70 Cinéma & DVD - septembre 2013 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi 26 septembre 2013

Brigitte Fontaine, reflets et crudité


Au moment où Brigitte Fontaine sort un nouvel album intitulé J'ai l'honneur d'être Thomas Bartel et Benoît Mouchart lui consacrent un documentaire tendre et poétique loin du portrait hurluberluesque qu'en dressent les ignares de la télévision. Si, comme le titrait l'un de ses premiers disques, Brigitte Fontaine est... folle !, sa peur viscérale du monde qui nous entoure l'oblige à transformer sa sensibilité exacerbée en art. Femme cultivée et révoltée, elle pèse chacun de ses mots, les agençant de manière kaléidoscopique pour les faire danser sur les musiques de son compagnon Areski Belkacem ou d'autres amis chers à son cœur. Dans le film de 55 minutes qui sort à Paris le 2 octobre au cinéma Le Nouvel Odéon (en DVD le 18 octobre, La Huit), Moustaki, Higelin, Rufus, Katerine, et bien entendu Areski, lui donnent la réplique. De beaux documents d'archives dessinent une perspective bouleversante à la petite Bretonne tandis que l'île Saint-Louis réfléchit le décor intime de notre poétesse. Elle s'est gentiment pliée au jeu et le film y gagne une fraîcheur que seule offre la liberté, ou du moins son fantôme.


Si Brigitte Fontaine était présente hier soir à La Gaîté Lyrique pour l'avant-première qu'avait organisée Benoît Hické dans le cadre du cycle Musiquepointdoc, elle repartit aussitôt, fidèle à elle-même, laissant le public découvrir une sincérité et une simplicité aussi touchantes que ses chansons provocantes. Car l'orage menaçait dehors et Brigitte le craint... En 1992, lors de l'enregistrement de Amore 529 pour le disque d'Un Drame Musical Instantané Opération Blow Up nous dûmes ajourner le premier rendez-vous à cause d'un très gros orage, Brigitte avait préféré aller se cacher à la cave. Nous n'étions pas au bout de nos surprises. La seconde fois, elle avait souhaité une grande voiture avec quelqu'un à l'arrière avec elle ; cela tombait bien, j'avais une Espace. Bernard Vitet s'est assis à côté d'elle pendant le voyage jusqu'au Père Lachaise où j'habitais alors. J'avais composé un truc tout en douceur pour conforter sa fragilité lorsque entrant dans le studio elle annonça de but en blanc n'être plus branchée que par le rock ! Catastrophe, cette fois c'est moi qui fut vraiment frappé par la foudre. Je dus composer un nouveau morceau en deux heures, programmer l'Atari, pendant que Bernard et Brigitte prenaient le thé à la cuisine. De son côté, elle avait rédigé, de manière fulgurante comme elle en a l'habitude, de superbes paroles, autographiées dans le livret du CD :
Moment de flamme et de vigueur
et amitié jour intérieur
Serait-ce le sillon où se grave la vierge
ou le microsillon poussiéreux des concierges ?
Bernard à la trompette, tout en live sur deux pistes directes. Je marchais sur un petit nuage. L'ayant raccompagnée et dînant à la brasserie en bas de chez elle, j'écoutais Brigitte nous conter ses angoisses avec la lucidité des vrais souffrants, de celles et ceux qui ne peuvent accepter le monde tel qu'il est et ont besoin d'en inventer de nouveaux. Brigitte Fontaine est une magicienne qui retourne le réel comme un gant, faisant apparaître sa doublure en fourrure, strass et peau d'un genre humain plus que nécessaire, vital.

