70 Expositions - juillet 2016 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 21 juillet 2016

La Dream Machine de Brion Gysin


La Dreammachine de Brion Gysin ressemble à un bricolage cheap et pop un peu ringard. C'est un cylindre rotatif pourvu de fentes et d'une ampoule en son centre. La rotation du cylindre fait que la lumière émise par l'ampoule traverse les fentes à une fréquence particulière ayant la propriété de plonger le cerveau dans un état de détente et de procurer des visions à l'utilisateur, lorsque celui-ci regarde la Dreamachine les yeux fermés, à travers ses paupières (Wikipédia). Le scientifique Ian Sommerville avait répondu au délire de l'artiste qui avait vécu une expérience hallucinatoire en fermant les yeux sur la route de Marseille, les arbres stroboscopant la lumière du soleil. J'imagine qu'Amandine Casadamont pourrait poser une lampe comme celle-ci sur l'une de ses platines et en la faisant tourner à 45 tours par minute on obtiendrait l'effet visuel d'une composition psychédélique par exemple. Cette image me fournit des idées pour le concert que nous donnerons à Arles le 1er août prochain avec Amandine lors de la Nuit de l'Année organisée par Phonurgia Nova. La Dreammachine m'avait déjà inspiré le titre de La machine à rêves de Leonardo da Vinci, œuvre artistique interactive réalisée pour iPad avec le plasticien Nicolas Clauss et l'équipe des Inéditeurs.


L'objet est mis en situation à l'exposition sur la Beat Generation au Centre Pompidou (jusqu'au 3 octobre 2016). Je regrette que le son n'y soit pas assez mis en valeur. Il y manque le chaos du cut-up. À quoi rime de projeter A Movie de Bruce Conner avec les Pins de Rome en sourdine ou le clip de D.A. Pennebaker avec Bob Dylan tout jeune et Allen Ginsberg en bord cadre sur grand écran, mais sans la puissance sonore ? Un peu frustré par cet open space trop propre je repense au concert en duo de Gysin avec Steve Lacy un soir à Montparnasse et je rentre à la maison écouter les deux sublimes disques que Hal Willner produisit avec William Burroughs accompagné par Sonic Youth, Frank Denning, John Cale, Buryl Red, Donald Fagen, Lenny Pickett pour Dead City Radio, et mon préféré, Spare Ass Annie, avec Michael Franti et Rono Tse of The Disposable Heroes of Hiphoprisy. Le lendemain j'enchaînai avec The Lion For Real où les compagnons de Ginsberg sont Mark Bingham, Michael Blair, Ralph Carney, Bill Frisell, Beaver Harris, Arto Lindsay, Prairie Prince, Marc Ribot, G.E. Smith, Steve Swallow, Rob Wasserman, Gary Windo, Garo Yellin, Pickett et d'autres. Qui dit mieux ?

lundi 18 juillet 2016

Paul Klee, l'ironie à l'œuvre


Tous les amis avaient insisté pour que nous allions visiter l'exposition Paul Klee au centre Pompidou. Tous répétaient que la variété des œuvres était époustouflante, et ils avaient raison. Nous avions beau penser connaître son œuvre, nous n'imaginions pas qu'elle fut aussi riche et variée. Nous sommes revenus comme eux avec les yeux comme deux ronds de flan.
Klee est d'abord étonnant parce qu'il évolue avec le temps. Il n'est jamais figé, parce qu'il précise son art à chaque étape de sa vie. De ses débuts satiriques à ses dernières années critiques où il est très malade et où le nazisme l'obsède, il affine sa peinture, la rendant toujours plus personnelle. Il prend chaque fois de la distance. Sa seconde qualité est l'écoute de son temps. Il n'a pas besoin de se protéger dans quelque tour d'ivoire, car il sait ce qu'il veut, mais il écoute. Il écoute les cubistes, les dadaïstes, les constructivistes, les surréalistes, Picasso, mais il s'imprègne aussi de l'Égypte ancienne, des peintures rupestres et des dessins d'enfants, sans qu'aucune période de son travail soit clairement identifiable. La musique, qu'il aime passionnément, n'est pas seulement celle qu'il écoute, sa curiosité s'exerçant de mille manières.


