70 Cinéma & DVD - novembre 2013 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 29 novembre 2013

L'inconnu du lac en DVD


Alain Guiraudie dresse un portrait extrêmement fidèle d'un lieu de drague homosexuel en évitant les clichés comme dans tous ses films. Ses origines paysannes lui permettent d'imaginer des personnages sortant heureusement du moule bourgeois. Ses héros sont bûcheron ou vendeur de fruits et légumes sur les marchés. Le rythme épouse les hésitations et les impulsions des garçons, mais la chorégraphie, presque trop élégante, produit une lenteur antonionienne qui me laisse sceptique. Le réel est si insistant qu'on en regrette le monde fantasmé de son fabuleux Roi de l'évasion où l'humour était beaucoup plus présent. Lorsque la passion glisse vers le thriller on saisit encore la force de Guiraudie à tordre le cou de la convention. Aucun de ses films ne laisse jamais indifférent.


En plus du scénario de 88 pages, l'édition en double DVD de L'inconnu du lac offre de nombreux bonus passionnants tels l'interview tendre de Guiraudie par João Pedro Rodrigues, des entretiens, lors du Festival de Cannes où l'équipe de 41 personnes monte sur scène, avec les acteurs Pierre Deladonchamps, Christophe Paou, Patrick D'Assumçao et la productrice Sylvie Pialat évoquant la manière de jouer les scènes de sexe. La genèse de l'affiche, étonnamment censurée à Versailles et Saint-Cloud, est commentée par le directeur artistique Roy Genty. On comprend qu'un pays puritain et hypocrite comme le Liban ait interdit le film ! Les scènes érotiques très crues sont d'une rare sensualité et peuvent paraître très provocantes à certains spectateurs. Epicentre Films offre enfin photos de tournage et scènes coupées, mais aussi le premier court-métrage de Guiraudie, Les héros sont immortels, qui rappelle le style naturaliste des dialogues de L'inconnu du lac.

mercredi 27 novembre 2013

Coffret DVD/Blu-Ray d'Alain Robbe-Grillet


Il y a deux bonnes raisons d'acquérir le coffret d'Alain Robbe-Grillet. La première vaut pour la qualité des trois premiers films, la seconde pour l'inventivité sonore exemplaire de Michel Fano sur les six premiers. En bonus les savoureuses présentations de Catherine Robbe-Grillet, de son nom de plume Jean(ne) de Berg, célèbre maîtresse du BDSM, et les entretiens avec celui qui fut surnommé "le pape du Nouveau Roman".
Michel Fano, qui incita Robbe-Grillet à passer de la littérature au cinéma, ne trouvera jamais meilleure collaboration pour mettre en pratique son concept de partition sonore. L'organisation des sons (bruitages, musiques, voix) y est musique et fait sens, participant de manière active au scénario, ponctuant et soutenant l'action de manière complémentaire. Il sait jouer des références culturelles ou construire des évocations que chaque spectateur interprète à sa façon. Les sonorités se transforment en une alchimie syntaxique où les filtres et résonances malaxent la matière pour créer un véritable langage accordé avec les fantaisies du réalisateur.
Leurs trois premiers films sont des merveilles : L'immortelle (1963) tourné dans une Istambul aujourd'hui perdue, le chef d'œuvre Trans-Europ-Express (1966), sorte de polar gigogne où l'on sent déjà poindre l'humour et le style bande dessinée à l'époque où Robbe-Grillet écrit L'année dernière à Marienbad pour Alain Resnais, et L'homme qui ment (1968) avec Jean-Louis Trintignant comme le précédent. Malgré ses recherches inventives sur l'écriture cinématographique où règnent le mystère et le rêve, Robbe-Grillet se complaît ensuite dans un érotisme de bazar où le sadomasochisme ne peut que mettre en scène un théâtre régressif en réponse au jeu du pouvoir. Ses faux-semblants ont quelque chose de potache dans cette sublimation de la sexualité. Décors, accessoires et costumes apparaissent désormais pour ce qu'ils sont, des artifices. On pourrait s'en délecter si le rythme n'en devenait monotone à force de vouloir nous faire croire au sérieux de l'entreprise. L’Éden et après (et sa version télé N. a pris les dés..., 1971), Glissements progressifs du plaisir(1974), Le jeu avec le feu (1975), La belle captive (1983), C'est Gradiva qui vous appelle (2006) ne sont que des contes de mille et une nuits dont les acteurs perpétuent des jeux d'enfants terribles où la transgression est plus amusante que provocante. Il n'empêche que nous avons affaire à un véritable auteur qui offre une vision très personnelle de ce qu'il était coutume d'appeler le cinématographe. (Ed. Carlotta)

mercredi 20 novembre 2013

L'ultimatum, en quatrième vitesse !


