70 Cinéma & DVD - novembre 2015 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 18 novembre 2015

Body Double en coffret ultra collector


L'éditeur Carlotta continue de privilégier l'Histoire du cinéma aux sorties récentes en publiant DVD et Blu-Rays de films incontournables. Mine d'or pour étudiants et cinéphiles, en plus des bonus (témoignages sur les thèmes de la séduction, de la mise en scène, du mystère et de la polémique), un livre de 200 pages agrémenté de 50 photos inédites accompagne le coffret "ultra collector" de Body Double de Brian de Palma. Tirage unique limité à 3000 exemplaires, cette nouvelle collection proposera 4 coffrets par an. Le livre, très vivant, écrit par Susan Dworkin est bien documenté avec un point de vue intelligent.


À le revoir, le thriller de de Palma m'apparaît plein d'humour plus qu'il ne fait peur, et son érotisme masque la violence. J'ai longtemps pensé que le réalisateur était un pâle imitateur d'Alfred Hitchcock alors qu'il lui rend hommage en réinterprétant ses thèmes de prédilection et sa technique du suspense. Ici les clins d'œil à Vertigo (Sueurs froides) et Rear Window (Fenêtre sur cour) sont évidents, mais il se joue de notre reconnaissance pour nous attirer dans ses filets. Les références hitchcockiennes deviennent des éléments de l'énigme. Plutôt qu'un remake, de Palma compose un rethink, fantaisie palpitante en forme de variation.

→ Brian de Palma, Body Double, restauré 4K, coffret ultra collector Blu-ray + 2 DVD + Livre 200 pages, 50€ (également disponibles en éditions singles Blu-ray et DVD), à paraître le 2 décembre 2015

vendredi 13 novembre 2015

De la piété filiale


À regarder les films Garçon d'honneur (Xi Yan / The Wedding Banquet) et Salé, sucré (Yin Shi Nan Nu / Eat Drink Man Woman) on ne peut que s'interroger sur la piété filiale des Chinois face à l'individualisme des Occidentaux. Après ses débuts avec Pushing Hands, Ang Lee réalise les deuxième et troisième volets de sa trilogie Father Knows Best en 1993 et 1994. Le premier raconte l'impossibilité d'un jeune homme à annoncer à ses parents qu'il est homosexuel et ne leur donnera pas de petit-fils, le second met en scène la difficulté de trois filles à se marier en abandonnant leur père.
Lors de mes voyages en Asie j'avais été sidéré par l'importance de la famille où les personnes âgées étaient choyées contrairement à ce que nous vivons ici. Plusieurs générations y ont l'habitude de cohabiter sous le même toit et l'avis des aînés est prépondérant. Si vous connaissiez ma mère, cette situation vous paraîtrait, comme à moi, surréaliste, inconcevable ! Dans ces deux comédies dramatiques, Ang Lee, Taïwanais tôt émigré aux États-Unis, pointe les absurdités que la tradition engendre, plongeant douloureusement les jeunes adultes dans une culpabilité qui semble inextricable.
Dans Garçon d'honneur le trio new-yorkais invente un stratagème qui semble convenir à chacun pour noyer le poisson, mais le mensonge est compliqué à maintenir malgré les apparences. L'amour filial est incompatible avec les sentiments amoureux du couple tandis que l'amour paternel exige de sauvegarder les apparences. La scène du banquet tant redoutée est délirante de beauferie et farcie d'hypocrisie sociale alors que l'homosexualité y suinte discrètement.
En ce qui concerne l'exposition gourmande je préfère évidemment les scènes culinaires de Salé, sucré qui fascinent tous les grands chefs de la planète. Comment ne pas ne pas saliver et en baver de désir ? L'érotisme qui s'en dégage montre à quel point l'oralité est puissante dans les arts de la table. Feu d'artifice chorégraphique dont on sent les parfums, il évoque une rigueur qui, transposée à l'organisation familiale, devient une chape de plomb impossible à digérer. Les trois filles du vieux chef cuisinier sont en proie à des contradictions terribles, refoulant leurs sentiments tant dans la fuite que dans la responsabilité qu'elles pensent devoir assumer. L'habile scénario réserve heureusement des surprises, révélant le combat dialectique auquel chacune se livre pour composer avec le poids des traditions et l'évolution récente d'une société fascinée par les modèles occidentaux de libération individuelle. Le père incarne lui-même cette révolution des mœurs, choquante et provocante.
Ayant fait mes propres choix de vie en m'épanouissant sentimentalement après avoir réglé leur compte à mes aînés, il me reste à passer en cuisine, étape jamais résolue car se répétant délicieusement à chaque repas. J'aurais pu développer les avantages et inconvénients de la famille, mais Salé, sucré a excité mes papilles, me forçant à abréger illico cette chronique.