Il faut au moins deux temps pour découvrir un tableau de Klee, d'abord de loin, puis en se rapprochant. Les détails racontent une autre histoire. Ce sont des tableaux-pièges. Cette dialectique se retrouve partout dans son œuvre, loin/près, abstraction/figuration, maîtrise/abandon, tendresse/ironie, etc. Comme chez tous les transgressifs son humour est sévère. Il découpe ses toiles pour en faire plusieurs. Se moque des machines et des marionnettes qui les anime. Il les aime tout autant. C'est un romantique désillusionné qui se joue de société. La scénographie de l'exposition rappelle ce labyrinthe où il nous enferme pour nous apprendre à en sortir.

→ Exposition Paul Klee, l'ironie à l'œuvre au centre Pompidou jusqu'au 1er août 2016 (attention c'est bientôt fini !)

P.S.:


Promenade dans l'expo par Peter Gabor !

vendredi 8 juillet 2016

Nicolas Darrot et Eugen Gabritschevsky à La Maison Rouge


L'art et la science m'ont toujours semblé connectés. Les mathématiques recèlent une poésie insoupçonnable pour ceux qui ne parlent pas leurs langues et l'art fut toujours tributaire des inventions technologiques de son temps. Nombreux créateurs pensent éviter d'enjamber le ruisseau qui les sépare, d'autres échappent à ce à quoi on les destinait en allant piocher leur inspiration sur l'autre rive. En grossissant, le fleuve s'avère souvent porter le nom du Styx tant la souffrance est trop forte pour les plus imaginatifs. Rejetant le monde que la société veut leur imposer ils en inventent de nouveaux où certains d'entre eux se perdent pour parfois mieux se reconstruire.
En présentant deux artistes radicalement différents comme Eugen Gabritschevsky (1893-1979, à droite), abusivement associé à l'art brut, et le jeune Nicolas Darrot né en 1972 (à gauche) dont les œuvres puisent dans les ressources mécaniques de la robotique, La Maison Rouge réussit à interroger le mystère de la création, dans ce qu'il a de plus sacré et de plus trivial. Gabritschevsky, devenu schizophrénique, peint dans la solitude et le silence pour échapper à ses crises d'angoisse, Darrot raille les rites sectaires de la religion qu'il met en scène avec humour. L'un et l'autre puisent dans la science pour servir leur art.


Il est probable que les recherches du jeune biologiste Eugen Gabritschevsky sur les mutations d'insectes, qui lui permirent de jeter les bases des premières lois de l'hérédité, ont influencé sa peinture une fois qu'il a sombré dans la paranoïa schizophrénique, mais personne ne put sûrement identifier l'origine de son basculement soudain.
Insectes mutants, il y en a aussi à foison chez Darrot avec sa série Dronecast, armée d’insectes équipés pour des opérations d’assaut, rappelant furieusement les instruments des jumeaux gynécologues du film Dead Ringers (Faux-semblants) de David Cronenberg ou avec celle de ses Curiosae, scènes de domination bondage où une mante religieuse se fait sadiser par de gros coléoptères.
Les tourments douloureux se font sentir chez Gabritschevsky, ici comme dans toute son œuvre sombre hantée par les formes en transformation, tandis que Darrot développe une vision critique des forces qui veulent nous guider à notre perte, corps d'armée ou églises formatrices. Celui-ci utilise la transformation pour mettre en scène de petites fictions animées où ses automates sont agis par les fils du marionnettiste. Ailleurs Misty Lamb (ci-dessous) utilise la vapeur d'eau qui se nébulise grâce à des ultrasons pour jouer de la transsubstantiation chère au christianisme.


