Si la version de Michel Gondry sortie en 2013 est à oublier séance tenante, il est merveilleux de retrouver L'écume des jours adapté au cinéma par Charles Belmont en 1968. Bonne année, bon cru, mais le 20 mars n'était pas forcément une bonne date pour remplir les salles alors que deux jours plus tard la marmite commençait à bouillir à Nanterre. Le film est moins dépressif que le roman de Boris Vian, mais il en a conservé l'incroyable fantaisie. Plus que l'intrigue, donc le texte, c'est le contexte qui m'emballe. Les décors merveilleusement inventifs d'Agostino Pace ressemblent à ce que va devenir l'art moderne des années 70. La fraîcheur des comédiens rend le soufflet léger tel le mobilier gonflable et l'eau qui ruisselle, fut-elle mortelle. Jacques Perrin, Marie-France Pisier, Sami Frey, Annie Buron, Bernard Fresson, Alexandra Stewart sont des bulles de savon. On est aussi toujours content de voir Claude Piéplu ou d'entendre la voix de Delphine Seyrig. La bande-son fait partie du bonheur. André Hodeir a composé une partition jazz qui ne swingue pas plus que d'habitude, mais c'est ce qui fait son charme, droite, pimpante, pleine d'imagination, étonnante, et Pïerre Henry a sonorisé les machines avec ses bruits électroniques.


Boris Vian avait 26 ans lorsqu'il écrivit L'écume des jours en 1946. Vingt ans plus tard, c'est bien un film zazou que porte cette équipe de jeunes comédiens et techniciens. Que ce soit l'immédiat après-guerre ou les évènements de mai qui se profilent, le roman comme le film respirent une liberté devenue rare au siècle suivant. La présence de la mort n'est là qu'une peur adolescente, une anticipation anachronique qui la relègue à un effet de théâtre. Quant à l'amour, thème prépondérant, il est simplement dans la nature des choses...

Le film a été longtemps oublié, mais ce n'est rien en regard des échecs successifs de Boris Vian, et ce, quel que soit le mode d'expression qu'il aborde. Devant tant d'incompréhension il change souvent de registre, passant de la littérature à la musique (le coffret de 6 CD Boris Vian et ses interprètes est une merveille que je réécoute souvent), des scénarios de films à la peinture : ingénieur formé à l'École centrale, il invente le célèbre pianocktail (que Belmont "construit" pour son film), mais il fut écrivain, poète, parolier, chanteur, critique musical, musicien de jazz (trompettiste), directeur artistique (Gainsbourg prendra sa relève chez Philips), scénariste, traducteur, conférencier, acteur, peintre. Hélas en France on n'apprécie guère les touche-à-tout, sauf à leur accoler le suffixe "de génie". Sa philosophie "pourquoi se contenter d'une seule existence s'il est possible d'en mener plusieurs ?" semble surtout guidée par l'absence de succès quoi qu'il aborde. Son génie ne sera reconnu qu'après sa mort en 1959.

Mon père n'est plus là pour me raconter comment il écrivit, ensemble avec Vian, un roman érotique, et, ignorant sous quel pseudonyme (Vian en avait des dizaines) je l'ai probablement revendu à la mort de ma mère sans savoir lequel c'était. Je me souviens seulement qu'elle trouvait Boris prétentieux lorsqu'il venait à la maison, mais de toute manière, misanthrope, elle n'aimait personne. En cherchant des informations sur lui, je tombe sur une incroyable interview de son fils Patrick accordée à L'Express en 2011. Au début des années 70, j'avais plusieurs fois projeté les images de notre light-show H Lights sur son groupe Red Noise, mais je n'avais jamais osé l'interroger sur son père. Il y avait aussi le magasin d'Alain Vian, frère de Boris, qui vendait rue Grégoire de Tours des instruments de musique extraordinaires, mais beaucoup trop chers pour notre porte-monnaie. On allait plutôt chez Bissonnet, dit "le Boucher", rue du Pas-de-la-Mule, qui faisait des prix aux musiciens...

→ Charles Belmont, L'écume des jours, DVD L'éclaireur / StudioCanal, sortie le 10 juin 2020