70 Humeurs & opinions - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 11 mars 2024

Coupez !


Voilà des lustres que je suis à couteaux tirés avec les lames de la cuisine. Lorsque Sacha m'a parlé de son aiguiseur de couteaux professionnel je me suis dit que je n'y couperais pas. Le fusil en métal d'Ikéa a fini par ressembler au crâne de Yul Brynner et je me débrouille comme un manche avec la pierre en oxyde d'aluminium achetée à ChinaTown. Sans vouloir remuer le couteau dans la plaie leur usage demande un réel apprentissage car il s'agit de repousser l'acier. La pierre, indispensable pour les lames japonaises trop dures pour le fusil, s'humidifie grandement et ne doit jamais être lavée.
Dépendre du rémouleur qui passe et repasse dans la rue tous les deux ou trois ans ne me convient pas non plus, d'autant que si je compte le nombre d'émoussés cela coûterait drôlement cher.
Mon camarade fin cuisinier, comme on dit fine lame, m'assure donc qu'avec l'affûteur universel l'affaire est tranchée et que l'objet n'est pas prêt de s'user. Pas non plus de machin électrique inutile. L'expérience se réalise sous le robinet pour que les meules en céramique ne s'échauffent pas, mais il suffirait de mettre de l'eau dans l'affûteur. Je suis donc allé acheter ce merveilleux outil japonais chez Mora, rue Montmartre, et je suis rentré à la maison pour retrouver le fil du rasoir. C'est tout simplement épatant, car faire la cuisine avec des couteaux mal aiguisés est un jeu de massacre qui ne coupera que l'appétit. Lorsque les lames auront retrouvé leur tranchant on évitera évidemment d'y mettre les doigts. Je retrouve le plaisir de l'émincé. C'est bon pour aujourd'hui, coupez !

Article du 10 mai 2012

mardi 13 février 2024

Mon dragon n'est pas de bois


Samedi, Sun Sun nous avait invités à fêter le nouvel an chinois. J'avais enfilé un gilet orné d'un dragon, c'est l'année qui veut cela, et puis c'est mon signe dans l'horoscope chinois. Je suis dragon d'eau. Il y avait beaucoup de monde, les mets sublimes s'enchaînaient, une vraie dinguerie. Notre ami avait passé la semaine en cuisine. Et à la fin de la soirée j'avais encore toute ma voix. Normal, il n'y avait pas de musique, comme c'est la fâcheuse habitude. Alors j'ai pensé à mon vieil article du 2 mai 2012...

Le son monte à la tête


D'où vient cette manie de faire hurler la musique dans les fêtes ?
Si c'est pour se défoncer il y a des substances plus douces et plus rigolotes. Saturer les enceintes d'aigus stridents ne fait que déformer le son, rajouter arbitrairement des sub-basses relève d'une même logique de l'absurde. Cette surenchère a commencé avec la compression qu'impose le flux radiophonique, égalisation des niveaux supposée ne rien perdre des détails et aboutissant à une homogénéisation de toute la production musicale. Les oreilles des fêtards en prennent pour leur grade, mais les acouphènes n'apparaîtront fort douloureusement que des années plus tard. Si les lésions auditives sont irréversibles les extinctions de voix ne seront heureusement que passagères. Le plus étonnant est la faute de goût fondamentale que représente l'invasion totale et exclusive de tout l'espace. Car l'espace sonore submerge l'espace à proprement parlé et tout mode d'échange. La surenchère de décibels laisse croire qu'on en prend plein la vue et que tout le monde communie quand il ne s'agit que d'une uniformisation au rouleau compresseur. La communion factice ne fait hélas jamais office de communication. À l'instar des restaurants qui imaginent meubler le silence en faisant monter le bruit d'ambiance, le volume sonore empêche les conversations et les rencontres. Seuls les danseurs en transe y trouvent leur bonheur quand les autres convives subissent en silence un mutisme imposé. Il existe parfois un coin fumeur à l'écart où l'on attrape la crève parmi les courants d'air, ou la cuisine, si elle est isolée, où se réfugient les plus critiques, soulagés de pouvoir échanger quelques mots.
Le mystère reste entier sur les raisons profondes de cette coutume contemporaine. Les DJ autoproclamés ne savent plus ménager temps forts et temps faibles, le bulldozer rappelle plutôt une offensive guerrière qu'une danse de séduction. Les morceaux langoureux et les nappes planantes sont réservées aux backrooms, généralement inexistantes faute de place dans les soirées privées. Quand on n'a rien à se dire cette destruction systématique de l'échange, du conduit auditif et de la musique peut se comprendre. Nombreux convives se plaignent du gâchis, mais ne savent pas comment déroger à cette nouvelle coutume qu'aucun ne s'explique, que tous subissent, bâillonnés par le volume assourdissant.

vendredi 26 janvier 2024

L'arnaque de la date de péremption


Partager un repas avec des médecins peut apporter quelque lumière aux arnaques de consommation dont nous sommes victimes. Après le scandale des fauteuils roulants non recyclés et la destruction systématique des médicaments ayant dépassé une prétendue date qui les rendrait impropre à la consommation, soulevons le couvercle sur la date de péremption des aliments. Ou plutôt laissons-le fermé, car ouvert la durée sera la même que l'aliment ait dépassé ou non la date limite de consommation (DLC). S'il s'agit d'un fromage, la date est illimitée ; il durcira et tombera en poussière si l'on attend trop longtemps, c'est tout. Un yaourt peut être mangé des mois après la date de péremption. Si au goût il n'est plus bon, on le recrachera, mais le risque est nul. Idem avec les fruits et légumes.
Par contre, s'il y a des protéines, comme le poisson, la viande ou les œufs, il peut y avoir danger. Les œufs ont une coquille poreuse qui les fragilise, mais conservés dans un réfrigérateur le risque est moindre. La chaîne du froid ne doit pas être interrompue, ce qui peut arriver à n'importe quel aliment manipulé plusieurs fois dans un supermarché, en dehors de toute question de date. Seul ce taux de manipulation risque de laisser développer des bactéries qui auraient été incluses au moment de la fabrication.
Un lait UHT, stérilisé à haute température, pourrait être consommé des mois après la date de péremption. Il n'y a aucune raison de jeter un fromage dont la surface est devenue verte ; lorsque l'on voit le taux de moisissure d'un Roquefort cela faire rire. Quelle folie d'inscrire une date sur du riz, des lentilles ou n'importe légume sec ! Il suffirait de faire cuire le riz et l'on jettera simplement les charançons qui seront remontés à la surface. Un fruit ou un légume pourri n'est pas toxique, il n'est simplement pas bon. Un légume cuit dont on enlève la partie abîmée a un risque nul. Une confiture fermée peut se consommer des années. Si le pot a été mal fermé, elle fermente ou moisit, et son goût est désagréable. On reniflera une viande un peu daubée, dépassée de trois ou quatre jours ; si elle sent mauvais, on la passe sous l'eau avec un peu de vinaigre et le tour est joué. Tant que cela a été conservé au froid, tout va bien. Les gourmands feront tout de même attention avec les pâtisseries à la crème qui doivent être dégustées le jour-même, les coquillages qui doivent être vivants, etcétéra, mais cela n'a rien à voir avec les DLC !
La date de péremption n'est donc la plupart du temps qu'une protection légale et une manœuvre commerciale. En ces temps de crise, il va falloir changer nos habitudes au lieu de se laisser flouer par les services marketing de l'industrie alimentaire.

