est parfaitement adapté aux chatoiement de formes et de couleurs de la planète Pandora. Mais le succès du film ne tient pas qu'à ces artifices...
Avons-nous tous le même Avatar ? Dans le phénomène d'identification propre au cinématographe, le héros a beau être un mâle blanc (notons au passage qu'aucun acteur noir vient pervertir la distribution !), les spectateurs et spectatrices rêvent d'incarner cet ancien Marine, justicier touché par la beauté de la nature et transformé par l'amour. Neytiri, la guerrière Na'vi obéit à la même démarche, laissant tomber sa garde devant la détermination de Jake Sully. L'un et l'autre sont nos avatars, personnages d'un monde rêvé où tout communie dans l'harmonie.
Sommes-nous tous le même Avatar ? Hypnotisés par les images en relief qui explosent sur l'écran, nous incarnons à notre tour le spectateur idéal qu'a rêvé l'industrie américaine. Sur toute la planète, les terriens communient devant ce spectacle de divertissement sans que la charge critique transforme en quoi que ce soit la politique impérialiste des États-Unis. On accepte en Irak, en Afghanistan et ailleurs ce que nous condamnons munis de lunettes polarisantes.
Il est vrai que le système 3D utilisé rend simultanément aveugle chaque œil à la moitié de ce qui est projeté. Les lunettes anisotropes aux propriétés bi-réfringentes réassocient le changement d'angle pour ne constituer qu'une seule image sur laquelle nous focalisons sans étendre notre système critique à la réalité. Nous sommes bien les parfaits avatars de notre civilisation.

