Le tricot est affaire de femmes, c'est entendu. Pourtant Anna Genard ne tricote pas, elle fait des nœuds. Dans les années 70 comme nombreuses hippies elle s'était mise au macramé pour tricoter des sacs en fibre de lin, mais ce nœud est trop plat. Partie au Mexique étudier avec le sociologue Ivan Illich qui enseigne au CIDOC à Cuernavaca, elle est séduite par les philosophies locales. Elle s'inspirera des Aztèques, Mayas, Toltèques, Olmèques, mais que sais-je de toutes ces civilisations déchues ? Ne connaissant que les nœuds appris aux Louveteaux lorsque j'avais huit ans, je n'ai d'autre alternative que d'aller interroger Anna sur les ficelles de son métier ! Elle m'ouvre sa Bible, Le Grand Livre des Nœuds de Clifford W. Ashley traduit par son amie d'adolescence, Karin Huet, pour me montrer le seul qu'elle emploie, le nœud de baguettes. Elle l'applique au coton qu'elle chauffe et teint dans un chaudron de cuivre, au sisal, au chanvre et autres fibres magiques comme celle du cactus mescalero. Les figures rituelles me font de drôles de grimaces en susurrant de terribles histoires de famille rapportées par Sophocle, Böcklin, Rimbaud, Bauchau, Kawabata et les esprits de la forêt. Elle avait pris l'habitude d'y cueillir ses lianes tortueuses avant de rentrer en France il y a dix-huit ans. Les Lilas manquent cruellement de verdure et les infusions ne calment pas les effusions de l'artiste. Toute jeune, au Mexique elle avait appris l'art de nouer la corde avec des gringos. Sa sculpture inspirée de la lecture de L.F. Céline paiera son avion vers les Amériques, un voyage "Au bout de la nuit". Dans son atelier situé au-dessus du Temple Majeur à Mexico elle découvre d'autres matières comme le plastique. Pendant vingt ans elle y nouera des liens avec les locaux que je serais tenté d'écrire avec justesse locos, des fous, à n'en pas douter. Chef décoratrice et créatrice de costumes pendant dix ans, elle travaillera pour les cinéastes Arturo Ripstein, Dana Rotberg et même sur l'inoubliable Total Recall ! Mais le Mexique l'usera jusqu'à la corde qu'elle a trop sensible pour en avoir plusieurs à son arc. Dans les cordes, elle remonte sur le ring en France où un Vivante la lui passe autour du cou...


La plus ancienne des œuvres présentées au Centre Culturel Jean Cocteau des Lilas, jusqu'au 16 avril, date d'il y a douze ans. Chimères, la magnifique exposition qui lui est consacrée n'est pas une rétrospective puisque s'y dressent ou y pendent maintes récentes. Le joli catalogue rempli de reproductions photographiques ne rend pas le volume des sculptures textiles. Il faut pouvoir tourner autour, s'agenouiller sous un totem, entrevoir la perspective des unes face aux autres. Si chaque sculpture a une histoire, chacune est une histoire qui dicte les matériaux qui la composent : Souvenirs de Tepoztlán, dieu du vent... C'est ma vie, la sienne ou celle du collectionneur François Gastineau qui lui a apporté ses propres reliques pour qu'elle en fasse une œuvre... Peau de grosse caisse crevée par le Magmaïen Christian Vander et accrochée sur l'Échelle de Jacob ou instruments cassés du Conservatoire de Musique des Lilas à qui elle a offert sa Pluie de cordes, mais aussi coiffes des femmes du Chiapas inspiré par le Sous-commandant Marcos... Koshiro, samouraï après le seppuku politique de Lionel Jospin... Echidna en quatre vagues honteuses des catastrophes cyniques des Golfes du Mexique et de Guinée, de Tchernobyl et Fukushima... Pied brisé de son Œdipe qui l'oblige à l'allonger alors que sa dépouille fut conçue pour vivre debout... Pièces à danser dans le voisinage familial enchanteur du Triton, haut-lieu musical lilasien... Anna Sanchez Genard pleure les amis disparus en "ex-votos", se détend avec ses "rêves cousus", tisse des "mythes verticaux" me rappelant Le manteau d'Étienne Martin que je mis un jour en musique pour le Centre Pompidou, Antoni Tàpies pour ce mélange de matière, d'abstraction et de sacré profane, ou Annette Messager, une autre femme dont le tissu révèle la folie des hommes. Au delà de la beauté des formes colorées où la nature transpire sous la fibre, défilent des histoires de Minotaure pris dans la toile de chaque œuvre et que nous nous approprions selon la nôtre, faisant immanquablement resurgir nos propres chimères.