70 Cinéma & DVD - février 2015 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 23 février 2015

Ugly de Anurag Kashyap


Dans le bonus du DVD de Ugly, le réalisateur Anurag Kashyap raconte que le film de genre, ici un thriller autour de l'enlèvement d'une fillette, le libère de devoir donner des réponses démonstratives sur la société indienne. Les questions que la fiction génère excitent la réflexion des spectateurs qui sortent de la projection dans le silence. Car Ugly est un film qui dérange comme tous ses précédents films, de Paanch à Gangs of Wasseypur, en passant par No Smoking, Gulaal et That Girl in Yellow Boots. Même Dev.D, remake du blockbuster Devdas, ne peut se réclamer de Bollywood, sa mise en scène critique de la société patriarcale indienne où le policier règne sur les citoyens comme le père sur la famille renvoyant le divertissement coloré à ses chimères vaudevillesques. L'abus d'autorité mène partout à la corruption et pulvérise la morale. L'obsession des Indiens pour le cinéma pousse Kashyap à équiper ses personnages des atours de ces fantasmes. Dans son pays les stars deviennent ministres, la puissance des images se muant en pouvoir politique. Ugly révèle les pires travers de chacun dans un portrait sans concession de la société indienne où les conflits de langues et de religions renforcent la hiérarchie sociale, engluée dans des coutumes sclérosantes et terriblement cruelles.


Anurag Kashyap s'appuie généralement sur des faits réels qu'il transforme et déforme en s'appuyant sur les ressources que le cinématographe lui offre, des rebondissements du scénario à une utilisation de la musique parfaitement intégrée à l'action. Trois faits divers l'ont ici inspiré, aidé par le chef des polices spéciales de Bombay pour que son inspiration ne s'encombre pas d'une fidélité démonstrative qui alourdit tant de films politiques.

Ugly, DVD Blaq out

vendredi 13 février 2015

Geronimo et Les combattants, le pouvoir des filles


Deux films récents abordent le désarroi des jeunes face à l'avenir qu'il ne leur est pas proposé. Dans Geronimo de Tony Gatlif comme dans Les combattants de Thomas Cailley l'héroïne est une fille qui semble comprendre les enjeux ou du moins elle sait ce qu'elle veut, alors que les garçons sont paumés, suivistes formatés ou rebelles à tout, même à eux-mêmes. Dans le premier ce sont des jeunes qui n'ont rien, même plus de rêves, laissés pour compte d'une société démissionnaire et criminelle, qui ont le machisme pour référence ; dans le second l'Armée de terre recrute ceux qui pensent y trouver une formation vers un futur métier sans envisager de s'engager au delà. La bagarre est un sport de mecs qui cherchent à se prouver qu'ils sont des hommes alors que ce n'est que la démonstration de leur immaturité. Dans tous les cas on les trouvera pitoyables ou l'on sera touché par leur fragilité camouflée en vantardise.


Le film de Gatlif est une sorte de remake de Roméo et Juliette, un West Side Story à la française où s'affrontent deux communautés après qu'une jeune Turque ait fui un mariage arrangé pour rejoindre son amoureux rom. Le rythme du drame doit beaucoup à la musique et à la danse, formidables, que le réalisateur maîtrise mieux qu'aucun autre élément de son film. Le film de Cailley est une comédie où les hésitations sont autant de contretemps. Mais dans l'un comme dans l'autre le rôle principal est tenu par une comédienne hors pair. Gatlif avait écrit le rôle de l'éducateur qui s'interpose entre les deux bandes rivales pour un homme. Il ne pensait plus réaliser le film avant d'avoir rencontrer Céline Sallette, extraordinaire comédienne à qui l'on souhaite une longue carrière comme à Adèle Haenel qui tient le rôle principal des Combattants, des filles qui n'ont pas froid aux yeux et font tomber les masques des petits machos auxquels leurs mères ne semblent pas avoir appris grand chose...


Les combattants, déjà sorti en DVD et Blu-Ray chez France Télévisions avec le court métrage Paris-Shanghaï de Thomas Caillez
Geronimo, sortie le 3 mars en DVD chez Potemkine avec de longs entretiens de Tony Gatlif et Céline Sallette