Parmi les sorties DVD et Blu-Ray à mettre au pied du sapin, deux films de Robert Aldrich plairont à ceux qui aiment les thrillers avec un fond politique. Le premier est un des chefs d'œuvre du genre puisqu'il s'agit de Kiss Me Deadly (En quatrième vitesse, 1955). Il met en scène Mike Hammer, célèbre détective créé par le romancier Mickey Spillane, aux prises avec une boîte de Pandore des plus contemporaines. Filmé et monté de main de maître, accumulant les scènes d'anthologie, ce polar paranoïaque swingue méchamment, sexy et mortel. Le scénariste A.I. Bezzerides tordit totalement le cou à l'original et Spillane n'aimait pas le film, mais les meilleures adaptations prennent toujours le large, sinon autant lire le bouquin ! Les bonus de Carlotta ne sont pas à la hauteur de ceux de la version publiée par Criterion, mais la copie restaurée est excellente et les sous-titres français...


Même s'il n'est pas aussi réussi que ceux fabriqués maison par/pour Carlotta, le bonus de Twillight's Last Gleaming (L'ultimatum des trois mercenaires) est beaucoup plus intéressant sur le film autant que sur Aldrich. Relativement méconnu, c'est un suspense haletant qui dénonce à la fois les dangers du nucléaire et le cynisme du gouvernement américain face à son échec au Vietnam. Le raid sur le silo 3 est mené par un général prêt à tout, incarné par Burt Lancaster qui a déjà tourné Bronco Apache (1954), Vera Cruz (1954) et Fureur Apache avec Aldrich. Encore marqué par la Guerre froide il préfigure les scandales présidentiels américains. Le montage en multi-écrans (split screen) permet de suivre les actions parallèles en temps réel tout au long de ce terrible dimanche 16 novembre 1981 (le film date de 1977 !).


L'ultimatum des trois mercenaires est souvent considéré comme le dernier grand film de Robert Aldrich, mais c'est rater le fabuleux ... All the Marbles (Deux filles au tapis, 1981) où Peter Falk joue le rôle d'un looser, manager de deux catcheuses ! Nous en avons profité pour nous concocter un festival Aldrich avec, en plus de ceux cités plus haut, d'autres films passionnants tels The Big Knife (Le grand couteau, 1955), Attack (Attaque, 1956), Autumn Leaves (1956), The Garment Jungle (cosigné avec Vincent Sherman qui le termina, 1957), What Ever Happened to Baby Jane? (Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?, 1962), Hush... Hush, Sweet Charlotte (Chut... chut, chère Charlotte, 1964), The Dirty Dozen (Les Douze Salopards, 1967), The Legend of Lylah Clare (Le Démon des femmes, 1968), The Killing of Sister George (Faut-il tuer Sister George ?, 1968)... C'est déjà pas mal, même si le réalisateur en a raté quelques autres que je préfère oublier !

vendredi 8 novembre 2013

La Porte du paradis en DVD


La revendication de chef d'œuvre incite à la suspicion lorsqu'il s'agit d'œuvres récentes. Les journalistes relayant les services de communication annoncent toujours le dernier disque, le dernier film d'un auteur comme son meilleur, pour rattraper le coche qu'ils ont raté quelques années auparavant, d'où une forte déception qui ne profite nullement aux artistes encensés indûment dans l'instant. Suscitée par une même démarche mercantile, l'annonce de versions cinématographiques intégrales jette un doute sur leur opportunité. Il existe pourtant des films dont la version remasterisée et rendue à sa forme avant charcutage rend justice à son réalisateur. Qu'à l'instar de la version disparue de 9 heures des Rapaces (Greed) d'Eric von Stroheim on ne regrette pas éternellement ce que les diktats de production ou de distribution ont saccagé. La version Redux d'Apocalypse Now de Francis Ford Coppola fait partie de ces joyaux qui prennent leur véritable sens seulement après qu'une version conforme aux souhaits du réalisateur ait enfin été éditée.
Il en est de même avec La porte du paradis de Michael Cimino que publie Carlotta en Blu-Ray ou double DVD (avec 2 heures de bonus dont entretiens avec le réalisateur, les comédiens Kris Kristofferson, Jeff Bridges, Isabelle Huppert et David Mansfield). Le cadeau de Noël consiste en un coffret prestige accueillant en plus le CD de la bande originale, trois livrets (l'original de la première du film, un portfolio de photos de plateau, un essai de Jean-Baptiste Thoret et de nombreuses archives) et enfin la Bible du tournage, reproduction du script personnel de 288 pages de Michael Cimino avec annotations et dessins (sortie le 20 novembre) ! En 1980 j'étais resté sur ma faim et c'est seulement dans sa version restaurée que trente-trois ans plus tard l'œuvre m'est apparue dans toute sa beauté, à la fois plastique et critique. Entre temps la voix off et les flashbacks ont sauté au montage, et le film dure maintenant 216 minutes.


