70 Cinéma & DVD - septembre 2010 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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samedi 25 septembre 2010

Symbiopsychotaxiplasm & Cie


Coup sur coup nous avons regardé trois films américains indépendants que nous avait conseillés Elisabeth Lequeret, tous un pied dans le documentaire, un autre dans la fiction.
Le petit fugitif de Morris Engel (1953) est le seul sorti en France et publié en DVD par Carlotta, errance d'un gamin de 7 ans livré à lui-même dans la fête foraine de Coney Island. Il inspira tant John Cassavettes et Martin Scorcese que la nouvelle vague, des 400 coups de François Truffaut à À bout de souffle de Jean-Luc Godard qui écrivit vainement à Engel pour lui acheter la caméra spécialement construite par Charles Woodruff pour tourner au milieu de la foule quasiment sans être vu, et qui alla jusqu'à lui envoyer à New York son chef opérateur Raoul Coutard. Le film repose sur les épaules du jeune acteur Richie Andrusco qui ne fit pas carrière, mais dont le jeu exceptionnel fait glisser notre regard à hauteur d'enfant, ballade d'un gosse qui apprend à composer avec le monde des adultes.
Si Le petit fugitif se passe en un week-end à New York, The Exiles (Les exilés, 1959) de Kent McKenzie chronique une nuit à Los Angeles d'un groupe d'une douzaine d'Indiens du Colorado habitant le quartier de Bunker Hill. Le réalisateur insiste sur le rapport des hommes et des femmes dont la mélancolie de l'une d'elles répond aux libations des hommes qui draguent, boivent, se battent et dansent, perclus d'égoïsme mâle. La misère des déracinés, coupés de leur culture, est dramatique. Comme Charles Burnett, McKenzie fait participer ses acteurs à l'écriture du scénario, inventant un néoréalisme à l'américaine qui rappelle de Sica et, encore cette fois, Cassavetes. Dans les bonus du DVD figurent Bunker Hill de McKenzie (1956), d'autres courts-métrages montrant le Los Angeles de l'époque et White Fawn's Devotion, le premier film dédié aux natifs américains (1910)...
Mais le plus impressionnant reste Symbiopsychotaxiplasm - Take 1 tourné en 1968, mais sorti seulement en 2005 grâce au soutien de Steven Soderbergh et Steve Buscemi. William Greaves, né en 1926, star afro-américaine passée par le National Black Theater et l'Actor's Studio, quitte le métier de comédien pour se lancer dans le documentaire à une époque où ce n'était pas du tout à la mode. Fortement impliqué politiquement, Greaves ne tient pas à passer sa vie à jouer des rôles d'Uncle Tom. Considéré comme le doyen des cinéastes afro-américains, il consacra sa vie à filmer son peuple et certaines de ses figures légendaires et produisit le Black Journal, premier journal d'actualités de la communauté noire à la télévision américaine. Aucun des films qu'il a tournés au National Film Board of Canada, puis avec sa propre société, ne semble accessible en France, mais Criterion a publié un double DVD avec l'époustouflant Symbiopsychotaxiplasm - Take 1 et Symbiopsychotaxiplasm - Take 2½ tourné 36 ans plus tard.
Symbiopsychotaxiplasm - Take 1 est un film expérimental unique qui n'est pas sans rappeler encore et toujours John Cassavetes. Mi-documentaire pour la participation de toute l'équipe au tournage et grandement présente à l'image et au son, mi-fiction avec des comédiens extraordinaires, passant une audition au milieu de Central Park, le film respire son époque pétillante à chacun de ses plans. Le multi-écrans que l'on ne connaissait alors que pour L'affaire Thomas Crown, tourné la même année, sert formidablement le propos et la musique de Miles Davis lui donne son swing. Derrière le prétexte d'un couple qui se déchire joué par trois couples différents, Greaves s'amuse à filmer, souvent à trois caméras, le joyeux chaos que cette période lui inspire avec la complicité de tous ses techniciens. Appelé à tort cinéma-vérité, un terme impropre à tout mouvement cinématographique, il filme la vérité du cinéma avec ses manipulations, ses errances et ses rencontres miraculeuses. Il compara lui-même son film à un saut dans le vide sans parachute. Les spectateurs d'aujourd'hui sauront le saisir au vol pour se laisser planer jusqu'à l'atterrissage.

