Il y aurait deux approches possibles de la nouvelle exposition de La Maison Rouge à Paris, Contre-cultures 1969-1989, l'esprit français. Soit s'ébahir devant tant d'œuvres provocantes et d'archives passionnantes, soit s'interroger sur l'absence de dialectique à présenter tous ces objets hors de leur contexte, hormis dans l'indispensable catalogue. Comment en effet se faire sa propre idée si l'on n'a pas vécu ce porte-à-faux éminemment politique ? Les deux jeunes commissaires, Guillaume Désanges et François Piron, fascinés par leur sujet, reproduisent donc ce qu'on leur a appris, à savoir les diverses modes, fussent-elles qualifiées de marginales par les branchés d'alors. S'il s'agit de rappeler ce qui enthousiasma l'underground parisien pendant ces vingt années post-soixanthuitardes, le pari est réussi. Mais les courants qui ne bénéficiaient déjà pas de la une de la presse spécialisée continueront de rester dans l'ombre. Car même dans la contre-culture les conventions perdurent !
Comme dans toute exposition aux vertus encyclopédiques les choix sont évidemment subjectifs, mais ils reflètent néanmoins ici les mêmes orientations qu'à leur émergence. Il faudra donc voir cette accumulation comme une image de la mode, ou faisceau de modes qui si elles ruèrent dans les brancards, n'en étaient pas moins un correct politiquement-incorrect. Ainsi l'accent est mis sur les soirées au Palace ou le punk, alors que le rap, le free jazz et les nouvelles musiques improvisées ensemençaient l'avenir dans des quartiers plus excentrés ! La libération sexuelle ne se limitait pas non plus à l'homosexualité, les espoirs révolutionnaires à des dîners de salon et les arts plastiques au groupe Bazooka. Passé cette forte réserve, l'effet madeleine de l'exposition ne pouvait que me ravir.
Pour commencer, on appréciera qu'elle voit le jour en ce début de siècle où la répression a retrouvé une nouvelle vigueur et où la peur du pire pousse à abandonner toute utopie idéologique au profit d'absurdes stratégies servant toujours les mêmes intérêts. On savourera donc à la fois l'ouverture vers de nouveaux horizons avant retour de bâton, le lâché "bête et méchant", le feu d'artifices créatif, en particulier au début de la période étudiée, la fin annonçant dans la débauche un retour au bercail des fils de la bourgeoisie. Quant aux filles elles sont relativement peu présentes. Peut-être leur faudra-t-il attendre quelques années avant de figurer autrement qu'en militantes de leur cause ? Enfin, critiquer n'est-il pas typique de l'esprit français ? Et à l'image des vingt années présentées, il aurait été logique d'être "critique" plutôt que célébratif, comme le revendiquent les commissaires dans la première étape, Feu à volonté !.


Jean-Luc Godard, dont le projet À bas le cinéma du groupe Dziga Vertov avec Jean-Pierre Gorin est exposé d'entrée, rappelait que "si la culture est la règle, l'art est l'exception". Ainsi Contre-cultures 1969-1989, l'esprit français est une exposition résolument culturelle, comme l'indique son titre. L'art s'y devine parfois néanmoins au détour du labyrinthe, souvent potache, rarement émotionnel. De cette époque où tout pouvait être considéré politique, où la culture était choyée même dans les instances du pouvoir, on s'exclamera, en comparaison de notre actualité grise mine, c'est extra ! comme chantait Léo Ferré, justement en 1969. Mais, à côté de Coluche, c'est Serge Gainsbourg qui entonne la Marseillaise en reggae, face au manuscrit original de l'hymne et au dépôt à l'Arc de Triomphe d'une gerbe "À la femme inconnue du soldat inconnu''. Retrouvant la Grande encyclopédie homosexuelle, trois milliards de pervers, je me souviens de Guy Hocquenghem et Jack Lang au Blue Bar en 1972 à Cannes pour parler du FHAR. Les couvertures de Hara-Kiri, Actuel et Le Torchon brûle me rappellent la communauté que j'avais initiée, où les Mirabelles passaient voir Luc, où les revendications féministes nous renvoyaient à notre machisme inconsciemment inculqué, la phallocratie. Par leurs enfants devenus musiciens de jazz, je ne connaîtrai que plus tard le collectif des Malassis (photo ci-dessous) que ma ville de Bagnolet semble avoir oublié et qui illustre le second chapitre, Interdit/Toléré.