→ Carlotta sort ces deux comédies dramatiques en DVD et Blu-Ray remasterisées le 25 novembre, accompagnées de longues interviews avec Ang Lee, le producteur-scénariste, l'acteur .

mercredi 4 novembre 2015

OUT 1, des vies parallèles


Revoir en Blu-Ray les douze heures trente de OUT 1 plus de quarante ans après sa projection alors que j'étais étudiant à l'Idhec me renvoie à ma jeunesse, ou plutôt à une autre, une jeunesse que j'aurais fait semblant de vivre, en contrebande ou dans une quatrième dimension, comme si j'avais croisé les personnages de Jacques Rivette à d'autres moments de ma vie et qu'ils s'étaient finalement retrouvés plus tôt, en 1973, lorsque notre école hébergée par le Théâtre du Ranelagh avait brûlé et que nous nous étions réfugiés dans un ancien studio de photo rue de Boulainvilliers. Le metteur en scène était venu présenter son film fleuve et, probablement sur sa suggestion, Michael Lonsdale assura le cours de direction d'acteurs. L'avenir me permet de recomposer le film par une sorte de voyage dans le temps d'où émergent de nouveaux Treize d'après Balzac. Mon maître, Jean-André Fieschi, responsable de l'Histoire du cinéma à notre École, cultivait lui-même le thème du complot et je me souviens avoir dîné chez lui avec Rivette comme avec tant de passeurs qui m'initièrent au mystère ou à l'analyse.

Un soir où nous sortions de la Coupole, Jean-Pierre Léaud me susurra à l'oreille, l'index dressé devant ses lèvres, levant les sourcils vers un ciel noir, "chut, parce qu'il y a... les voix !". En 1985 j'engageai Lonsdale pour jouer Le K et Jeune fille qui tombe... tombe, deux nouvelles initiatiques de Dino Buzzati, avec Un Drame Musical Instantané. Immense régal. Dix ans plus tard je le dirigeai ainsi que Michel Berto pour ma partition sonore de l'exposition-spectacle Il était une fois la fête foraine. En 1976 Francis Gorgé et moi avions déjà joué Cool Sweety et Speedy Panik avec Hermine Karagheuz et Annick Mével. Chaque décennie semble se fondre dans les précédentes. En 1993 Bulle Ogier participait à Sarajevo Suite avec une fragilité qui me désarçonna. Je suis amusé de reconnaître ici ou là, le long des huit épisodes de OUT 1 Noli Me Tangere, Jean-Pierre Drouet (dont le zarb marque les points de suspension du récit), Jean-Pierre Bastid, Jacques Doniol-Valcroze, Bernard Eisenschitz, Bernadette Lafont, Eric Rohmer, Jean-François Stévenin... Rien d'étonnant : tous faisaient plus ou moins partie de la famille de mon précepteur, ou du moins de ce monde magique que je découvrais avec gourmandise. Je n'en étais pas moins furieux lorsque JAF me présenta un soir à Edouardo de Gregorio comme "son ombre" !


En revoyant la version longue de OUT 1 je reconnais mon goût pour l'improvisation, et pour le cinéma des illusions au détriment du théâtre qui surjoue. D'un côté la longueur apprivoisée grâce à La région centrale de Michael Snow, de l'autre mon amour pour les ellipses que le montage de la version "courte" (4h15) de OUT 1 Spectre favorise. Dans son texte OUT 1 et son double figurant dans le passionnant livret du coffret DVD, Jonathan Rosenbaum a raison d'évoquer les séries TV pour signaler à quel point la durée n'est plus un problème pour les spectateurs d'aujourd'hui. À partir d'une certaine longueur les films vous absorbent, chute libre qu'Alice nous indique à suivre le lapin blanc en dévorant ces merveilleux biscuits. Sous le grand écran nous perdons la notion des dimensions comme celle du temps. Après l'effort des premières bobines où deux troupes de théâtre d'avant-garde répètent inlassablement et improvisent devant nous selon les canons explosifs de l'époque (Grotowski, le Living Theater, etc.), plus l'on s'enfonce plus le film devient passionnant. Ça se mérite ! N'est-ce pas le propre des sociétés secrètes ? Parallèlement Léaud, dans le rôle d'un faux sourd-muet, et Juliette Berto, paumée comme souvent, mènent leur barque, mais c'est nous qui allons en bateau dans ce film choral où les acteurs se croisent subrepticement au gré des flows. Chacun des huit épisodes, de la durée traditionnelle d'un long métrage, est une navette d'un personnage à un autre, formant une sorte d'anadiplose dramatique où, avec le recul, les entrées en scène surprennent comme des coups de théâtre.
Comme beaucoup, le film est un miroir de son temps, même si Rivette oppose son OUT à la mode du in de l'époque. Après 1968 le désir de faire "autrement" était la règle, ou du moins la question se posait. Or Noli me tangere (en latin "ne me touche pas", du Christ à Marie-Madeleine lors de sa résurrection !) est à la fois une charnière et la clef d'une époque qui allait pourtant se refermer.

Out 1, Jacques Rivette, coffret prestige en édition limitée en combo 6 Blu-ray + 7 DVD, Carlotta, 79€ en précommande jusqu'au 18 novembre, jour également de la sortie au cinéma, contenant les deux versions du film en restauration 2K, Out 1 : Noli me tangere (version intégrale de 12h30), Out 1 : Spectre (version de 4h), le livre Out 1 et son double (version bilingue français/anglais) avec un essai inédit de Jonathan Rosenbaum, un documentaire inédit de 90 mn, des cartes postales