mardi 21 septembre 2010

Il était une fois


Si j'attends d'avoir tout vu pour en parler, on aura dépassé Noël et vous raterez le coffret des 25 DVD de la RKO édités par les Éditions Montparnasse qui sortira le 5 octobre pour seulement 100 euros. Il ne s'agit pas d'acheter n'importe quoi parce que ce n'est pas cher comme aux premiers temps de CDiscount quand l'offre DVD était maigre, mais de se faire une jolie cinémathèque pour celles et ceux qui seraient restés collés aux nouveautés couleurs 5.1 écran large quand l'histoire du cinéma recèle des trésors qui lui donnent ses lettres de noblesse. On a déjà tout dit des chefs d'œuvre que sont Citizen Kane et La splendeur des Amberson d'Orson Welles, King Kong, l'original inégalé de 1933 avec la sublime partition de Max Steiner, La griffe du passé (Out of the Past), polar dont je ne me suis jamais lassé malgré le nombre de fois où je l'ai vu et entendu, car les films de Jacques Tourneur s'écoutent, comme son fantastique La féline (Cat Woman) avec Simone Simon, tous de vrais auteurs, des inclassables comme la plupart des réalisateurs de la RKO... On peut avoir envie de rire avec L'impossible Monsieur Bébé d'Howard Hawks ou Panique à l'hôtel des Marx Brothers, frémir avec Soupçons d'Alfred Hitchcock, Le récupérateur de cadavres (The Body Snatcher) de Robert Wise ou La Chose d’un autre monde, craquer pour Elle et lui (Love Affair) de Leo McCarey ou Sylvia Scarlett de George Cukor... On peut attraper l'ensemble comme un éventail et choisir selon son humeur un film de genre, western avec La Charge héroïque (She Wore a Yellow Ribbon), Le Massacre de Fort Apache de John Ford ou La Captive aux yeux clairs encore de Hawks, aventures avec Barbe-Noire le pirate de Raoul Walsh, comédie musicale avec Top Hat animée par Fred Astaire et Ginger Rogers, policier avec L’énigme du Chicago Express de Richard Fleischer, guerre avec Les Diables de Guadalcanal de Nicholas Ray, action avec Ça commence à Vera Cruz de Don Siegel, etc. Je n'ai pas vu Un si doux visage d'Otto Preminger avec Robert Mitchum, ni Nous avons gagné ce soir de Robert Wise, pas plus que La fille de la cinquième avenue de Gregory La Cava avec Ginger Rogers, et j'ai un vague souvenir de L'enfant aux cheveux verts de Joseph Losey, mais il est indéniable que tous ces films sont des modèles, chacun dans leur catégorie.
Orson Welles disait qu'il suffit d'enlever un paramètre à la réalité pour plonger dans la poésie. Le noir et blanc qui effarouche a priori nos contemporains rend les histoires plus vraisemblables comme lorsque l'on était petit et qu'elles commençaient toutes par "il était une fois".

vendredi 17 septembre 2010

Cache-misère


Françoise me demande de trouver une solution pour camoufler les craquements d'une séquence où son oncle Giraï évoque le génocide arménien au début de son film Thème Je. Cela hoquète sévèrement et il semble impossible d'opérer chirurgicalement l'extrait sonore autrement qu'en coupant les "poc" énormes qui hachent son témoignage. Le micro de sa caméra était tombé en panne lorsque c'est arrivé. Comme Giraï est mort il y a plus de deux ans, on ne peut pas non plus refaire la prise. Dans ces cas-là, je pratique la méthode du tuyau fluo. Au lieu de camoufler la plomberie qui traverse le salon, je le repeins en jaune citron. Quand ces mystères nous dépassent feignons d'en être les organisateurs, disait Cocteau. Je suis donc allé chercher le gramophone pour jouer d'un effet du passé et justifier les crachouillis. Françoise l'a également filmé afin qu'il n'y ait pas de confusion entre le 78 tours et le son du train entrant en gare de La Ciotat. La comparaison ne nous déplaît pas, bien au contraire, et nous en jouons évidemment. Il reste à mixer habilement les hoquets de la prise catastrophique et le son de l'aiguille à la fin du disque pour que le plan retrouve une poésie que la panne avait effacée. À la fin de la séquence, les canards espagnols, ce n'est pas une métaphore, ce sont des appelants en résidence à La Ciotat, substituent leurs claquements de bec aux trous de son qui claquent.
Dans un précédent film, j'avais comblé l'erreur d'avoir laissé la date imprimée sur l'image un jour où le soleil et le tangage ne permettaient pas de viser convenablement. Nous avions surchargé le film d'informations écrites, produisant un effet de recul critique auquel nous n'aurions jamais pensé si nous n'avions pas fait une bêtise. Nous avions ensuite étendu le procédé à tout le montage, rajoutant au témoignage bilingue une relecture complémentaire grâce aux sous-titres qui ne traduisaient plus la parole mais la commentaient.
Cette gymnastique réparatrice qui consiste à transformer une catastrophe en opportunité créatrice tient autant de l'aïkido que du Verfremdungseffekt !