Article du 23 février 2012

mardi 23 janvier 2024

De l'utopie


[Pour] le second numéro de La Revue du Cube, [ayant pour sujet] Territoires numériques, nouvelles cités de l’utopie ?, [...] j'écrivis ce texte intitulé ¡Vivan las utopías!, nom d'une des chansons d'Un Drame Musical Instantané...

J’ai la chance d’appartenir à une génération élevée au biberon des utopies. Nous avons cru faire la révolution, nous avons seulement réformé les mœurs. D’une seule voix nous avons crié notre révolte contre l’exploitation de l’homme par l’homme, comprenant que le changement ne se ferait jamais par les urnes. Et chacun dans notre coin nous avons imaginé de nouveaux mondes qui furent rapidement convertis en art. Que l’on choisisse alors les barricades ou les fleurs, les pavés découvraient la plage. La réaction fut brutale, insidieuse, mensongère, diffamatoire. D’un côté, on impute régulièrement à mai 68 ce qui ne fut que la réponse du Capital, de l’autre, les marchands s’emparèrent de la poule aux œufs d’or et trahirent la passion qui animait une jeunesse montrant les dents ou s’époumonant. De là naquirent aussi les rêves de jeunes informaticiens qui allaient révolutionner les usages, croquant la pomme et dispensant leurs utopies au monde entier.
Comme à la première question de la Revue du Cube, je réponds d’abord que les nouvelles technologies ne sont que des outils, et qu’à la liberté qu’elles nous offrent répondent aussitôt le commerce dévoyant des voyous, les services civiques de l’institution et les tentatives de mainmise du pouvoir. Lorsque la résistance s’est installée, on légifère, on flique, on confisque, on punit, parfois l’on tue. On tue plus souvent que nous ne le percevons, mais les rebelles s’organisent chaque fois pour réinventer de nouveaux espaces de création et de liberté, avant qu’elles ne deviennent surveillées.
Chaque nouvel outil est un jouet entre les mains des créateurs. À nous d’en faire une arme contre le crime organisé, la manipulation de masse, le cynisme et le défaitisme. Tant qu’il restera ne serait-ce qu’une seule brindille de braise l’espoir de voir le feu reprendre sera légitime. Plus que jamais toutes les forces sont nécessaires pour faire naître de nouvelles utopies.

Je terminais [cet article du 3 avril 2012] par la chanson ¡ Vivan las utopias !, que j’ai écrite avec Bernard Vitet en 1996 pour le magnifique double album Buenaventua Durruti (nato 3164-3244), et chantée par ma fille Elsa qui avait alors onze ans, puisque l’on dit qu’en France tout commence et finit en chansons :



¡Vivan las utopías!

La belle au bois en vain
Attendra le réveil
Car nul ne revient
Du pays du sommeil
Ni son roi ni ses frères
Partis pour la croisade
Ne reverront leur terre
C’est tout pour la balade

On récolte ce qu’on sème
Les hommes ont l’art divin
D’inventer des systèmes
Qui sont tous inhumains
Théoriciens du nombre
Ils réduisent les têtes
Camouflant dans leurs ombres
Ce qu’ils tiennent des bêtes

Qu’avez-vous à m’offrir
De tous les animaux
L’homme est bien le plus sot
Qu’avez-vous à m’offrir
L’ordre est le pire désordre
J’ai la vie pour la mordre

Nomenclature sénile
D’arrogants parvenus
Ou banquiers nécrophiles
C’est le pouvoir qui tue
Jusqu’à ses propres fils
Don de l’irrationnel
Sévices des services
Secrets de polichinelle

Qu’avez-vous à m’offrir
Je ne veux pas de métier
Si ce n’est celui d’aimer
Qu’avez-vous à m’offrir
Quelle bible est votre livre
J’ai la rage de vivre
Éteins vite la lumière
Écoute les oiseaux
Étouffe les prières
Et les systèmes sociaux
Soigne bien tes voisins
La théorie s’écroule
En face d’un être humain
Car l’horreur c’est la foule

Qu’avez-vous à m’offrir
Si la terre ma possède
Son fantôme m’obsède
Qu’avez-vous à m’offrir
Je ne veux rien posséder
Même ma liberté

Un Drame Musical Instantané « ¡ Vivan las utopias ! » (Jean-Jacques Birgé – Bernard Vitet)