mardi 10 février 2015

Antarctica en DVD / Blu-Ray


À sa sortie en salles en 1983 ma fille n'était pas née et j'étais encore trop grand. Malgré un indéniable succès planétaire je n'en avais jamais entendu parler jusqu'à sa récente publication en Blu-Ray et DVD, version intégrale superbement restaurée, chez Carlotta. Le film de Koreyoshi Kurahara, Antarctica, m'a emporté jusqu'au Pôle Sud, paysages saisissants habités par des bestioles épatantes, à commencer par l'équipe d'explorateurs japonais sommés de rentrer au bercail en laissant derrière eux leurs huskies sur la banquise. Adaptée d'une histoire vraie qui secoua le Japon en 1958, l'épopée tragique des quinze chiens de traineau est bouleversante. Il aura fallu trois ans et parcourir des centaines de milliers de kilomètres pour réaliser cette incroyable aventure. La musique de Vangelis n'écrabouille pas trop le spectacle, même si on peut toujours rêver mieux que les kitcheries illustratives auxquelles le cinématographe voudrait nous habituer. Goro, Kuma, Pesu, Moku, Aka, Kuro, Pochi, Riki, Anko, Shiro, Jack, Deri, Taro et Jiro, tous chiens de Sakhaline, avaient été prêtés par leurs maîtres aux explorateurs. La honte est un sentiment puissant au Pays du Soleil Levant. C'est une histoire terrible et fabuleuse qui met en scène la relation étonnante qu'entretiennent certaines espèces. Les amis des bêtes, les amoureux des chiens ou des grands espaces ne doivent manquer ce film sous aucun prétexte.

vendredi 6 février 2015

Le cinéma américain dans de beaux draps


Aujourd'hui c'est blockbuster. Si tant de cinéastes se répandent en niaiseries, propos indigestes, conventions maladroites, lourdeurs de style, la presse spécialisée porte une lourde responsabilité. Leur fascination pour le pouvoir les fait encenser Clint Eastwood ou Martin Scorsese dont les réussites sont très loin derrière eux. Ainsi le scénario de American Sniper, boursouflure patriotique va-t-en-guerre porte en étendard le meurtre de résistants à l'envahisseur yankie en Irak, avec une paresse répétitive. Dans sa lunette borgne Eastwood passe à côté de son sujet en cadrant son obsession sans visionner les raisons de l'adversaire ni entrevoir le paradoxe qu'il inscrit sur un carton en fin de film, la mort de son héros assassiné quelques années plus tard par un autre vétéran en pétage de plombs.


Il n'est pas étonnant que Whiplash ou encore Foxcatcher de Bennett Miller plaise aux machos bagarreurs ou à leurs admirateurs timorés, fascinés par le struggle for life, et les fantasmes du pouvoir. Ce film est d'ailleurs produit par Megan Ellison, fille de Larry Ellison et vice-présidente d'Oracle Corporation ! Megan, c'est True Grit, Lawless, The Master, Zero Dark Thirty , American Hustle, The Grandmaster, cherchez leur point commun ! Même Her s'y inscrit en creux lorsqu'on le rajoute à la liste. Quant au papa Ellison, c'est la cinquième plus grande fortune mondiale et Oracle tient son nom de ses connexions directes avec la CIA. Le film met en scène des lutteurs abrutis et un milliardaire pervers qui s'invente des jouets humains pour combler son ennui. Aucun recul ne permet d'imaginer un contre-champ idéologique à ces complaisances brutales.


Birdman, la dinguerie d'Alejandro González Iñárritu, est un miroir de cette gloire passée qui rend fou. Rayon nostalgie qui passe à côté de son sujet, ajoutez les biopics Get On Up de Tate Taylor et Jimi All Is By My Side de John Ridley, réciproquement sur James Brown et Jimi Hendrix, superbes numéros d'acteurs, mais révisionnisme politiquement correct à la clef.
Entretenant la peur, peur de l'autre évidemment, celui qui n'est pas comme nous, l'apocalypse nous est également servie à toutes les sauces de Dawn of The Planet of The Apes à These Final Hours en passant par The Machine, Automatica et Edge of Tomorrow qui ne sont pas ce qui s'est fait de pire dans le genre. Interstellar de Christopher Nolan (Memento) n'échappe pas au vide interstellaire : après un début lent et intrigant on sombre dans un trou noir où l'on n'apprend rien et où les liens père-fille encombrent le récit de la même manière que dans le ratage Gravity. Comme Radiguet se moquant d'une peinture de bataille (tout est en acier, excepté les cuirasses), on pourrait dire que tout est en acier, excepté le robot, qui mérite sérieusement un prix d'interprétation. Je vous épargne les thrillers John Wick, Cold in July, The Drop, etc., que l'on oublie aussi vite la lumière rallumée...


Heureusement J. C. Chandor réussit A Most Violent Year, polar très personnel, où l'hémoglobine est accessoire (il aurait pu même s'en dispenser complètement), et surtout d'où le cynisme insupportablement propre à notre époque est exclu.
De même, la grande randonnée pédestre d'une jeune femme qui cherche à se refaire une santé en remontant la côte ouest des États Unis dans Wild de Jean-Marc Vallée (Dallas Byer's Club) laisse entrevoir des perspectives que le cinéma américain cadenasse systématiquement, en noyant le poisson dans un sirop symphonique redondant, aussi gras qu'un double Mac Do (par contre, la bande-son de Wild mixe habilement des bribes de musique filtrées très bas, comme des réminiscences dans la tête de Reese Witherspoon).
Autre canadien passé de l'autre côté de la frontière, Philippe Falardeau présente The Good Lie, un film plein de bonnes intentions sur les réfugiés soudanais aux États-Unis, mais il perd progressivement l'originalité de ses premiers films (La moitié gauche du frigo, Congorama). Idem avec Selma de Ava DuVernay, sur un épisode du combat non-violent de Martin Luther King en Alabama, qui souffre des défauts habituels aux films démonstratifs à message politique explicite. Préférons Nightcrawler de Dan Gilroy, critique virulente du milieu morbide qui a engendré la télé-réalité. Jake Gyllenhaal y interprète un photographe prêt à tout pour se sortir de la misère et accéder au pouvoir, et là on n'échappe pas à la mise en scène du cynisme poussé à son paroxysme.


