70 Cinéma & DVD - novembre 2011 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 30 novembre 2011

Intouchable ?


Il suffit de ne pas partager l'engouement pour un succès populaire pour être immédiatement taxé d'intello qui méprise l'ensemble de la population. Ce discours formaté exprime le refus d'une critique qui risquerait de faire bouder son plaisir devant une franche rigolade ou un mélo larmoyant. L'image du peine à jouir est collé au front des pisse-froid qui se permettent d'analyser les causes du succès jusqu'à en critiquer les ressorts souvent réactionnaires ou leur absence d'invention dans la forme.
Hier matin dans les pages Rebonds de Libération, Jean-Jacques Delfour expliquait clairement en quoi le film Intouchables était un remake de Cendrillon avec le pauvre noir miraculé par un riche handicapé dont l'argent ne fait pas le bonheur. Exit "la lutte des classes, la violence par laquelle les bourgeoisies ont accaparé les richesses, les moyens de production et le pouvoir politique, l'histoire des décisions et des actes qui ont conduit à ces zones de relégation et à y enterrer vivantes des générations d'exclus, d'oubliés, d'humiliés, des générations entières qui se délitent dans le chômage organisé." Delfour pointe le choix de "la mièvrerie plutôt que la complexité, les bons sentiments plutôt que l'analyse." Il fustige un film sadique et misogyne où surtout "l'instruction, la culture, le désir d'émancipation, la révolte sont inutiles ; la beauté cosmétique et le hasard ont seuls quelque puissance." La morale bien-pensante et anesthésiante empêche de voir que les deux crucifiés ne doivent leur salut qu'à l'argent, déifié par toutes les couches de la population ; l'humour qui atténue les excès d'affects réussit à camoufler la détresse sociale dominante. Il ne faudrait pourtant pas confondre succès populaire et populiste, quitte à se faire taxer d'aigri pour avoir osé douter du goût de la majorité, intouchable !
Il y a longtemps que les films qui confortent le public dans leurs croyances ne m'intéressent plus. Jean Renoir disait que l'on ne convainc personne qui ne veuille être convaincu. Lorsque j'étais enfant j'ai vu pour la première fois les spectateurs applaudir à la fin d'une séance de cinéma. Depuis cette projection de Z de Costa-Gavras dans une salle des Champs Élysées, je me suis méfié des films "évidents" qui ne laissent pas la place à la réflexion. Pour qu'un film me plaise, j'ai besoin qu'il me dérange et m'interroge, qu'il ne soit pas manichéen, et qu'il ait recours au langage cinématographique en faisant preuve d'invention. Le moindre effet de distanciation m'enchante, de Tex Avery à Jean-Luc Godard. Cela ne m'empêche pas de voir toutes sortes de films, blockbusters de l'industrie américaine, documentaires de création, fictions du monde entier, animations pour enfants, films expérimentaux non-narratifs ou spectacles de divertissement qui coupent du réel après une journée de travail de quinze heures. Mais, en tous cas, j'essaie de ne pas être dupe des effets démagogiques ou des idéologies réactionnaires (qui vont parfois se nicher dans des détails techniques comme l'utilisation honteuse de la musique dans la majorité des films) qui hantent ce médium de l'identification, phénomène que le cinématographe a poussé à son paroxysme. Le philosophe Slavoj Žižek s'appuie souvent sur l'analyse des films pour décrypter le monde contemporain. La violence, la misogynie, le racisme, le nationalisme, l'endoctrinement n'ont jamais été aussi bien servis qu'au cinéma (et à la télévision). Heureusement il existe nombreuses œuvres qui interrogent, résistent et révèlent sans pour autant être ennuyeuses, comme les abrutisseurs patentés le soufflent aux bons-spectateurs.
Rien n'est pourtant joué d'avance. Aucune inéluctabilité n'est inscrite dans l'Histoire tant que des hommes et des femmes continueront de penser par eux-mêmes. Nous devons rester sur le qui-vive et, après avoir pris le temps de la réflexion, comprendre qu'il est devenu celui d'agir. Mais ça est-ce une autre histoire...