mardi 9 janvier 2024

Le déficit des années antérieures


Je devrais aborder la question avec d'autant plus de sérénité qu'un rayon de soleil a réchauffé mon cœur depuis quelque temps, or quelles que soient les bonnes nouvelles nous restons fragilisés par les expériences passées. Grandir nous permet de considérer la vie avec plus de distance, une certaine relativité qui manquait souvent à nos jeunes années. Pourtant les déceptions, les coups du sort, les revers subis empêchent de jouir du présent avec la naïveté qui caractérisait nos premiers émois. Même si l'amour et la sexualité vont piocher leurs sources dans une régression salvatrice, le moindre contretemps peut faire remonter nos handicaps que seule la pérennité pourra dissiper, instaurant une confiance en l'autre qui n'est autre que la sienne propre. Ce déficit des années antérieures est à l'origine de tout ce qui nous encombre, ce qui nous échappe et ravive les blessures qu'on imaginait cicatrisées. C'est évidemment aussi ce qu'on risque de faire payer à nos conjoint/e/s sans qu'ils ou elles n'y soient pour rien.
Ayant profité avec succès de la pratique de l'EMDR sur des traumatismes physiques, j'ai imaginé que cette forme d'auto-hypnose pouvait atténuer de même les douleurs morales. Le protocole implique de se souvenir de la première fois où le problème est survenu. En remontant à l'origine des traumatismes on peut ainsi espérer se débarrasser de leurs effets pernicieux. La psychanalyse classique procède-t-elle autrement ? Ce n'est pas seulement la crainte de la reproduction de ce que nous avons subi qui nous afflige, car nous avons tendance à répéter cette situation douloureuse en nous y (in)confortant nous-même, comme si la fatalité nous y condamnait. Est-ce la nécessité inconsciente de revivre le trauma pour en comprendre les tenants et aboutissants ? Ce serait rassurant s'il en était ainsi. Ou bien nos défenses immunitaires seraient-elles défaillantes dans la structure du sujet au point de recommencer stérilement les mêmes absurdités ? La névrose m'apparaît évidemment toujours familiale, sans compter les traumatismes accidentels. Les mécanismes psychiques sont bien complexes pour en comprendre les rouages pervers. Néanmoins il me semble que remonter la chaîne causale offre une issue salvatrice.
Devant mes peurs je n'ai donc de solution que de rechercher dans mes premières années ce qui les "justifie". Techniquement il s'agira de mettre des alarmes sur le parcours qui y mène tandis que l'on remonte le temps. J'espère, par exemple, qu'ainsi le sentiment d'abandon qui m'assaille parfois finira par disparaître, comme je me suis débarrassé totalement, depuis dix ans, des crises colériques qui m'attristaient tant et que je ne savais pas enrailler. Bernard Vitet aimait rappeler à quel point nous sommes tous et toutes fragiles, et ces derniers temps je pense très souvent à la phrase de Jean Renoir dans le film La règle du jeu : "Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons." Ce n'en est pour autant pas une de nous complaire dans les nôtres lorsqu'elles nous font souffrir, et par extension celles et ceux qui nous entourent.

mercredi 27 décembre 2023

À notre place


Je relis cet article du 5 décembre 2011 à la lumière des douze années passées. Il est nécessaire de le resituer dans son contexte. Depuis, l'espoir est venu des artistes tandis que les médias s'enfonçaient majoritairement dans la banalité kleenex de l'audimat. Les jeunes musiciens sont beaucoup moins fascinés par les États Unis qu'ils ne l'étaient alors, assumant leurs racines multiples. Par contre, la place que la presse leur octroie ressemble à une peau de chagrin. Un journaliste de Télérama qui souhaitait écrire sur mon dernier concert s'est vu répondre que c'était "trop pointu" alors qu'il y a vingt ans je pouvais y avoir deux pages et il y a encore quatre ans me retrouver gratifié d'un "Beau Geste". L'espace consacré à l'art se voit considérablement étouffé par celui de la culture (je pense à Jean-Luc Godard qui avançait que la culture est la règle et l'art est l'exception). La barbarie ambiante aurait pourtant bien besoin des contrefeux de la sensibilité et de l'intelligence que seules la poésie incisive, la création critique et l'imagination débordante exposent.

Un artiste peut-il éviter de se poser la question de ses origines, entendre ici culturelles ? En 2007, pour le magazine Poptronics, j'avais développé le discours de la méthode qui m'est cher pour réaliser un pop'lab intitulé L'étincelle. Illustré et sonorisé, il préfigurait en cela mon roman La corde à linge paru [alors] sur publie.net [inaccessible depuis, comme mon second roman, USA 1968 deux enfants, qui pourrait être bientôt réédité sous format papier avec QR codes].

Discutant toujours avec le même ami journaliste, interlocuteur privilégié de Après le disque, ma lettre à la presse papier, et de mon article La presse jazz enterre son avenir, je m'interrogeai une fois de plus sur le rôle de la presse, ses responsabilités et ses démissions. Qu'elle soit spécialisée, ici musicale, ou généraliste dans ses pages culture, elle sert le plus souvent de vecteur de promotion à l'industrie culturelle [le plus souvent] américaine, ou, plus largement, anglo-saxonne. Les colonisés qui jouent du jazz comme à New York ou du rock comme à Londres se retrouvent parfaitement dans cette collaboration inconsciente qui encense leurs idoles, porte-drapeau de l'envahisseur. Mais qu'en est-il des artistes qui cherchent leur voix en composant avec toutes les influences subies, autant celles de leurs amours de jeunesse (comment aurions-nous pu échapper aux vagues du jazz, du rock, du rap ou de la techno ?) que de plus profondes, qui nous enracinent dans nos terroirs, ou matures, qui nous font nous interroger sur celles-ci ?

La chanson française ou les musiques classique et contemporaine n'ont-elles pas pour moi autant d'importance que les rythmes adoptés outre-atlantique ? Ils furent en effet importés directement d'Afrique, parfois avec escale aux Antilles ou en Amérique du Sud, et non issus de leurs propres terroirs, génocide indien oblige. Les esclaves ont payé leur tribut au nouveau monde. L'impérialisme culturel américain, un terme qui fait sans doute vieux jeu alors qu'il reflète plus que jamais la réalité, a annexé cet apport noir pour mieux conquérir le reste du monde. Je pense à ces bataillons "de couleur" qui ne se mélangeaient pas aux blancs pendant la seconde guerre mondiale. Car le jazz est arrivé en Europe avec l'armée de libération, en 1917 d'abord, en 44 ensuite, rapidement devenue d'occupation. Le swing s'est installé à grand renfort de dollars, ce qui n'enlève rien à ses qualités artistiques, mais fait regretter que ce soit au détriment des autres styles en vigueur. L'anglais, ici comme ailleurs, est devenu un nouvel espéranto.