Le gigantesque drap métallique qui évente l'agneau brumeux rappelle le culte du veau d'or. S'il avait connu les installations animées de Darrot, Gabritschevsky aurait-il fini par rire de ses angoisses ? L'art offre de conjurer le sort. En sondant les profondeurs de la pensée, parmi leurs rêves et leurs cauchemars, les artistes créent de nouveaux paysages qui distordent les dimensions du réel. Face aux visages de Gabritschevsky, Darrot finirait-il par rire jaune ?
Ariel (ci-dessous), sorte de yéti en ghillie suit, est le génie qui guide les esprits dans La tempête de Shakespeare, ici deux fantômes en toile de parachute actionnés comme les autres pantins de Darrot par des vérins pneumatiques programmés informatiquement. La musique de Quentin Sirjacq accompagne élégamment les mouvements aériens des ectoplasmes et les génuflexions du shaman qui se tortille en faisant mine de se prosterner. Les œuvres de Nicolas Darrot sont fondamentalement politiques, cruelles et incisives, drôles et provocantes.


Pour ses séries Injonctions et Fuzzy Logic (Adam, Parrot, La Tequilera, No more hot dogs, Shaman), Darrot synchronise ses pantins avec des voix humaines transformées en personnages de dessin animé. Ces petits théâtres de marionnettes font dialoguer une souris mâle avec une paire de lèvres, un cervidé avec un sac d'avion, et un corbeau fait faire des pompes à des bouts de métal, apprentissage oblige. Si ce sont tous des androïdes ils n'ont pourtant jamais figure humaine. Le paganisme permet de mettre tout le monde dans le même sac. La science est si souvent au service des maîtres du monde. De quoi péter les plombs ! Darrot et Gabritschevsky sont des savants fous, la folie et l'art offrant de fantastiques échappatoires.


Mais pas question d'art brut pour Eugen Gabritschevsky qui vient d'une famille de Russes blancs fortunés, sa culture immense expliquant l'étonnante variété de ses tableaux. Il s'inspire de sa première vie de biologiste comme de ses souvenirs picturaux pour peindre le monde et ses habitants livrés à des rituels spectaculaires, ordonnés et chaotiques, paysages incroyables où gronde l'orage sous son crâne comme sous son ciel. Ses visages rappellent les marionnettes de Tim Burton ou les masques des Residents, un monde d'enfance broyé par la responsabilité des grandes personnes. Comme si ses expériences aux côtés de Pasteur à Paris, de Koch à Berlin ou à l'Université de Columbia l'avaient rendu fou. Il restera interné pendant cinquante ans, de 1929 à sa mort.


Quant à Nicolas Darrot, il semble sain d'esprit. L'artiste est un héritier direct de Jean Tinguely et Nicolas Schöffer, un metteur en scène brechtien biberonné à Claude Lévi-Strauss et Grandville, se servant des techniques de son temps pour déconstruire les arnaques mystiques qui ne cessent de se perpétuer. Il appelle sa rétrospective Règne analogue en hommage à René Daumal, ascension inachevée tant il lui reste de scènes à parcourir. Faune, une de ses dernières œuvres, cette fois plus conceptuelle que dramatique, scrute le ciel au travers d'une "valve à lumière" dans le coin d'une chambre noire. Les constellations sont passées au crible de son obturateur. Attention que le ciel ne lui tombe pas sur la tête ! Car en se moquant avec brio des apprentis-sorciers qui régissent la cité et exploitent la crédulité des peuples le risque est grand de céder aux chimères de la gloire inondant les artistes. Adulés par les foules, les nouveaux dieux se nomment technologie, science de la communication, entertainment, les sept boules de cristal touchant les plus inventifs quand leurs créatures leur échappent. Or Darrot comme Gabritschevsky sont de fabuleux Frankenstein qui nous entraînent avec eux...

Eugen Gabritschevsky (1893-1979) et Règne analogue de Nicolas Darrot, à La Maison Rouge, jusqu'au 18 septembre 2016
Catalogues respectivement chez Snoeck 30€, et chez Fage/La Maison Rouge 24€