La Porte du paradis est un western qui ne ressemble à aucun autre. Il faudrait revenir à John Ford pour y déceler les racines brechtiennes, d'autant que le film de Cimino, digne héritier de Visconti, est avant tout une œuvre marxiste. Les États-Unis ont la mémoire courte. Peu de films évoquent la lutte des classes qui fut chaque fois réprimée sauvagement, ici en 1890, plus tard en 1929 (voir Les raisins de la colère). La grande bourgeoisie valse dans l'ignorance de ce que vit le reste de la population ; les riches éleveurs de bétail ne peuvent accepter l'immigration récente de pauvres cultivateurs venus d'Europe de l'Est. Les accusations de voleurs de bétail rappelle douloureusement le racisme qui renaît dans notre propre pays aujourd'hui. On les taxe d'anarchistes, comme si c'était le diable.
Si Christopher Walken, Isabelle Huppert, Jeff Bridges, John Hurt, Joseph Cotten et le reste de la distribution sont parfaits, le rôle principal tenu par le fade chanteur folk Kris Kristofferson semble une erreur de casting, insignifiant bémol au milieu du maelström général.
Le portrait impitoyable de l'Amérique ne pouvait plaire au tenants du storytelling du pays de la libre entreprise. Cimino déterre les racines du mal sur lesquelles poussera le capitalisme le plus cynique. La semaine dernière, nous regardions They Live de John Carpenter où la manipulation des esprits est des plus explicites. Le film fut assassiné. Les collabos ne pardonnent jamais à ceux qui crachent dans la soupe. Dans son remarquable texte figurant dans l'un des livrets Jean-Baptiste Thoret rappelle que Lucas et Spielberg ont transformé Hollywood en parc d'attractions juteux, faussant le jeu à la manière des fast-foods qui ont gommé le goût. Le film fut une catastrophe financière. Cimino, cinéaste de la mélancolie, a trop longtemps laissé les aveugles mépriser son travail. En remontant le film il l'a sorti de son statut maudit, érigeant un manifeste où les ambiguïtés du passé dessinent un présent qui semble inextricable à qui ignore les mécanismes fondateurs de l'entropie.

mercredi 6 novembre 2013

Apartheid en Israël


Pendant des années l'opinion internationale pointait l'Afrique du Sud pour sa politique d'apartheid. Les temps ont changé. Les noirs ont été remplacés par les pauvres, ce sont évidemment les mêmes, mais la séparation des populations n'est plus aussi patente. Aujourd'hui on ose à peine fustiger l'état colonialiste israélien dont la politique ne vaut guère mieux. Les lois n'y sont pas les mêmes pour les Israéliens et les Palestiniens. Deux poids deux mesures. Depuis des décennies Israël arrache orangers et oliviers pour installer ses colons sur des terres volées aux paysans palestiniens. Le terrain de la violence est le seul qu'envisage l'État colonialiste. La communauté internationale se tait de peur d'être assimilée à un vieil antisémitisme que la culpabilité du génocide des années 40 entretient malgré les exactions inimaginables auxquelles se livre l'armée israélienne. Un jour le nom de Tsahal sera pour tous synonyme de honte. À Bil’in en Cisjordanie les villageois défendent pacifiquement leurs terres sur lesquelles ne cesse de s'étendre illégalement une colonie d'immeubles blockhaus. Les soldats israéliens leur tirent dessus avec des lacrymogènes, avec des balles réelles.
Emad Burnat s'est acheté une petite caméra vidéo pour filmer sa famille. Il capte le quotidien de ses proches parqués chez eux, spoliés par une politique inique et absurde. Sa caméra vole en éclat. Au début du film il expose ses 5 caméras brisées. Il en est à sa sixième. Certaines lui ont sauvé la vie, d'autres ne l'ont pas empêché d'être gravement touché. L'Israélien Guy Davidi, qui coréalise le film, pousse Emad Burnat à être le plus personnel possible. Les reporters viennent seulement le vendredi pour filmer la manifestation, chaque fois réprimée dans le sang. Burnat tourne aussi les autres jours. Il suit les progrès de son plus jeune fils qui prend conscience année après année de l'horreur de la situation. Burnat filme tout. Il filme la rage, il filme la mort en direct, il filme les sourires des enfants parce qu'il faut vivre. Comme eux nous sommes partagés entre la tristesse et la colère.


J'ai hésité à regarder le DVD que publie blaq out. On sait tout. On devine le reste. De nombreux films ont été projetés, tant de témoignages qui n'ont rien changé à cette situation terrible. Par le truchement du home movie et grâce à l'opiniâtreté, Burnat et Davidi réussissent à montrer un quotidien bouleversant, exemplaire, et malgré tout plein d'espérance. Cinq ans de lutte pour que les bulldozers israéliens arrachent enfin les barbelés, mais plus loin du village s'érige un haut mur de béton, un mur de la honte de plus, qui ghettoïse les Palestiniens. Ces "Mensch" ont choisi de vivre debout en prônant la paix avec courage malgré tout ce qu'ils ont subi. Le cinéma peut ouvrir les yeux de ceux qui ne pourront plus dire qu'ils ne savaient pas. En toute sensibilité et intelligence il participe à la résistance.


P.S.: Emmy Award du meilleur documentaire...