Loin de moi l'idée de quelque protectionnisme comme il est pratiqué aux États Unis à l'égard de ce qui vient de l'extérieur, mais le besoin d'affirmer la part européenne, française ou parisienne qui est la mienne, comme celle de ma culture juive, pourquoi pas, tant que cela reste culturel et n'empiète pas sur la séparation de l'église et de l'État [ou ne sert pas à justifier le génocide commis actuellement par les criminels au pouvoir en Israël]. Les Européens, qu'ils composent de la musique populaire, entre autres des chansons, ou de la musique savante (que nous serions tentés d'appeler impopulaire [à l'instar de Robert Wyatt, bien mal en point ces derniers temps, lorsqu'il évoquait sa propre musique] !), doivent autant à Vienne qu'à Berlin, à Rome qu'à Barcelone, à Paris qu'à Lisbonne. Si Zappa, Cage, Ives, Ayler, Miles ou les Beatles ont pu m'influencer, ne suis-je également l'héritier de Berlioz, Debussy, Satie, Poulenc, Varèse, Kosma, Ferré ou Gainsbourg ? Mais aussi de Bach et Schönberg, Verdi et Granados, Weill et Rota... D'autres camarades pourraient tout aussi bien revendiquer les influences d'Afrique du nord ou d'Afrique centrale, des Antilles ou de certaines régions d'Asie, de la Corse ou de la Bretagne, tant l'hexagone est constitué d'une mozaïque de cultures, traces coloniales, invasions assimilées, diversité intégrée. Or nos revues musicales n'ont d'oreille que pour ce qui se décline en anglais, essentiellement soutenu par l'industrie culturelle américaine. [Ma critique des couves de Jazz Mag me vaut d'y être totalement interdit depuis une quinzaine d'années, drôle de conception du rôle de la presse !] On me fait remarquer que les petits Français ont leur place dans leurs colonnes, mais ce ne sont que des strapontins (si ma référence n'était pas sévèrement connotée j'ajouterais que leur infiltration tient de la cinquième colonne). Face au pouvoir hégémonique de l'Amérique, n'est-ce pas légitime de chercher à réfléchir sincèrement le paysage musical français et européen ? Les revues en question se trompent-elles de fonction ou manquent-elles d'ambition ? [Il existe heureusement des foyers de résistance comme le Journal des Allumés du Jazz ou le site Citizen Jazz qui étend sa curiosité à toute l'Europe. Tous deux sont d'accès gratuit !]

Le rôle de la presse est d'orienter le débat, de lancer des courants, de forcer la main des paresseux, d'ouvrir les oreilles de plus en plus formatées. En 1920, Henri Collet lança le Groupe des Six qui n'avaient pourtant pas grand chose de commun. En 1957, en nommant La Nouvelle Vague, Françoise Giroud dans L'Express rassemblait de jeunes cinéastes qui ne se ressemblaient guère. Je ne sais pas qui a baptisé la French Touch, mais combien de jeunes musiciens se sont enfoncés dans cette brèche et ont profité de l'aubaine ? [Il y a dix ans j'avais tenté de promouvoir "les Affranchis", mais pour que cela prenne il eut fallu que cela ne vienne pas de moi, m'a avoué un journaliste du magazine honteux qui fait l'impasse sur tout mon travail !] La presse ne peut se contenter de compter les points ou, pire, d'en donner. Elle doit prendre parti, générer des mouvements, s'investir dans l'action. La chanson française est animée de sursauts, les musiques improvisées issues des nouvelles traditions européennes ont généré quantité de ramifications, les musiques traditionnelles sont en perpétuelle révolution, les contemporains réexploitent enfin leurs origines au lieu de se fondre dans le même moule, mais les journalistes tardent à comprendre les enjeux dont ils sont les rapporteurs auprès du grand public à défaut d'en être les initiateurs.

Alors que l'on nous imposait de gré ou de force une constitution européenne basée uniquement sur les échanges marchands, ne devrait-on pas développer une Europe des cultures ? Du solide, en comparaison des tours de passe-passe financiers. De l'amitié entre les peuples, pour de vrai. Au menu, hors d'œuvres à volonté, spécialités locales, plateau de fromages et farandole des desserts ! Il n'est jamais trop tard pour se ressaisir, regarder ce qui se trame autour de soi pour composer sans ségrégation avec ce qui nous est envoyé par-dessus l'océan. Que l'on désire danser ou écouter dans le recueillement, nous avons le choix. Arrêtons de prendre sans cesse les États Unis pour modèle avant qu'ils ne s'écroulent, ou soutenons leurs résistances, autant boycottées que les nôtres. À nous de jouer !

Photo origine inconnue

dimanche 5 novembre 2023

Un ami, qu'est-ce que c'est ?


Un vaut pour une. J'ai autant d'amies que d'amis. J'ai longtemps pensé en avoir autant que de doigts. Avec le temps j'ai compris que mon côté shivaïste polymathe me permettait d'en ajouter sur plusieurs bras. Probablement faut-il vieillir pour apprendre à les reconnaître. Par contre j'en perds toujours un ou une chaque année, mais j'en regagne autant, peut-être plus. La mort et la distance n'en sont pas. Mais un ami, une amie, qu'est-ce que c'est vraiment ? Et qu'est-ce qui différencie l'amitié de l'amour ?
Il me semble que l'amitié est une histoire de confiance et de fidélité. Un ami est quelqu'un à qui l'on peut tout dire, les pensées les plus inavouables parfois. Il ne vous juge pas, ne vous épargne pas non plus. Un ami vous parle et vous écoute. Il vous lit entre les lignes. Il connaît d'autres visages que celui que vous avez forgé pour vous conforter à la dureté du social. Il lui arrive même de soupçonner le je qui est un autre. J'en ai connu qui traversait la France, vous sachant en difficulté, ou la ville à pied pour vous remonter le moral, vous apporter une soupe chaude ou vous remonter les bretelles. Autodidacte, n'ayant jamais suivi de thérapie, j'ai toujours exprimé ce que sans œufs, sans ailes, je ne serais pas là. With a little help from my friends. J'espère seulement être à la hauteur quand vient mon tour de les secourir. Il n'y a pas que les coups durs. Il y a aussi la fête, le bonheur partagé, la joie comme si c'était la sienne.
À propos d'amitié, j'espère bien que vous serez là le 1er décembre au Café de Paris. Mes sorties sur scène sont si rares et la musique qui m'habite est si importante pour moi. C'est un portrait caché, la révélation d'une cire à fond perdu, un moment qu'on adorerait partager, avoir été présent quand c'est ce qui vous tient debout et vous permet de mettre un pied devant l'autre chaque matin. Pas besoin de mots des parents ou de votre employeur si vous ne pourrez vous joindre à nous, mais vous raterez une expérience mémorable, d'autant que c'est un spectacle où votre participation est déterminante. Je compte sur vous !
L'amour n'est pas si différent. Il repose autant sur la confiance. C'est à cette aune qu'on peut l'identifier. La fidélité est plus complexe si l'on n'est pas adepte du polyamour. Disons qu'elle ne dure que le temps de cette merveilleuse rencontre, lorsque la complicité fait de vous une meilleure personne. En ce qui me concerne, j'ai la chance d'avoir su transformer en amitié la plupart de mes amours passés. Il me semble que ce qui différencie ce qu'on appelle l'amour de l'amitié est la sexualité qui s'y ajoute. Il y a des amours platoniques, mais ce n'est pas ma tasse de thé. Cela ne m'empêche pas de vous aimer, de vous aimer très fort, de vous aimer passionnément. Cela équilibre la brutalité et l'absurdité du monde des animaux dénaturés auquel nous participons hélas.
Merci d'avance ou déjà à toutes celles et tous ceux qui ont la gentillesse de me souhaiter mon anniversaire, j'en suis très touché !

mercredi 1 novembre 2023

La mort pas encore


Douze ans après cet article du 18 octobre 2011, rien n'a vraiment changé. Je suis pour l'instant passé au travers, prenant à bras le corps les mauvaises nouvelles pour les retourner comme un gant. J'ai finalement accepté que l'âge ne signifie pas grand chose si ce n'est qu'on est vivant.