mardi 17 septembre 2013

Simulation d'espaces par le son


Sonoriser des simulations 3D de bâtiments pour des concours d'architecture consiste à faire exactement le contraire de ce que j'ai l'habitude de faire dans mon travail de création. Au lieu de transposer la réalité poétiquement ou de m'en échapper franchement, je dois composer des ambiances ou des évènements réalistes à partir de bruitages à l'origine isolés. Si ces films urbanistiques donnent l'impression que les constructions existent déjà ou du moins permettent aux décideurs de s'en faire une idée, leurs images ressemblent tout de même à des films d'animation, même hypersophistiqués comme ceux pour lesquels je travaille. Le rôle du son est alors d'accentuer l'hyperréalisme en créant une partition sonore qui, elle, sonne absolument vraie.
Je commence toujours par chercher les ambiances adéquates. Les extérieurs dépendent du pays, du quartier, de la distance de la caméra, de l'angle choisi, panoramiques ou survols, etc. Les intérieurs sont plus complexes à traiter, car il faut parfois tricher avec la réverbération. Je peux aller piocher dans ma sonothèque ou partir en reportage pour trouver des ambiances proches de celles que l'architecte a imaginées. Il faut généralement ajouter des automobiles et caler les pas un par un en choisissant méticuleusement les sols foulés. Chaque bâtiment nécessite ensuite des sons particuliers, préfecture de police, palais de justice, médiathèque, ensemble en Guyane, etc. S'il est relativement facile d'agiter des bambous dans le vent ou de faire chanter un lipaugus vociferans dit piauhau hurleur, le traitement des voix est toujours un sujet épineux. On ne doit pas comprendre les mots sans pour autant faire du gromelot tatiesque. Pour les cas très spécifiques je suis parfois obligé de faire appel à des acteurs pour qui j'écris des dialogues de circonstance. Le ton des voix donne celui de la scène. C'est aussi un travail chirurgical. Dernière étape, le mixage joue des perspectives, des dimensions, des intentions des architectes... Ça doit filer sans accroc ! Si ce travail est contradictoire avec mes créations sonores personnelles il est excitant de faire vivre des ouvrages de Renzo Piano ou Jean-Michel Wilmotte qui n'existent pas encore ou n'existeront peut-être jamais.

jeudi 12 septembre 2013

Hamm et Radcliffe trinquent à Bulgakov


A Young Doctor's Notebook est une fantaisie cynique et saignante à l'humour noir anglais décapant, emprunte d'une forte monotonie dépressive typiquement russe. La saison 1 de cette courte série de 4 épisodes de 25 minutes est adaptée des histoires courtes et semi-autobiographiques de Mikhaïl Boulgakov, le célèbre auteur du Maître et Marguerite. Ses Carnets d'un jeune médecin, publiés en 1925-1926 sous forme d'articles et rassemblés ensuite sous le titre Morphine, s'inspirent de l'expérience personnelle de Bulgakov dans le petit village de Muryovo à l'aube de la Révolution soviétique de 1917. Le principal ressort dramatique consiste à faire dialoguer le Dr Vladimir Bomgar à deux âges différents par deux acteurs déjà culte, Daniel Radcliffe et Jon Hamm ! Le premier est Harry Potter, le second le héros de la série Mad Men.


Si Daniel Radcliffe s'emploie à casser l'image proprette de Harry Potter malgré ses problèmes réels d'intoxication à l'alcool et des céphalées monstrueuses, Jon Hamm a déjà prouvé qu'à la télévision il savait sombrer dans l'alcool et se mettre minable. Cette fois le couple a donc à l'écran fort à faire avec la seringue, entraînant évidemment de pénibles complications dans les scènes de 1934 comme celles de 1917. Fan de Boulgakov qui fut en effet morphinomane, Radcliffe choisit lui-même Hamm pour lui donner la réplique dans cette farce désabusée qui a déjà connu un beau succès en Grande-Bretagne. Les deux larrons se sont bien amusés, mais ils ont du mal à trouver un nouveau créneau dans leurs plannings hyperchargés pour tourner la seconde saison annoncée. Cette production Sky Arts sort en DVD le 1er octobre aux Éditions Montparnasse.

vendredi 6 septembre 2013

Dev.D pulvérise les conventions bollywoodiennes


Excellente surprise à la projection de Dev.D, treizième adaptation à l'écran de Devdas, roman Bengali de Sarat Chandra Chattopadhyay, qui en a connu une quinzaine depuis 1927, la plus connue en France étant la version hindi de 2002 réalisée par Sanjay Leela Bhansali et sélectionnée alors au Festival de Cannes. Sept ans plus tard, Anurag Kashyap tourne ce nouveau remake en débordant largement les conventions auxquelles Bollywood nous a habitués. En 2012 il réalisera la saga Gangs of Wasseypur, brutale évocation d'une sanglante vendetta.