samedi 19 décembre 2009

Le cinéma expérimental avant et après


Reçus à quelques jours d'intervalle, deux compilations de 2 DVD chacune (toutes zones) affichent "Avant-Garde" sur leurs jaquettes respectives. La première, volume 3 d'une collection dévouée au genre, est éditée par Kino et embrasse les années 1922-1954. La seconde, volume 4 d'une collection des trésors du cinéma américain, affiche la période 1947-1986. Entre les deux se dessine pourtant un grand écart caractérisé par l'abandon de la narration chez les Américains à partir de la fin de la seconde guerre mondiale, qui ghettoïse l'avant-garde dans les cinémathèques et les musées, tandis que le cinéma expérimental influençait jusque là le cinéma populaire. Il ne reste plus aujourd'hui que la pub ou les génériques pour s'en inspirer. Le simple terme d'avant-garde suggère que suivrait le reste des troupes !
Dans l'Avant-Garde 3 de Kino, Rien que les heures d'Alberto Cavalcanti (1926) anticipe les recherches formelles et documentaires de Berlin Symphonie d'une grande ville de Walter Ruttman et de L'homme à la caméra de Dziga Vertov, Tomatos Another Day de James Sibley Watson (1930) se moque de l'arrivée du cinéma parlant en le retournant comme un gant, The Uncomfortable Man (1948) de Kent Munson et Theodore Huff est réalisé douze ans avant The Peeping Tom de Michael Powell, Mary Ellen Bute ou John Whitney rappellent les animations de Norman McLaren, Closed Vision, pétillant long-métrage lettriste de Marc'O (producteur du Traité de bave et d'éternité d'Isidore Isou, présent sur le volume 2, et réalisateur du film-culte Les idoles) présenté à Cannes en 1954 par Buñuel et Cocteau ! Les autres films sont aussi passionnants, de la Danse macabre de Dudley Murphy au Four in the Afternoon de James Broughton en passant par Charles F. Klein, Sidney Peterson, Chester Kessler, Dimitri Kirsanoff, Willard Maas, John E. Schmitz. En bonus, quelques extraits de films populaires influencés par le cinéma expérimental montrent que les ponts n'étaient pas encore coupés entre les raconteurs d'histoires et les plasticiens expérimentaux. Les premiers n'avaient pas encore perdus leur curiosité, les seconds n'avaient pas encore été entraînés par un formalisme répétitif dont les poncifs n'avaient rien à envier aux précédents.
Car la seconde compilation, Trésors de l'avant-garde américaine, incite à s'interroger sur les constantes qui émanent de la plupart des films jusqu'à se répandre mondialement comme le reste de l'industrie culturelle étatsunienne. Nous nous retrouvons souvent face à de longs plans séquences sans montage, des accumulations stroboscopiques d'images du quotidien parfois légèrement tordues par un psychédélisme naissant, des bougés, flous, ratures hérités des films domestiques dits amateurs, un commentaire prétendument poétique en voix off et d'autres artefacts qui finissent par faire un genre de ce qui aurait pu rester du cinéma "expérimental", soit une recherche de ce que peuvent apporter, par exemple, la rencontre des images et des sons. Certaines de ces images présentent une réelle beauté picturale dont les innovations sont essentiellement liées à l'évolution technologique des outils employés. On est ainsi passé de la peinture au cinéma, puis à la vidéo, enfin à l'informatique, mais la plupart des films expérimentaux projetés depuis soixante ans ressemblent plus à des tableaux qui bougent qu'ils ne véhiculent un langage cinématographique proprement dit. À mon niveau, ils ne peuvent me plaire que s'ils convoquent quelque mouvement dialectique entre leurs composants, que ce soit dans la relation audiovisuelle (la complémentarité du son), dans la rencontre elliptique de deux plans (le montage), dans les rebondissements de l'action (le scénario) ou dans le choc qu'ils produisent sur notre inconscient avec les questions qu'ils suscitent à la clef. Le reste est bien monotone. La comparaison chronologique est inévitable avec la cassure entre les inventions du cinéma muet et la régression du parlant. Enseigné dans les écoles des beaux-arts ignorant l'histoire du cinématographe, condamné à reproduire les tics des peintres de l'ancien temps fusse avec de nouveaux instruments, le cinéma expérimental s'enferme dans une matière plastique. Le comble de cette fatale déviance est représenté par l'art vidéo où les installations présentées en galeries et musées frisent l'indigence audiovisuelle en tentant de présenter des exercices plus que sommaires pour des cathédrales. Comme toujours, seuls quelques rares artistes se tirent du marigot. Entre les innovateurs ayant posé les bases et les auteurs dont l'univers est suffisamment fort pour tirer la substantifique moëlle de tout ce qu'ils abordent on trouvera toujours quelques géniales exceptions. Les œuvres non narratives, sincères et authentiques, seraient souvent plus appropriées à un accrochage qu'à une projection en salle. Regarder ces "films" religieusement ne sert pas leurs propos, c'est même carrément pénible. Combien de fois êtes-vous resté plus de cinq minutes devant un chef d'œuvre de la peinture ? La déambulation et la permanence serviraient probablement mieux leur diffusion. On en reparlera bientôt puisqu'un constructeur asiatique projette justement de mettre sur le marché un écran correspondant à cette démarche.
La compilation américaine réjouira néanmoins les amateurs. J'ai adoré les animations de Harry Smith ou Lawrence Jordan, la comparaison entre les deux partitions sonores deBridges-Go-Round de Shirley Clarke par Teo Macero ou Louis et Bebe Barron, le plan-séquence inversé sur l'escalator de Necrology de Standish Lawder... On retrouvera Jonas Mekas, Bruce Baillie, Robert Breer, Pat'O Neill, Wallace Berman, Saul Levine, Joseph Cornell, Stan Brakhage (dont il existe une superbe édition chez Criterion), Christopher McLaine, Ken Jacobs, Ron Rice, Andy Warhol, George Kuchar, Robert Nelson et William T.Wiley, Owen Land, Larry Gttheim, Hollis Frampton, Paul Sharrits que j'eus pour la plupart la chance de découvrir au CNAC et à la Cinémathèque lors de l'exposition "Une histoire du cinéma" présentée par Peter Kubelka en février-mars 1976. Signalons aussi la présence de plusieurs artistes féminines de choix, Chick Strand, Jane Conger Belson Shimane, Storm de Hirsch et Marie Menken. Un petit livret de 70 pages préfacé par Martin Scorcese accompagne l'ensemble, mais les quelques partitions récentes de John Zorn, compositeur en résidence à l'Anthology Film Archives, sentent le réchauffé et ne sont pas à la hauteur du magnifique travail des musiciens œuvrant sur la compilation Kino, à savoir Larry Marotta, Sue Harshe, Paul Mercer, Bruce Bennett et Davis Petterson, dont certains étaient déjà présents sur les volumes 1 (rassemblant Duchamp, Léger, Man Ray, Epstein, Orson Welles, Ivens, Richter, Eisenstein, Eggeling, Painlevé...) et 2 (cette fois Maas, Menken, Peterson, Broughton, Brakhage, Paul Leni, Mitry, Kirsanoff et Isou), tout aussi conseillés.