mercredi 15 septembre 2010

Le sexe assisté


En choisissant de regarder d'abord Sexe, amour et handicap, j'y allais plutôt à reculons, mais il faut parfois se faire (douce) violence pour avancer. J'avais choisi celui des trois films de Jean-Michel Carré qui a priori m'attirait le moins. J'ai été longtemps gêné par les handicapés et je continue à ne me pas me sentir rassuré, mais très vite le film m'époustoufle par la liberté des propos énoncés. Carré fait sauter un verrou énorme en évoquant le désir sexuel des handicapés tant moteurs que cérébraux, hommes et femmes, et la charge de celles et ceux qui les aident et que l'on nomme assistants sexuels. Il bouleverse le regard porté sur la prostitution qu'il avait déjà abordé avec Les travailleur(s)es du sexe.
Dans ce précédent documentaire, le réalisateur montre l'hypocrisie de notre société libérale. En France, la fermeture des maisons closes par Marthe Richard en 1946 avait jeté les filles dans la rue, la loi Sarkozy de mars 2003, alors ministre de l'Intérieur, qui réprime le racolage passif et profite à la mafia, les rend encore plus vulnérables. Leurs témoignages critiques, intelligents, sensibles remet les pendules à l'heure. Avec un regard politique sur leur métier, elles mettent en question l'exploitation de l'homme par l'homme, la prostitution non sexuelle comme la nécessité de l'assistance. Hommes et femmes, là encore, racontent leur profession en insistant sur leur rébellion contre une société basée sur la frustration, la répression et le formatage.
Les deux films sont précédés de la bande-annonce du documentaire de Virginie Despentes, Mutantes. Je croyais à tort avoir gardé le meilleur pour la fin. Là où je m'attendais à une succession de provocations "féministes porno punk" comme annoncé, le film est un montage rapide de fantasmes conventionnels. Au delà de la libération acquise par les féministes "pro-sexe" dans les années 80, la fascination réactionnaire des artistes interviewées pour le machisme mâle éclate sur l'écran contrairement aux prolétaires du sexe filmé(e)s par Jean-Michel Carré dont les revendications apparaissent autrement plus vitales et révolutionnaires. Ses deux enquêtes nous remuent fortement, laissant des traces indélébiles tandis que les commentaires explicatifs de Despentes montrent les limites de son sujet et de son montage. Elle cherche vainement à épater ou à choquer quand Carré remue le couteau dans la plaie des idées reçues. Le spectacle n'égalera jamais l'incroyable scénario du réel et, à comparer ces films, l'on assiste à une manifestation involontaire et passionnante de la lutte des classes. Le sexe en fait partie, comme de bien entendu...
En bonus, les entretiens de Despentes avec Catherine Breillat, Lydia Lunch, Annie Sprinkle, nettement plus intéressants que l'ennuyeuse suite d'extraits qui composent Mutantes, rejoignent les interrogations des films de Carré, mais les performances de Victor Marzouk, Laszlo Pearlman, Pierna Lungas et Pellea de Perras, plates représentations fantasmatiques des poncifs les plus en vogue, soulignent définitivement les limites du spectacle face aux urgences du quotidien. C'est dommage, car j'avais beaucoup aimé Baise-moi, et plus encore King Kong Théorie. J'espère ne pas être aussi déçu par Apocalypse Bébé que je lirai lorsque j'aurai terminé le Houellebecq !
Un troisième film de Jean-Michel Carré complète le coffret DVD qui sortira le 8 octobre, tandis que Mutantes paraîtra le 5 octobre et que Sexe, amour et handicap sera diffusé sur France 2 le 7 octobre à 22h30. Tous sont édités par blaq out. Drôle de genre est une comédie satirique où les rôles homme-femme sont inversés. C'est un peu outré et systématique, mais la relation ne l'est-elle pas ? Comme dans le film de Despentes, les femmes n'auraient pas d'autre choix que d'imiter les hommes et vice versa ! On pourrait pourtant rêver qu'elles ne commettent pas les mêmes absurdités ni les mêmes grossièretés si elles décidaient de bouleverser l'ordre imposé depuis l'éternité. À moins d'une catastrophe planétaire, ce ne semble pas pour demain...