[À l'époque] la question de la mort [était] réapparue au moment de m'endormir ou parfois au réveil. Question sans réponse que Charles Ives accompagne tandis que je louvoie. L'angoisse n'a que peu d'intérêt tant la peur de mourir oblitère le temps de vivre. S'y complaire c'est lâcher la proie pour l'ombre. La plongée dans l'abîme est peine perdue. Chaque mort qui survient me rappelle que je suis vivant ; lorsque les mauvaises nouvelles s'éteindront c'est que mon tour sera venu ; j'en arrive à souhaiter en connaître d'innombrables.
Ayant longtemps dit que je préférais l'enterrement à l'incinération, je me rends compte que cela n'affectera que celles et ceux qui me survivront. À moi peu me chaut. Je ne suis sûr de rien, mais certain que les versions en vigueur chez les croyants ne tiennent pas la route. Le calcul de probabilité ne joue pas en leur faveur. Si je ne crois pas, je ne sais pas non plus. Accepter l'inconnu comme conceptualiser l'infini, plus ou moins, tendrement, tendre vers plus ou moins l'infini. Les mathématiques sont d'une aide précieuse.


Lorsque je sens monter le vertige de l'inconnu je m'imagine illico à Sarajevo fin 1993. C'est dans la ville assiégée que j'ai résolu mon problème avec la mort, c'est du moins ce que je feins de croire. En quelques secondes mon cœur reprend un rythme régulier et le calme le dessus. Je me souviens. On pouvait mourir à n'importe quel instant. Il suffisait que l'obus tombe ici plutôt que là. En me projetant dans le passé j'entends qu'aucun obus ne vient s'abattre où je suis, ici, maintenant. Mon heure n'a pas sonné. Il est trop tôt pour s'inquiéter et si je vis assez vieux j'espère m'en aller tranquillement, rassasié. La mort fait obstacle à ma curiosité, cet appétit de vivre et d'apprendre, une boulimie suspecte qui brûle les stops et confond l'utile et le vain dans l'accumulation.
Aux jeunes gens je répète qu'il est trop tôt pour s'en inquiéter. Encore qu'avec les vieux ils sont les seuls à traverser la rue sans regarder. Les uns ont fini par s'en ficher, les autres n'en ont pas encore conscience. Sauf accident ce n'est pas dans l'ordre des choses. La mort est parfois injuste lorsqu'elle est prématurée ou douloureuse, mais toutes et tous sont égaux devant elle. J'espère que l'on meure lorsque l'on en a marre de vivre. L'angoisse qui montre le bout de son nez vient peut-être des rares moments où je suis fatigué. Comme des signes avant-coureurs. Quand mon corps se relâche, sous la fièvre, et que je n'ai plus envie de penser. La course contre la montre, entendre qu'on la montre, ne mène nulle part, ici ou ailleurs. Et le spectre de se fondre dans les mots.

vendredi 6 octobre 2023

Tunnel sous la Manche (In Fractured Silence)


Au dos du nouveau texte de Steven Stapleton évoquant In Fractured Silence, le disque de 1984 qui ressort le 13 octobre (que nous fêterons en concert à 18h30 à la boutique), Le Souffle Continu a reproduit les contributions graphiques de chacun d'entre nous : de gauche à droite puis de haut en bas, Hélène Sage, Nurse With Wound, Sema (Rob Haigh) et Un Drame Musical Instantané.
Le Drame avait enregistré Tunnel sous la Manche (Under The Channel), mais Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi avions paradoxalement imaginé de combler la Manche pour embêter les Britanniques. On se souvient de la une du Times, "Tempête sur la Manche, continent isolé". L'humour anglais est inimitable. Nous avions inventé les villes émergées Garlic, New Wave, Drame, Port-Franc, Moutonville...


Cette fois Bernard ne joue pas de trompette (moi un peu), mais il avait adopté le Bösendorfer Imperial et tout un set de percussions contemporaines. Parmi nos autres emprunts, je diffusai un extrait du Trou, le film incroyablement moderne de Jacques Becker. Francis, en plus de sa guitare, jouait d'un synthé analogique. Le mien était numérique, un PPG Wave 2.2.
J'ai retrouvé des photographies prises par Marie-Jésus Diaz quelques mois plus tôt. Sur celle-ci nous sommes tous les trois devant mon vieux piano droit rue de l'Espérance. Au mur on aperçoit la magnifique affiche des Musiques de Traverses de la même année, dessinée par Joost Swarte. Je pense que c'est là que Vincent Segal nous a entendus pour la première fois. Pourtant Tunnel sous la Manche est une improvisation composée en studio pour une émission de création que nous avions inventée pour France Musique à l'époque dites "des années d'or", un polar de 2h33 intitulé La peur du vide ! Le même jour nous avions enregistré La peur du vide, Légitime défense et Le directeur paiera pour ses crimes. Les quatre titres apparaissent en bonus de la réédition en CD, déjà épuisée, de Rideau ! par le label autrichien KlangGalerie. In Fractured Silence, qui est réédité en vinyle, bénéficie néanmoins d'une première édition en CD.

mercredi 4 octobre 2023

L'IA ? Le diable probablement !