mardi 15 décembre 2009

Spike Jones définitivement


J'avais évoqué ici The Story et surtout The Legend lorsque les DVD étaient sortis aux États-Unis. The Best, la nouvelle publication, répond encore mieux aux attentes des amateurs français. Pas d'entretiens ni de shows complets, mais une succession des meilleurs sketches télévisés en 2 DVD plus un troisième avec deux pilotes inédits de l'orchestre à ses débuts, près de 4 heures de démence. Qu'ajouter à ce que j'ai déjà écrit ? Spike Jones était connu de ce côté de l'Atlantique pour ses disques alors que ses facéties acrobatiques sont aussi visuelles que sonores. Découvrir les sketches pour la télévision offre le véritable spectacle des City Slickers, le show musical le plus loufoque qui ait jamais existé, ce qu'on fait de mieux dans la grande tradition des clowns musicaux !

dimanche 6 décembre 2009

Suivez l'artiste, 100 regards de sourd sur l'art moderne


On pouvait s'y attendre. Les 100 personnalités commentant les 100 œuvres choisies du Centre Pompidou parlent d'elles-mêmes plus que des tableaux qui tiennent lieu de prétextes. La critique obéit toujours à cette règle sous-jacente. Les sujets prennent le pas sur les objets et l'intérêt de l'article tient à la personnalité de celle ou celui qui l'écrit. L'œuvre n'a pas besoin de médiateur pour se transmettre. On prendra donc soin de prendre mon point de vue avec des pincettes !
L'idée du film, succession de 100 clips, est accrocheuse tant la distribution est fameuse, mélange improbable de candides "people", convoqués pour leur célébrité et condamnés à livrer leurs états d'âme ou de comiques pirouettes. L'accumulation n'est pas pire que les Cinématons de Gérard Courant et se laisse un temps regarder puisque l'on zappe toutes les 1'30 sur un nouveau tandem.
Reste la faute de goût majeure de l'illustration musicale qui accompagne chaque séquence en un papier peint épouvantable normalisant l'ensemble. Proposer à une personnalité de commenter l'œuvre de son choix produit des effets variés révélant la sincérité ou la superficialité des invités, produisant le désir de voir ou revoir tel tableau puisqu'ici la durée ne permet que de picorer, à l'image de la consommation générale des expositions. Hélas aucune réflexion n'a guidé le choix des musiques, une soupe indigeste épousant le rythme invariable de chaque séquence, qui ne sont liées ni à l'œuvre ni à son commentaire. C'est dommage, car c'est à cet endroit que le défilé aurait pu devenir un film sans perdre son attrait "grand public". Par cette dialectique audio-visuelle il aurait pu faire œuvre à son tour. Le réalisateur a reproduit l'erreur du cinéma parlant, oubliant que le son est le véritable partenaire de l'image. C'est d'autant plus dommage que le Centre Pompidou, du moins son secteur pédagogique car la circulation entre les services n'est pas le fort de cette monstrueuse institution, avait commandé en son temps de courtes séquences sonores à Gérard Chiron et à moi-même, pour tenter de représenter chaque œuvre en une petite minute, histoire, forme et matériau. Pour que les clips réalisés par Raynal Pellicer dépassent l'accumulation systématique il eusse fallu que les sons, tant et si bien qu'il soit justifié d'en ajouter, renvoient à quelque chose, à l'œuvre, à son auteur, à l'époque ou au lieu de sa création, ou encore à la personnalité qui l'a choisie. Que nenni, c'est raté. L'erreur tient entre autres au "refus de didactisme" proclamé. Là on frise la démagogie. La séquence avec la comédienne Emannuelle Laborit est la plus flagrante du ratage, avec une voix off interprétant son langage sourd-muet sur fond musical ! On pourra toujours se replier vers la curiosité qu'inspirent les commentaires des candides issus "du monde du spectacle, des arts, des médias ou de la société civile" et qui réservent évidemment quelques surprises (dvd, Ed. Montparnasse).

