Jean-Louis Comolli n'a pas beaucoup changé depuis la dernière fois que nous nous étions croisés alors que j'étais encore étudiant à l'I.D.H.E.C. (Institut des Hautes Études Cinématographiques, ancêtre de la FEMIS) il y a plus de quarante ans ! À l'occasion d'une soirée organisée par Siggraph France en partenariat avec Cap Digital, le cinéaste présentait son nouveau livre, Cinéma, mode d’emploi - De l’argentique au numérique écrit avec Vincent Sorrel. J'étais invité à défendre le numérique, mais je partageai globalement les propos des deux autres débatteurs, à savoir qu'il ne faut pas confondre le support technique et les conséquences qu'il produit sur les œuvres et sur les consciences, soit les auteurs et leur public.
Comolli définit le cinéma par le rapport visible / non visible, ce qu'en homme du son je nomme le hors-champ quand lui fait référence au hors-cadre, et par la salle obscure où il faut qu'au moins un spectateur assiste au spectacle. Nous digressâmes allègrement, condamnant le flux, revendiquant que le cinéma ne peut se contenter d'une image plus petite que le spectateur, soulignant l'ellipse, tentant de circonscrire le cinéma ou l'audio-visuel tandis que j'avançai que les œuvres interactives et les nouveaux supports offrent des possibilités nouvelles à un genre nouveau qui ne doit pas forcément s'appeler cinéma. Je résume très succinctement un débat qui partit dans tous les sens pour notre plus grand plaisir, comme le livre de Comolli et Sorrel dont plus de 800 termes offrent autant d'entrées sur ce qui nous anime et que nous animons.


À l'issue de la soirée, Jean-Louis Comolli me confia un exemplaire de son nouveau film récemment sorti en DVD et intitulé Cinéma documentaire, fragments d'une histoire. Dès les premières images commentées par l'auteur lui-même, notre complicité de points de vue se vérifia. Le documentaire est mis en scène tout autant que la fiction. Le cadre et le montage façonnent le réel pour faire son cinéma, les acteurs agissent se sachant filmés, etc. La réussite du film de Comolli tient dans la personnalisation de son histoire(s) du documentaire. Si tous les extraits choisis sont des diamants noirs, son engagement politique révèle les lignes de force du genre. En intégrant des vues fixes et sa main écrivant les idées déterminantes sur un carnet, le cinéaste critique nous laisse le temps de réfléchir. Or cette réflexion est justement la ligne de démarcation qui sépare le cinéma d'auteur dont il est l'un des ardents défenseurs et le cinéma de distraction (entertainment comme disent les Américains). Ses références sont lumineuses tel Walter Benjamin précisant "le fascisme est l'esthétisation de la politique et le communisme est la politisation de l'esthétique" comme Comolli compare la manière de tourner de Dziga Vertov et celle de Leni Riefenstahl. Il rend évidemment hommage à L'homme à la caméra, comme aux frères Lumière, à Flaherty, Van der Keuken, Rouch, Buñuel, Franju, Pialat, Debord, Resnais, Drew, Leacock, Sidney Bernstein, au groupe Medvedkine, à Ivens et Loridan, Le Masson et Deswarte, Vittorio de Seta, Brault et Perrault, Imamura... Les extraits qui passent sur la table de montage font choc. Certains provoquent et révoltent, d'autres bouleversent ou épatent, mais tous font sens. Les grands moments de l'Histoire du XXe siècle sont formidablement résumés en quelques secondes, de la Révolution de 1917 à Mai 68 en passant par la prise de Barcelone par les troupes anarchistes, les camps de concentration allemands, l'assassinat de J.F.Kennedy, la guerre du Vietnam... Les plans choisis correspondent parfaitement à l'idéologie que chaque évènement véhicule. La chronologie s'arrête en 1975 quand la télévision accède au pouvoir. Ailleurs Comolli insiste sur l'échange de regards qui passe par l'objectif de la caméra avant de traverser celui du projecteur, le rôle du son lorsqu'il devint synchrone et celui du commentaire, les conditions budgétaires ("pauvre en moyens, riche en temps") et l'appropriation possible par tous de ce medium témoin de son siècle. Cette leçon de cinéma passionnera tout autant ceux qui n'y connaissent pas grand chose que les mordus cinéphiles.

→ Jean-Louis Comolli, Cinéma documentaire, fragments d'une histoire, DVD 55' avec livret 16 pages, Ed. Documentaire sur Grand Écran, 10€
→ Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel, Cinéma, mode d’emploi - De l’argentique au numérique, livre 448 pages, Ed. Verdier, 28€