La question n'est pas d'être pour ou contre l'IA, l'intelligence artificielle, mais de ce qu'on en fait, maintenant qu'elle est partout. Et cela ne date pas d'hier : en musique nous l'utilisons depuis plus de quarante ans sous le nom de MAO (Musique Assistée par Ordinateur), mais elle a fait récemment un pas de géant avec des applications comme ChatGPT ou Midjourney, touchant tous les secteurs de la création. L'IA est un outil qui révolutionne les usages comme jadis l'ordinateur, le mien où j'écris et le vôtre qui vous permet de me lire, et qui a mis des millions de travailleurs au chômage, ou Photoshop, rappelez-vous ce que ses détracteurs en disaient, alors que maintenant nous l'utilisons tous ou un équivalent. Mes parents comme beaucoup ont fait faillite de ne pas avoir su s'adapter. D'autres y ont trouvé de nouveaux débouchés. Les découvertes scientifiques ne sont que des outils. C'est leur utilisation qui peut poser problème. Trop de mes interlocuteurs diabolisent l'objet sans comprendre qu'il s'agit seulement d'en définir les usages de façon éthique, et de répartir équitablement les profits générés. Ce combat stérile, obscurantisme soigneusement entretenu par les médias qui ont ordre d'occulter les vrais problèmes, me rappelle celui de la CGT qui exhortait les mineurs du nord à faire grève en sachant pourtant que la fermeture des mines était inévitable, au lieu de se battre pour une réinsertion...
La grève des comédiens et celle des scénaristes d'Hollywood est simplement typique de toute défense salariale. Il s'agit de distribuer équitablement les bénéfices engendrés par les nouveaux moyens de diffusion. Si les musiciens trouvaient un moyen de se battre ils feraient de même contre les plateformes de streaming qui leur octroient des miettes ridicules. Le problème vient des majors qui ne dévoilent pas leurs chiffres et engraissent leurs actionnaires. Ainsi les comédiens comme les scénaristes avancent à l'aveugle, même s'ils savent qu'ils ont raison de faire valoir leurs droits sur les diffusions et rediffusions via les nouveaux réseaux comme Internet. On doit néanmoins souligner que c'est une grève corporatiste tandis qu'en bas de chez eux des millions de pauvres vivent dans la misère. La seule grève qui peut atteindre le capitalisme est la grève générale. Et son appétit le poussera à s'auto-dévorer, après avoir hélas commis de véritables génocides qui en portent rarement le nom.
Quant à l'IA, gageons qu'elle ne touchera gravement que les produits de masse. Les décervelages se conjugueront différemment, le formatage a de beaux jours devant lui. Les œuvres originales n'ont jamais pâti de la robotisation. Nous apprendrons à nous servir de ces nouveaux outils comme nous l'avons fait avec l'électricité, les transports ou les communications, ou pas. Nous pervertirons les machines. Parce que l'artiste se crée son propre monde en réaction à celui qui lui est proposé et qu'il ne peut assumer. Par contre, la décroissance est inévitable si l'espèce humaine espère avoir un avenir sur cette planète. Ça c'est une autre histoire, autrement plus grave, un peu comme la guerre qui ne profite qu'aux marchands de canons et aux entreprises de reconstruction. Alors le diable certainement, et nous le nourrissons.

samedi 23 septembre 2023

C'est la barbe !


"C'est la barbe !" répond Sacha Distel quand Maurice Chevalier entonne "Pense aux mille plaisirs du monde et pense aux mille désirs qui nous agitent, le possible est sans frontières, et l'on découvre cent mystères en route". Paroles de la comédie musicale Gigi de Vincente Minelli, d'après Colette, traduites par Boris Vian. C'est la barbe ! Comment l'entendre ici ? La photo de 1978 a du succès, à mes yeux pour commencer. À l'époque j'aurais aimé le savoir, et l'assumer sereinement. D'Artagnan, Zappa, Dave Grohl, Jésus Christ, les références ne manquent pas dans les commentaires actuels bien sympathiques. Trois ans plus tard je la coupai. Me reconnaissant dans la glace, je sautai littéralement de joie, comme un petit zébulon. Quarante années de plus, je la laisse à nouveau pousser cet été, comme ça, pour jouer. Cette fois je ne reconnais plus l'enfant. Remontent mes débuts dans le monde, la vie qui s'offre à moi, l'amour, la musique... Aujourd'hui les amis me disent gentiment que cela me rajeunit. Alors c'est comme aller chez le coiffeur, couper ou laisser pousser, c'est le changement qui fait le boulot. Qu'annonce ce nouveau visage ? Rien n'est sûr. Question de patience. Vivons-nous dans le regard des autres ou dans la vision narcissique qu'impliquent les réseaux sociaux ? Les deux me semblent y participer. On voudrait parfois n'exister que par son esprit, sa tendresse, mais à quoi cela rime sans partage ? Il est rassurant de savoir que rien n'est immuable. Sauf la mort, biologiquement inéluctable. En attendant, le nombre des années ne signifie pas grand chose, si ce n'est qu'on est vivant. Je suis cet enfant timide, ce jeune homme fougueux, ce vieux sage. J'ai tous les âges depuis le premier, mais pas encore le prochain. La langue française nous permet de les avoir tous, comme un mille-feuilles quantique, alors que l'anglais ou l'allemand nous fige à être. On glisserait vite sur "To be or not to be" (William j'expire !). Il suffit de choisir l'âge qui convient selon les circonstances. En tout cas, je n'ai presque jamais celui imprimé sur mon passeport. Le traître ! "Pense aux mille plaisirs du monde et pense aux mille désirs qui nous agitent, le possible est sans frontières, et l'on découvre cent mystères en route..."

