70 Cinéma & DVD - avril 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 29 avril 2014

Tel père, tel fils ?


Depuis le succès de Mix-Up ou Méli-Mélo (1985) de Françoise Romand qui précéda La vie est un long fleuve tranquille d'Étienne Chatilliez de trois ans j'exerce une attention particulière pour les films traitant d'un échange de bébés à la naissance. Ici aussi les deux familles mises en scène par Hirokazu Kore-eda dans Tel père, tel fils sont de milieux sociaux radicalement différents, fondement essentiel de chaque scénario. La terrible réalité de ce qui paraissait impensable nous oblige d'une part à imaginer nos propres réactions face à l'annonce de l'échange, d'autre part à exciter notre curiosité envers celles des protagonistes, qu'ils soient réels ou fictionnels.
Nous nous serions bien passé du piano lénifiant, catastrophique leitmotiv, scorie discréditant tant de films contemporains, mais heureusement ailleurs l'absence d'ambiance parasite qui accompagne de nombreuses scènes renvoie à la solitude du père interprété par le chanteur populaire Masaharu Fukuyama, sorte de monstre égoïste représentatif de la société machiste japonaise. Même si les mères finissent par s'exprimer il s'agit avant tout d'un film d'hommes, contrairement à Mix-Up où s'élabore le point de vue des femmes. La question de la reconnaissance nous est toujours moins évidente que pour celles qui ont porté l'enfant dans leur ventre. Le jeu des comédiens tout en retenue nous permet de participer intellectuellement et émotionnellement à l'action. Le réalisateur décrit une filiation qui va évidemment chercher son origine dans le passé : tel père, tel fils ! Être parent exacerbe les contradictions en faisant remonter ce que nous avons subi dans notre enfance. La loi du sang s'oppose à l'éducation et à la culture, et l'identification fait s'entrechoquer le désir des parents, origine de toutes les névroses, et la révolte indispensable des enfants. Dans le film, s'ils n'ont que six ans, les deux petits garçons, plus réservés que ceux qu'avait dirigé Hirokazu Kore-eda dans Nobody Knows, n'en sont pas moins conscients de ce qui se trame en secret. Comme dans Mix-Up la brutalité de la révélation et de ce qu'elle génère chez les parents met en évidence la manière dont chaque classe sociale considère sa progéniture. En interrogeant les motivations fondamentales qui nous poussent à vivre ou à le croire, Tel père, tel fils démasque l'absurdité du pouvoir et nous renvoie une image tendre et optimiste de la famille. (DVD Wild Side)

lundi 21 avril 2014

The Lunchbox, une romance gastronomique


Pour sa délicatesse à donner toute leur importance aux choses infimes du quotidien, pour l'intensité de ses rendez-vous manqués, pour son traitement social de l'inconscient, pour son observation perspicace des femmes dans un monde dominé par les mâles, le film de Ritesh Batra me rappelle les romans d'Arthur Schnitzler. Filiation évidente, le cinéaste indien se réclame de Milan Kundera dans le passionnant entretien en bonus du DVD que Blaq Out vient de publier. L'originalité de The Lunchbox n'a pas empêché ce film indépendant de toucher un large public plus habitué au faste des comédies dramatiques bollywoodiennes.


Cette romance née de l'erreur réputée quasi impossible (1 sur 16 millions) d'un livreur de repas, un dabbawallah, a provoqué un succès inattendu en Inde. L'éloignement des deux correspondants épistolaires est magnifié par toute une série de hors-champs telle la voisine au dessus de chez Ila que l'on ne fait qu'entendre. Le parfum de la cuisine concoctée amoureusement par cette femme a priori dévouée à son mari distant a raison de la bougonnerie du récent retraité alors que le spectateur ne peut que rêver ces mets fins qui mettent l'eau à la bouche. Les personnages, tel le jeune assistant qui n'aspire toujours qu'à mieux faire, sont habités par une humanité méprisée par tant de films catastrophistes et dépressifs. The Lunchbox délivre une délicieuse impression d'espoir qui ne devrait jamais nous quitter...

jeudi 17 avril 2014

Othello d'Orson Welles, au cinéma le 23 avril dans une version restaurée inédite


Si l'on me demandait ce qu'est le cinéma je montrerais sans hésiter l'Othello d'Orson Welles. Nul autre ne sait aussi bien exposer le travail d'illusionniste qu'exige le cinématographe, les sacrifices qu'il exige, la passion qu'il engendre. Après S.M. Eisenstein, Orson Welles est le maître du montage, art de l'ellipse et sens du rythme, et Othello (The Tragedy of Othello: The Moor of Venice) ne compte pas moins de 2000 plans ! Au premier abord je suis subjugué par la beauté de la lumière, la photographie noir et blanc magnifiant les décors d'Alexandre Trauner et les lieux naturels avec lesquels Welles est obligé de jongler.


Réalisé sur quatre ans, de 1948 à 1952, tant les difficultés économiques furent terribles, le film n'existe que grâce à la vision intérieure de son auteur. Dans Filming Othello, indispensable documentaire qu'il réalise en 1978 sur son chef d'œuvre, Welles raconte : "Iago sort de l'église de Torcello - une île du lagon vénitien - pour entrer dans une citerne portugaise de la côte africaine. Il a traversé le monde et a changé de continent en plein milieu d'une phrase. Dans Othello, cela arrive tout le temps. Un escalier toscan se conjugue avec un rempart marocain pour constituer un lieu unique. Rodrigo frappe Cassio à Mazagan et Cassio lui rend son coup à Orvieto, à mille lieues de là. Les morceaux du puzzle étaient séparés non par de simples espaces mais par des coupures dans le temps ; rien n'était continu, je n'avais pas de script-girl. Il n'y avait pas de moyen de rassembler les images du puzzle, sauf dans ma tête..." Il tourne au Maroc dans la forteresse de Mogador (aujourd'hui Essaouira), à Safi, Agadir et dans cinq endroits en Italie dont Venise évidemment, Rome, Pérouse et Viterbe. Les costumes n'arrivant pas, faute d'un producteur en faillite, il tourne une scène dans les bains turcs avec des serviettes sur la tête et des plans au-dessus de la ceinture. Il cadre serré pour donner l'impression de foule. Ce sont d'abord les sublimes images inspirées par les tableaux de Carpaccio qui nous impressionnent.


La copie restaurée que sort Carlotta est magnifique, même si elle est en partie controversée, probablement avec raison, par le spécialiste Jonathan Rosenbaum. La nécessité de rendre la bande-son compréhensible trahit entre autres certains passages musicaux composés par Angelo Francesco Lavagnino. De sordides histoires de droits interdisent la comparaison avec la version historique qui valut au film la Palme d'or au Festival de Cannes, la troisième fille du réalisateur, Beatrice Welles-Smith, bloquant également Filming Othello (visible sur le Net !) où le couple de comédiens Michael McLiammoir (extraordinaire Iago) et Hilton Edwards (Brabantio, père de Desdemona) participent aux commentaires.


Passé l'inventivité de chaque plan, conçu dramatiquement pour en faire un véritable thriller, je finis par m'intéresser à la tragédie de Shakespeare. Les femmes y tiennent des rôles purs quand les hommes sont vils, veules et pitoyables. Le machisme aveugle d'Othello le jette dans les bras du manipulateur pervers Iago. La jalousie du serviteur, probablement dictée par son racisme envers le Maure, se propage au chef de guerre, être simple et impulsif, incapable de transposer la stratégie militaire aux affaires du cœur. Nul sentiment de culpabilité chrétienne n'encombre son déchirement. La mort encadre le film.