vendredi 4 décembre 2009

Cécile Babiole relooke les galipettes


Surfant sur la vague du porno soft, Blaq out, qui avait déjà à son actif la compilation Destricted, édite un drôle de DVD en confiant à l'artiste multimédia Cécile Babiole de remixer les courts-métrages coquins de Polissons et galipettes avec la complicité du responsable de la collection originale. Directeur d'Arte France, Michel Reilhac sait accompagner l'objet improbable par un site fourni où abondent les entretiens avec l'éditrice Bich-Quân Tran, le directeur artistique du label Savoir Faire Emmanuel Barron, le duo de DJ finlandais Renaissance Man... Si les traitements vidéographiques de Cécile Babiole apportent humour et psychédélisme, les musiciens, Marti et Ville, proposent une techno tendre briguant le septième ciel à grand renfort de chœurs d'opéra, de rythmes hip hop et d'électro planante. Je ne vous garantis pas l'orgasme, mais cette modernisation kaléidoscopique ou répétitive des films libertins du début du siècle dernier se laisse regarder avec amusement et curiosité, à l'image des films originaux qui étaient projetés dans les salles d'attente des maisons closes. On peut néanmoins regretter le traitement graphique parfois un peu daté comme on aurait apprécié une partition sonore plus audacieuse offrant un contrepoint moins ambient. Dans l'étendue des possibles sonores la musique pure a ses limites. Le pari est pourtant réussi, même si le résultat reste très VJing (notez les 6 astucieuses playlists : All Audience, La vie en rose, Abstract Rework, Orgamix, Voodoo Lounge, Random Mix dont certains donnent accès à 3 bonus en plus des 12 vidéos principales) et la distance critique superficielle. La matière est plastique, mais l'hors-champ est absent. Le véritable érotisme réside dans l'image qu'on s'en fait et non dans la crudité du mouvement comme dans le porno. Ici on ne baisse jamais l'abat-jour, exposant l'obscur objet du désir en pleine lumière. Excellent DVD de musique techno avec light-show, grivois, Polissons et galipettes (Deconstructed) reste politiquement correct dans les limites du genre. Le film érotique du XXIème siècle reste à faire.

mardi 1 décembre 2009

The Wire, image de la société américaine


Le marathon de Berlin Alexanderplatz est une broutille en regard des séries américaines qui accumulent les épisodes de 52 minutes année après année. Il aura fallu du temps pour arriver au bout des cinq saisons de The Wire, produite par HBO et considérée par beaucoup comme la meilleure série que la télévision américaine ait jamais produite. On raconte qu'Obama partage ce point de vue et qu'il est fasciné par le personnage d'Omar, bonne pub ! Derrière l'enquête policière se profile un tableau documentaire des États-Unis, peinture au vitriol fondamentalement pessimiste où toutes les couches sociales sont connectées à la corruption, des habitants des quartiers les plus pauvres aux politiciens qui régissent le pays. Les acteurs sont plus vrais que nature, certains sont même sortis de la rue, à tel point que l'on a souvent l'impression de toucher au réel. Chaque accent est si véridique que des camarades américains suivaient les sous-titres français lorsque je leur ai montré certaines séquences ! Le traitement n'est ni manichéen ni moraliste, il cherche à se rapprocher de l'enquête journalistique. L'auteur, David Simon, travaillait d'ailleurs au Baltimore Sun que l'on retrouve dans la dernière saison. Quel que soit le côté de la barrière derrière laquelle ils vivent, les personnages ne sont jamais d'un bloc, mais montrent des aspects contradictoires de leur personnalité. Ils évoluent avec le temps et selon les circonstances. Les policiers dépassent souvent les limites de la légalité. S'ils ne sont pas abattus les gangsters apprennent à devenir des hommes d'affaires. Les hommes d'affaires sont des gangsters sans que cela les abatte.


La ville de Baltimore est représentative de la mutation industrielle. Ancienne place forte de la sidérurgie, la vie s'y est dégradée. Les deux tiers de sa population sont noirs et la criminalité dans la communauté y est la plus forte de toutes les villes nord-américaines. Les chances de s'en sortir pour les couches sociales les plus défavorisées posent les mêmes questions que dans nos banlieues. La quatrième saison table sur l'enseignement et évalue l'ampleur de l'enjeu et du travail qu'il exige. Le commerce de la drogue, avec ce que cela implique de violence, est la réponse des pauvres de la rue face aux magouilles immobilières de la haute. The Wire montre que tout est lié. Comment défendre son coin de rue ou comment gérer le budget municipal sont du même ordre lorsqu'il n'y a plus d'autre logique que celle du profit.