jeudi 31 août 2023

Funérailles clandestines


Mis en ligne le 24 mai 2011, j'avais rédigé ce billet deux ans plus tôt, mais Jonathan Buchsbaum m'avait demandé de ne pas le publier avant que le livre de Mark Jacobson ne soit édité. Maintenant que The Lampshade: A Holocaust Detective Story from Buchenwald to New Orleans (L'abat-jour : un enquêteur de l'holocauste de Buchenwald à la Nouvelle-Orleans) est sorti, je remercie Jacobson pour le scoop qu'il communiqua à mon ami new-yorkais qui me le confia à son tour le 2 septembre 2008.
Les habitants étaient alors plus préoccupés par le passage de Gustav que par les funérailles des victimes non identifiées de Katrina. Un ouragan chasse l'autre, mais le scandale n'a pas été effacé. Le gouvernement fédéral n'a pas fait grand chose pour reconstruire la ville complètement délabrée depuis 2005. Devinez pourquoi ? Avez-vous vu, par exemple, When The Levees Broke de Spike Lee ou la série Treme ? Et à qui appartiennent les quatre-vingt corps inhumés ? Pardon, six ! En effet, l'enterrement officiel, pour lequel Jacobson avait été prévenu à 6 heures du matin pour une cérémonie deux heures plus tard, concernait seulement six cadavres ! Où sont passés les autres ? Soixante quatorze corps avaient été enterrés la veille dans le secret... Quatre-vingt personnes non identifiées depuis la catastrophe, cela aurait fait trop mauvais effet pour la ville. Quatre-vingt portés disparus, non, quatre-vingt portés en terre sans avoir disparu. C'est énorme. Ne pas confondre avec les six cents disparus reconnus ! Ces quatre-vingt-là n'en font pas partie, ils n'ont simplement pas été réclamés, personne ne fut capable de les identifier. Leur nombre donne la mesure de la misère et l'escamotage celui de la mascarade. De quel pays parlons-nous ? Des États Unis d'Amérique.
Le livre de Mark Jacobson est une enquête sur l'origine de l'abat-jour en peau humaine de l'époque nazie qu'il a reçu d'un ami de la Nouvelle-Orleans juste après Katrina, et la réflexion qu'elle implique sur sa judéité.
La photo récupérée sur Internet porte la légende : Milvirtha Hendricks (1920-2009). Her little life was made larger because of the impact of Katrina on New Orleans (Courtesy: SF BayView).
En 1968, ma sœur et moi avions passé la journée à New Orleans, admirant les maisons et croisant un orchestre de jazz fidèle à la tradition. Ne connaissant aucun endroit pour y dormir, nous étions repartis le soir par un des Greyhound Buses qui nous avait amenés le matin-même. Nous passions ainsi la nuit sur les routes lorsque nous ne trouvions personne pour nous héberger. J'avais quinze ans, Agnès en avait treize et demi. Tout seuls nous avons fait le tour des USA pendant près de trois mois, voyage initiatique que je raconterai lorsque j'aurai retrouvé les diapositives... Une histoire en entraîne une autre. Trois ans plus tôt, le 12 août 1965, j'assistai à l'enterrement d'un type que je ne connaissais pas, mais qui portait le même nom que moi, à Stratford, Connecticut. Le rite m'avait estomaqué. Six Feet Under. Ce soir j'ai rouvert le journal illustré que je tenais en anglais...

mardi 18 juillet 2023

Deux mondes parallèles se croisent-ils à l'infini ?


Mon texte est un peu confus, il est tard, je ne sais pas par quel bout le prendre, mais à l'issue de la projection du dessin animé japonais Suzume m'est apparue une hypothèse sur le cours de la vie. Il était évident qu'à chaque instant de l'existence on peut choisir son chemin, comme s'il y avait au moins la possibilité entre deux. En vieillissant nous comprenons tous et toutes qu'à chaque étape l'on peut être une personne meilleure ou sombrer dans ses pires travers. Les rencontres, amicales, amoureuses ou professionnelles, sont déterminantes. Elles sont souvent fatales dans le bon ou le mauvais sens. À chacun/e d'en tirer les leçons qui nous permettront d'affronter l'avenir. Or ce soir-là, peut-être grâce à la poésie magique de ce film japonais et parce que je suis en quête d'un nouvel horizon, j'ai perçu que certaines rencontres incarnent explicitement des possibles, qui se résolvent ou pas. Si ce sentiment est partagé, le miracle peut avoir lieu et un nouveau chapitre voit le jour, peu importe sa durée dans le temps. Rien n'est éternel, mais la réciprocité est nécessaire. Si elle apparaît comme une évidence à l'un ou l'une des protagonistes, elle n'est pas forcément partagée, et la porte d'entrée s'ouvrira ailleurs un autre jour avec un ou une autre. Deux mondes parallèles se croisent-ils à l'infini ? Ce n'est pas l'absence de partage, mais plutôt sa visibilité dont il est question, car son invisibilité empêche l'histoire de se construire. On rate ainsi certaines occasions, sachant que d'autres situations permettront de réaliser son désir. Ce n'est donc pas l'incompatibilité qui fait obstacle, mais la cécité. Et celle ou celui qui entrevoit les perspectives avec espoir ne pourra ouvrir les yeux de l'aveugle, quelle qu'en soit l'origine. Cela revient probablement au même. Il est possible à certains ou certaines de percevoir ces vies possibles, quitte à ce qu'elles s'évanouissent faute de synchronicité, voire qu'elles semblent pouvoir se dérouler dans des univers parallèles, même si ces mondes resteront fantasmatiques, alors que d'autres se conjugueront au singulier. Le croisement n'attendrait heureusement pas l'infini ! Cette illusion est merveilleuse. Il existerait donc des voyants et des non-voyants, sachant que le temps est un facteur déterminant. Or il n'y aura jamais une seule histoire, la fusion est impossible, ou plus exactement en cas d'accord majeur l'histoire se déclinera différemment selon chaque interprétation. Les plus sensibles subiront sagement ou brutalement les occasions manquées, mais ils savent que le miracle est à leur portée à condition de ne jamais baisser les bras et de continuer à agiter leurs antennes.

vendredi 16 juin 2023

Pause du blog


Les chats, forcément casaniers, seront en de bonnes mains, tandis que je m'envole au Maroc faire le grand-père de garde pendant que les Spatistes sont ont en résidence à Tétouan. Lors de mon séjour je prendrai des notes et des photos qui alimenteront de futurs articles. Mais dès mon retour, je plancherai en équipe sur un jingle ferroviaire. Puis le 11 juillet est programmé l'enregistrement d'un nouvel album de la série Pique-nique au labo avec Emmanuelle Legros et Matthieu Donarier, le troisième depuis fin mai. Un quatrième le 19 juillet avec Olivia Scemama et Bruno Ducret, encore un autre le 4 septembre avec Hélène Duret et Rafaëlle Rinaudo, mais d'ici là c'est l'inconnu... Cela me laisse le temps de rêver ! Le volume 3 (les 2 premiers étaient réunis sous la forme d'un double CD) de ces rencontres est prévu avant la fin de l'année, de même que d'autres productions discographiques, vinyliques et numériques. mc gayffier a commencé à plancher sur la pochette, radioactive en référence au labo de Marie Curie. Pour l'instant ce sont les aventures marocaines dans le Rif qui m'accapareront... Reprise du blog le 3 juillet, date anniversaire à plus d'un titre...