Fidèle à lui-même, pour Boyhood Richard Linklater installe un protocole de tournage qui colle à son sujet, ici la vie d'une famille filmée vraiment sur douze ans, les comédiens vieillissant en même temps que leurs rôles. Beau portrait de l'Amérique où les évènements glissent élégamment dans le réel recomposé. Autre film tendre à résonance familiale, Love is Strange de Ira Sachs met en scène un couple âgé de deux hommes en butte aux difficultés que pose leur homosexualité après l'âge de la retraite.
Sinon, on a toujours la ressource de regarder des films d'autres continents en espérant qu'ils ne calquent pas scénarios et traitements sur le modèle dominant, ce cinéma de divertissement conçu pour rendre nos cerveaux disponibles au storytelling et à la désinformation, jouant sur l'émotion au détriment de la réflexion, excitant nos pulsions consuméristes et patriotiques, amnésique aussi car il fait fi des histoire(s) du cinéma en n'offrant plus que des produits pré-mâchés. There is no business like show business.

mercredi 4 février 2015

Frank, futur film-culte ?


Frank a tout pour devenir un film-culte. Inspiré par le personnage de Frank Sidebottom créé par le musicien Chris Sievey, l'artiste anonyme et brintzingue qui se cache sous le masque d'une tête énorme en papier mâché se réfère évidemment au chanteur Daniel Johnston dont la santé mentale déficiente renvoie aux fantasmes que génère l'art brut. Ajoutez que le film de Lenny Abrahamson fait résonner les mythes américains du rocker maudit et de la success story et vous avez tout ce qu'il faut pour promouvoir un drôle d'objet que l'on comparera aisément aux élucubrations naïves de Michel Gondry.


Le film baigne dans un climat fragile et déstabilisant où flottent les personnages joués par Michael Fassbender, Maggie Gyllenhaal, Domhnall Gleeson... Les fans d'expérimentation apprécieront les séquences improvisées sur des instruments de fortune tandis que les amateurs de la grande histoire du rock 'n roll retrouveront tous les ingrédients de sa mythologie destroy, bouges déserts, querelles d'égos, suicide prématuré, solitude des grands espaces, défonce et succès inespéré se dissipant aussi vite abordé.

Déjà en DVD et Blu-Ray aux États-Unis, Frank (site) sort en France dans les salles aujourd'hui.

lundi 2 février 2015

Broadchurch et Mr Selfridge, séries britanniques


Deux séries anglaises nous font passer l'hiver en attendant les nouvelles saisons américaines du printemps. La plus excitante est sans conteste Mr Selfridge où l'émancipation des femmes s'épanouit dans le décor d'un grand magasin de luxe londonien, l'équivalent du Bon Marché ou des Galeries Lafayette, dirigé par un américain paternaliste au début du XXe siècle. Les dialogues d'une grande finesse, le jeu des comédiens anglo-saxons qui travaillent leur rôle comme peu de Français en prennent la peine, la psychologie des personnages, la qualité des décors et costumes confèrent à cette "comédie" dramatique de 10 épisodes de 45 minutes élégance, sensualité, splendeur, éclat et prestige, résumés par le mot british, glamour.


La première saison se déroule en 1908-1909, la seconde entre mars et novembre 1914 et la troisième qui vient de débuter en 1919. Des suffragettes au remplacement des hommes partis se battre, les femmes y affirment leur pouvoir et assument leur indépendance, sans camoufler les différences de classe. Selfridge avait compris qu'il ne lui fallait pas seulement vendre des produits, mais des histoires où les clients, et surtout les clientes, se projetteraient. Mettant en scène la naissance de la société de consommation, Mr Selfridge, inspirée d'une histoire vraie, est une réponse féministe à Mad Men qui montrait comment notre monde avait été forgé par la publicité dans les années 60.


Simultanément, la chaîne ITV diffuse également la série policière Broadchurch, du nom d'un patelin imaginaire. Tournée dans le Dorset et le Somerset qui déroulent de magnifiques paysages de falaises au bord de la mer et de campagne anglaise, l'enquête policière cède souvent la place à une étude de caractères où la fragilité des personnages révèle la difficulté d'être de chacun et chacune face à la mort, ici celle d'un enfant. Là encore la qualité de l'interprétation profite à cette série limitée à deux saisons de 8 épisodes de 45 minutes chacune. La seconde est en cours de diffusion...