Si la descente aux enfers est un classique du cinéma indien les provocations à caractère sexuel sont surprenantes pour un genre qui tient plus des Bisounours. Malgré le côté noir du film l'happy end reste de rigueur et les couleurs magnifiques de la photo explosent en cauchemar psychédélique. Quant à la musique signée Amitabh Bhattacharya elle participe à une partition sonore inventive qui dynamise l'action. On est loin du sirop servi par le cinéma américain et ses suiveurs européens. Au son, Kashyap ne craint ni les coupes sèches ni un certain décalage humoristique. Mais ce qui fait le principal intérêt de Dev.D est son portrait sans concession du machisme qui ruine tous les rapports. Les hommes sont lâches, orgueilleux, menteurs, manipulateurs, autoritaires, violents, suicidaires face aux femmes qui tentent désespérément de s'en affranchir. Le film les montre courageuses, solidaires, tolérantes, éprises de justice, et d'une certaine manière révolutionnaires en comparaison de la société patriarcale qui les étouffe. C'est dire si les conventions bollywoodiennes sont bafouées, apportant un supplément d'âme ou de conscience sociale aux amateurs et amatrices du cinéma populaire indien.


Vous trouverez Dev.D en DVD pour une bouchée de naan.
De mon côté, dès les jours prochains je prévois de regarder l'intégrale Kashyap soit Paanch (2003), Black Friday (2004), No Smoking (2007), Return of Hanuman (2007), Gulaal (2009), qui semble prometteuse... Car entre temps j'ai vu That Girl in Yellow Boots (2010) qui m'a captivé, cette fille à la recherche de son père révèle une histoire insensée, plongée noire dans le monde de la prostitution déguisée où la fiction a d'étonnants relents documentaires...

mercredi 4 septembre 2013

Công Binh, la longue nuit indochinoise


Je me souviens de la méticulosité exceptionnelle du jeune Lam Lê dans les années 70. Il avait composé son story-board comme une véritable bande dessinée. Exploitant son sens du découpage, le cinéaste reviendra chaque fois sur ses racines. Après avoir réalisé une trilogie indochinoise (Rencontre des nuages et du dragon, Poussière d’empire, 20 nuits et un jour de pluie) et signé un scénario adapté de la BD La Marque Jaune (sic), son quatrième film est un documentaire passionnant sur les 20 000 Vietnamiens enrôlés de force pour travailler dans les usines d'armement françaises à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. Bloqués en France par la débâcle de 1940 ces travailleurs forcés vivront dans la misère, exploités par les patrons collabos, parqués la faim au ventre, pour qu'au retour dans leur pays d'origine ils soient considérés comme des traîtres pour avoir œuvré pour l'occupant, ici la France.


Công Binh est le nom donné à ces laissés pour compte du colonialisme le plus abject. Mêlant documents d'archives, scènes reconstituées, une mise en scène originale des célèbres marionnettes sur l'eau de Hanoï, la lecture des Damnés de la Terre de Frantz Fanon, des entretiens avec les survivants qui ont tous plus de 90 ans et dont cinq mourront pendant le tournage, Lam Lê construit un documentaire politique renversant en inventant une forme qui colle à son sujet. Sa mise en scène est loin des évocations paresseuses dont le genre fourmille souvent. De révélation en révélation, nous avançons dans la longue nuit indochinoise, aussi grave que les évènements qui ensanglantèrent l'Algérie au lendemain de la Libération. Les công binh s'organisèrent, tentés par un trotskisme qui ne frayait pas avec le stalinisme, ce qui n'arrangea pas leur relation à l'Oncle Hô. Au détour d'un plan je reconnais avec émotion le camarade Tri, père et grand-père de mes amis. Ces courageux Vietnamiens sont aussi à l'origine de la culture du riz comestible en Camargue. Bémol récurrent, la mélodie de piano, mélange niaiseux de classique et d'orient, banalise systématiquement la bande-son. Il n'empêche que le film, dont les bonus accompagnant le DVD publié par Blaq out sont aussi passionnants (exemple cet entretien de Lam Lê avec Pierre Crézé pour Univers-Ciné), est une merveille d'intelligence et de sensibilité. Il a de plus le mérite de nous offrir une leçon d'histoire époustouflante que la plupart d'entre nous ignorait, symptomatique de comment la France occulte ce qui la dérange, de la collaboration à la colonisation.

N.B.: long article de Pierre Daum sur Mediapart