70 Cinéma & DVD - mai 2018 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 29 mai 2018

Huit heures ne font pas un jour


J'ignore pourquoi certains cinéastes me font aller vers eux à reculons. Pourtant chaque fois que je regarde un film de Rainer Werner Fassbinder, je suis passionné et admiratif de son regard critique sur notre société. La projection de Berlin Alexanderplatz (1980) m'avait enthousiasmé au delà de toute espérance, quatorze heures qui m'avaient tenu en haleine. L'éditeur Carlotta publie Huit heures ne font pas un jour, un précédent feuilleton réalisé en 1972, ainsi que deux coffrets (volumes 1 et 2) du cinéaste allemand. J'ai eu la même réaction devant les cinq épisodes de cette histoire familiale en milieu ouvrier. Le titre insiste sur la vie en dehors du travail. Jusque là, les séries montraient des familles bourgeoises. Non seulement Fassbinder révèle les préoccupations de la classe ouvrière en élevant soigneusement le débat, mais il propose une vision fondamentalement optimiste des luttes sociales, somme toute en sympathie avec son époque. Le cynisme n'était pas du tout de mise et le prolétariat n'avait pas baissé les bras, bien au contraire. Au travers de cinq couples il aborde des questions qui sont toujours d'actualité, et peut-être aujourd'hui plus cruciales que jamais devant la brutalité de la politique ultralibérale de nos gouvernements vendus aux banques et le combat incessant qu'il est nécessaire de mener pour l'égalité des femmes et des hommes ou la solidarité des travailleurs. Les personnages principaux sont particulièrement attachants dans leur fragilité, leur fantaisie ou leur lutte sociale. Au couple Jochen et Marion interprété magistralement par Gottfried John et Hanna Schygulla s'ajoute la truculente grand-mère, Luise Ullrich. Fassbinder n'évite ni la question du racisme envers les immigrés, ni la violence du machisme, ni le problème que posent les loyers ou le divorce.


Fassbinder filme à coups de zooms brutaux, ou de fins de séquences qui recadrent rapidement un autre élément du décor, sorte de contrepoint à la scène qui vient de se terminer, et il coupe aussitôt. Dans notre école de cinéma on nous interdisait ce genre de mouvements, mais un cinéaste peut faire ce qu'il veut, surtout s'il affirme ses choix, ici une démarche foncièrement dialectique. On sent l'écart qui nous sépare de cette époque où les ouvriers voulaient prendre en charge leurs méthodes de travail pour produire mieux dans de meilleures conditions de confort et d'intelligence, quitte à partager les bénéfices avec le patronat, ce que lui-même envisageait fort bien, plutôt que de désinvestir ceux qu'il exploite. À voir l'héritage de mai 68, on peut taxer d'utopie l'optimisme d'alors de Fassbinder, mais c'est pourtant par des actes positifs et inventifs que tous les travailleurs que nous sommes peuvent espérer construire un monde nouveau. Cette révolution n'aboutira pas sans heurts, le pouvoir financier étant devenu si arrogant qu'il ne lâchera jamais sans y être forcé. En 1972, la WDR annulera tout de même les trois derniers épisodes que Fassbinder avait prévus et qui devaient monter d'un cran dans sa révolte contre le Capital.

→ Rainer Werner Fassbinder, Huit heures ne font pas un jour, 3 DVD ou 3 Blu-Ray Carlotta avec supplément documentaire, 35,10€
→ Rainer Werner Fassbinder, Vol. 1 (L'Amour est plus froid que la mort, Le Bouc, Prenez garde à la sainte putain, Le Marchand des quatre saisons, Les Larmes amères de Petra Von Kant, Martha, Tous les autres s'appellent Ali), 4 Blu-Ray + 1 DVD de suppléments (Michael Ballhaus à propos de Martha, deux entretiens avec Fassbinder, et Life, Love & Celluloid de Juliane Lorenz), 50,16€
→ Rainer Werner Fassbinder, Vol. 2 (Effi Briest, Le Droit du plus fort, Roulette chinoise, L'Année des treize lunes, Le Mariage de Maria Braun, L'Allemagne en automne, Lola, une femme allemande, Le Secret de Veronika Voss), 4 Blu-Ray + 1 DVD de suppléments (des analyses de Marielle Silhouette, Nicole Brenez et Cédric Anger, de Patrick Straumann, de Caroline Champetier, de Jean Douchet, les souvenirs de Hanna Schygulla, un essai de Nicolas Ripoche, un entretien avec Heike Hurst), 50,16€