Comment s'approprier ce qu'on a vécu ? Les projections des Maîtres fous de Jean Rouch et de A Movie de Bruce Conner que j'organisai chez Félix Guattari, les concerts à la clinique de La Borde interrompus pour "création d'une surface hystérique", les chasses à l'homme avec Brigitte Fontaine et Pierre Clémenti ne sont que dans ma mémoire. On a chacun notre histoire. C'était avant le formatage. J'étais parfois le seul spectateur dans le cinéma du XIIIe arrondissement où se déroulait un festival Paul Vecchiali. Troisième chapitre, Le bon sexe illustré. On rigolait avec Copi. Au nom du père (1977) de Raymonde Arcier se dresse au milieu de la salle (photo ci-dessous). Je ne connaissais pas les photos en travesti ou bondage de Michel Journiac, Pierre Molinier, Pierre Klossowski, avant que Jean-André m'emmène sur la tombe de Pierre Zucca au Père Lachaise.


Jean-Louis Costes ou Roland Topor provoquent-ils encore ou sommes-nous devenus blasés ? Plus loin, Danser sur les décombres présente un monde de la nuit qui m'apparaissait superficiel et cher, bourgeois en mal de famille, forcément apolitique. La mort en a emportés pas mal, drogue et Sida, d'autres sont devenus de vieux cons. La difficulté de vieillir me saute aux yeux, même si elle n'est pas évoquée. L'exposition d'une époque aussi récente renvoie ceux qui l'ont faite à leurs contradictions de classe, à la fin de certaines utopies. Il aura fallu en inventer de nouvelles, mais la nostalgie les en empêche. Les nombreuses publications de Parallèles Diagonales livre des pistes. Certains ont pris la poudre d'escampette, d'autres choisissent de militer. En face, le chapitre Buffet froid dénonce les conditions de vie exécrables dans les banlieues, les cités dortoirs, les prisons, Métro boulot dodo. Les couleurs de mai 68, rouge et noir, celles chatoyantes du mouvement hippie, étonnamment absentes de l'expo, ont laissé la place à la réaction, les années 80 sont déprimantes. Les couleurs vives ne viennent plus du réel, mais d'un monde de bande dessinée qui le fuit. La dernière partie, Violences intérieures, expose des commandes nouvelles à Kiki Picasso (20 tableaux intitulés Il n'y a aucune raison de laisser le bleu, le blanc et le rouge à ces cons de Français) et Claude Lévêque (Conte cruel de la jeunesse, installation en photo ci-dessous). Bérurier Noir fait la bande-son. Les couvertures alignées des éditions Champ Libre ressemblent à une bande dessinée elliptique, très différente du Pavillon des enfants où se retrouvent Nicole Claveloux, Pierre Desproges, Jean-Christophe Averty, Topor, Brétecher, Francis Masse, Reiser, Cabu, Willem, etc., mais je ne pense que cela soit une incitation à emmener vos mouflets !


En ce qui concerne mes réserves, le catalogue est le meilleur complément de l'exposition. Il ne peut reproduire la masse d'indices présentés à La Maison Rouge, mais y figurent de précieuses analyses. Après une chronologie subjective de l'esprit français due aux commissaires et à Colette Angeli, les textes de Philippe Artières, Thibaud Croisy, François Cusset, Alexandre Devaux, Fabienne Dumont, Julien Hage, Antoine Idier, Nathalie Quintane, Kantuta Quiros et Aliocha Imhoff, Elisabeth Lebovici, Olivier Marboeuf, Peggy Pierrot, Sarah Wilson abordent librement les chapitres de l'exposition sans en suivre la logique scénographique. Il mériterait à lui seul un autre article. Sa vision globale est juste, mais les exemples sont trop conformes à l'histoire officielle. La sacro-sainte adéquation théorie-pratique requerrait de fouiller plus largement l'ensemble des sujets pour vraiment sortir des clous.

Contre-cultures 1969-1989, l'esprit français, La Maison Rouge, jusqu'au 21 mai 2017
Catalogue de l'exposition, 320 pages, 18 x 25 cm, ed. La Découverte et La Maison Rouge, 35€
En haut de l'article, Jacques Monory, Antoine n°6, 1973 © Jacques Monory / ADAGP, Paris 2017. Courtesy de l'artiste. La pochette de notre disque de 1985, Carnage, que nous lui devons était prémonitoire, Explosion d'un avion de ligne sur un tarmac par un groupe de terroristes peinte également en 1973 !