vendredi 25 novembre 2011

Le vrai visage de Samuel Fuller


Voilà des lustres que je défends le travail de Samuel Fuller au risque de me faire incendier comme pour l'œuvre de Jean Cocteau ou ma collaboration avec Michel Houellebecq autour de ses poèmes. Les malentendus sont légion. On répète trop souvent ce qui se dit communément sans vérifier sur pièces. Ici l'erreur est à imputer à Georges Sadoul qui, dans son Dictionnaire des cinéastes de 1965, traite le cinéaste d'anticommuniste, raciste et militariste. Mauvaise lecture d'une œuvre qui est le contraire absolu de ce jugement à l'emporte-pièce. Si ses entretiens avec Jean Narboni et Noël Simsolo intitulés Il était une fois Samuel Fuller (Cahiers du Cinéma) avaient pu rectifier le tir, Un troisième visage, son autobiographie de 608 pages qui vient d'être traduite en français par Hélène Zylberait (ed. Allia), avec préface de Martin Scorsese, dissipe définitivement tout malentendu. Rarement un cinéaste américain se sera engagé avec une telle constance dans sa dénonciation de la guerre, de la violence, du racisme, du machisme et de la folie des hommes... Godard, Truffaut, Moullet, Brookes, Cassavetes, Wenders, Gitaï, Comolli et bien d'autres ne s'y étaient pas trompés.
Conteur exceptionnel et prolifique, Fuller fait le récit de sa vie avec le même punch, direct et crochet, que pour ses films, de Violences à Park Row à The Big Red One (Au-delà de la gloire) en passant par Pick Up on South Street (Le port de la drogue), House of Bamboo, Run of the Arrow (Le jugement des flèches), Forty Guns (Quarante tueurs), Underworld USA (Les bas-fonds new-yorkais), Shock Corridor, The Naked Kiss (Police spéciale), etc. Mais, en apôtre naïf de la vérité, il raconte son histoire au crépuscule de sa vie en tentant de présenter l'impossible troisième visage, celui que même les proches ne peuvent distinguer chez chacun d'entre nous. Issu d'un milieu modeste il construit son rêve par étapes avec une rigueur incroyable, d'abord grouillot puis journaliste, scénariste puis réalisateur, enfin producteur de ses films, s'appuyant sur son expérience et ses aventures pour rédiger des dizaines de scénarios, tournés ou pas, dans l'univers du crime, sur les champs de bataille ou dans la marathon que lui impose une profession qui n'épargne personne. Car, comme les plus grands, Stroheim, Renoir, Welles, Cassavetes, et presque tous les cinéastes en fait, son parcours est semé d'obstacles, d'arnaques et d'humiliations que son volontarisme l'aidera chaque fois à surmonter, jusqu'à sa mort en 1997.
Né en 1912 il évoque le New York des années 20 avec la même acuité que la seconde guerre mondiale qu'il a vécue aux premières loges, du débarquement en Afrique du Nord à la libération du camp de concentration de Falkenau qu'il filme avec sa petite caméra 16mm Bell & Howell. Le portrait acerbe qu'il dessine d'Hollywood est aussi passionnant que sa vision de Paris où il vivra une quinzaine d'années sur la fin de sa vie. Le livre montre un homme intègre qui se bat contre des producteurs parfois indélicats, qui souvent donne leur premier grand rôle à des acteurs inconnus, qui dénonce l'arrogance des riches et fantasme la démocratie comme nombre d'humanistes. On se souvient de son improvisation dans Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, lorsque Belmondo lui demande ce qu'est le cinéma et qu'il répond : "Un film est comme un champ de bataille. Amour. Haine. Action. Violence. En un mot, émotion." Son autobiographie, dictée à sa femme Christa Lang, se lit comme un roman qu'il est impossible de lâcher avant de l'avoir terminé.