mercredi 2 mai 2018

Bad Banks, la catastrophe annoncée


Comme je préfère écrire sur des sujets peu ou mal traités, je regarde si personne n'a déjà abordé la série allemande Bad Banks sur Mediapart où mon blog est en miroir. Or Philippe Riès y a déjà signé un excellent article, «Bad Banks», une Allemagne dévergondée, sur ce thriller économique diffusé début mars sur Arte. Alors qu'est-ce que je fais ? Je passe mon tour ou je paie pour voir ? La série en 6 épisodes, qui sera reconduite pour une seconde saison, dresse un portrait terriblement juste du monde des traders, pions dopés et surexcités entre les mains de la haute finance internationale. Cela commence par des émeutes parce que les épargnants craignent de ne pas pouvoir retirer leurs économies. La suite du film de Christian Schwochow est un flashback haletant sur les acrobaties sans foi ni loi des spéculateurs.


Ce qui pourrait sembler une politique-fiction est basé sur des faits réels et risque fortement d'arriver si une nouvelle crise s'empare du secteur bancaire, scénario prévisible au su de la loi de 1973 dont le Traité de Maastricht a repris les termes, à savoir que depuis le 1er janvier 2016, selon une directive européenne transposée en France, les comptes clients dotés de plus de 100 000 euros de dépôts, tout confondu, peuvent être prélevés pour contribuer au sauvetage de leur banque. La vôtre avait l'obligation de vous envoyer cette information il y a quelques mois. Si l'ordonnance du 21 août 2015 est passée, c'est bien pour qu'elle puisse être un jour appliquée. Cela ne touche pas les petits épargnants dont les comptes sont sous la barre, et encore moins les riches qui ont délocalisé leurs avoirs en pratiquant l'évasion fiscale ! Par contre la classe moyenne que le Capital a choisi comme vache à lait est évidemment dans le collimateur. Lors d'un dîner chez des amis deux commissaires aux comptes et un banquier très haut placé (ce n'était pourtant pas un endroit si en vue !) m'ont expliqué que tout pouvait explosé dans l'heure ou plus tard, et qu'il était inconscient de conserver plus de 100 000 euros dans une seule banque. Il serait donc indispensable d'ouvrir plusieurs comptes, dans différents établissements, afin de ne jamais dépasser le seuil fatidique. C'est ce qu'on appelle le bail in, contrairement au bail out, renflouement par l'État. Si l'on en arrive là, la directrice de mon agence bancaire me confie que des émeutes auront inévitablement lieu et qu'elle-même perdra son emploi !
En attendant, vous apprécierez la férocité de ce monde financier du chacun pour soi dont les protagonistes ne pensent qu'à leur carrière au détriment de toute vie familiale, où la transparence des buildings n'est qu'un paravent à ce qui s'y joue, où les bénéfices atteignent de telles sommes qu'ils en deviennent abstraits pour le commun des mortels et où la société capitaliste expose sa maladie profonde qui l'entraînera à terme dans sa chute. Les acteurs y sont merveilleusement dirigés, en particulier les rôles principaux tenus par des femmes, Paula Beer et Désirée Nosbusch, qui, dans ce monde fondamentalement machiste dans ses pratiques, doivent être encore plus retorses que leurs collègues mâles... Et rapides tant la vitesse tient une place primordiale dans ce jeu de dupes.