mercredi 17 mai 2023

Instantané des âmes


Comme j'attends une amie journaliste pour lui conter ma dernière facétie Internet, 174 heures de musique inédite et gratuite [à l'époque seulement 60 !] sur drame.org et un album mis en ligne le jour-même de son enregistrement, je regarde les usagers du métro remonter de la station Belleville en rang serré et de face. Ma photo ne rend pas l'expérience non préméditée que je tente. Manque de culot ou respect de l'anonymat ? Probablement les deux.
Comme je cherche de laquelle des six bouches de métro peut surgir mon rendez-vous, j'élimine celle où la foule compressée entoure le marché de la misère, particuliers démunis vendant quelques rares objets de leur quotidien à des frères de galère, beaucoup d'hommes, très peu de femmes. Les sorties devant Paris Store et au milieu du boulevard charriant peu de voyageurs, j'ai le choix entre deux, proches de la rue de Belleville, occultant la remontée mécanique dissimulée que mon amie choisira évidemment, me surprenant dans mon exercice équilibriste.
Espérant l'apercevoir remonter l'escalier sur lequel j'ai jeté mon dévolu, je me concentre sur les mouvements de groupe, dévisageant chacune et chacun le plus rapidement possible. Il m'est impossible de m'attarder plus d'un quart de seconde sur une figure sans manquer la suivante. Au bout d'un moment j'attrape le rythme et commence à percer les regards éblouis par la lumière du jour comme épinglés par le flash d'un photographe. Plus j'insiste plus je m'enfonce dans ce qui est présent au delà de l'expression, cette arrière-pensée que les yeux ne sauraient cacher, le doute ou le bonheur, l'amertume ou la franchise, la distraction ou l'angoisse... Toutes les émotions du monde défilent devant moi comme des bolides dans un jeu vidéo. Cherchant à les attraper au vol, je les frôle comme un jongleur auquel toutes les quilles échappent, pas le temps de les toucher qu'elles repartent déjà dans un saut périlleux que le monte-en-l'air exécute pour ne pas se faire prendre à son tour. Vertige de l'improvisation qui n'autorise aucun faux-pas, j'étais aspiré par les figures de style de mon jeu lorsque mon amie sortit de nulle part, intriguée par mon air ahuri, comme si elle me réveillait en sursaut. Je lui expliquai que lorsque j'écris ou compose et que le téléphone sonne, mon interlocuteur s'excuse toujours d'interrompre mon sommeil.

[Depuis cet article du 24 février 2011, mon amie journaliste n'a plus rien relaté de mon travail, mais d'autres ont pris le relais. Il y a quelques années, comme beaucoup d'artistes, étonnamment même parmi les plus célèbres, j'ai compris ou accepté de ne pas recevoir la reconnaissance de celles et ceux dont je l'espérais. Heureusement celle du grand public, plus anonyme et forcément dispersée, fut et reste une formidable récompense qui m'a finalement réconcilié avec ce fantasme.]

lundi 8 mai 2023

Infernet de Pacôme Thiellement


Le douzième et dernier épisode vidéo d'Infernet de Pacôme Thiellement m'a donné envie de pédaler jusqu'à la présentation de son livre à la librairie du Monte-en-l'air. Je n'ai pas été déçu. L'essayiste, érudit et généreux, sait raconter des histoires. D'abord celle qui le lie à Blast, site d'information indépendant lancé par le journaliste d'investigation Denis Robert, connu entre autres pour ses remarquables enquêtes sur la chambre de compensation Clearstream. Ensuite pour son commentaire sur le recueil de textes qui furent écrits en amont des vidéos réalisées par Mathias Enthoven et Ameyes Aït-Oufella. Pacôme Thiellement s'appuie sur des faits-divers contemporains et des légendes urbaines autour des réseaux sociaux pour dessiner un portrait terrible de notre société et de ce qu'elle fait de nous. Immanquablement de nous si vous me lisez sur votre écran.


En douze chapitres plus un treizième inédit intitulé Internet et moi [une confession] Pacôme Thiellement conte des évènements dramatiques qui peuvent nous sembler drôles s'ils n'étaient tragiques pour celles et ceux qui les ont vécus. Ces histoires sont symptomatiques du monde virtuel dans lequel nous évoluons et qui nous transforment, souvent insidieusement. Certaines sont célèbres, toutes proviennent d'exemples américains tout simplement parce que le territoire y est propice et que l'auteur parle leur langue : Marina Joyce, la « kidnappée » du réseau social ; Gabby Petito, l’influençeuse lifestyle tuée par son amoureux lors de leur roadtrip documenté au quotidien sur Instagram ; Manti Te’o, la star du football victime d’un catfish sur Twitter ; Nikocado Avocado, un YouTubeur qui fait des mukbangs à se tuer la santé pour faire des vues ; Michelle Carter et Conrad Roy, les amants Facebook maudits… Chaque évocation se termine par une sorte de morale à la manière de La Fontaine, ou plus exactement une petite conclusion critique et sociale, sorte de translation vers nos propres vies à laquelle nous n'échappons pas. De la prison YouTube dont nous sommes potentiellement résidents, kidnappés du spectacle, aux risques liés à notre rôle d'influenceurs, du masque des avatars semant la confusion aux fantômes de nos échanges amoureux, de notre isolement à la perte de nos repères, de notre désir de pouvoir à l'auto-dévoration du capitalisme... Pacôme Thiellement a quitté FaceBook. Les réseaux sociaux qui sont marqués par le calcul, le narcissisme, la concurrence, l'espionnage, la malveillance et l'humiliation ne sont heureusement pas Internet.


Il y avait foule au Monte-en-l'air où Thiellement dédicaçait gentiment son ouvrage. Denis Robert et Florent Massot l'accompagnaient. Je m'interrogeais sur mon propre usage de ces réseaux qui entretiennent peut-être l'illusion d'un lien social. Ce blog publié sur drame.org, en miroir sur Mediapart, tracé sur FaceBook, Twitter et Instagram participe-t-il à cet enfer alors que j'aurais aimé l'imaginer comme une porte vers un nouveau monde, une alternative à l'abrutissement ? Mes élucubrations sont-elles absorbées par le labyrinthe dans le labyrinthe ? Comment remplacerais-je ce travail critique et militant qui glisse de temps en temps vers l'analyse ? À quoi utiliserais-je les trois heures quotidiennes qu'exigent mes articles ? Vivre aujourd'hui implique des contradictions souvent douloureuses. En fut-il de toutes les époques ?


Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous l'épisode qui m'a donné envie de découvrir le reste, de quoi nous dégoûter à jamais du réseau social sur lequel je reproduis quotidiennement ce blog.

→ Pacôme Thiellement, Infernet, ed. Massot en collaboration avec Blast, 20,90€

lundi 24 avril 2023

La peur tue le désir


Amusant de retrouver cet article du 22 décembre 2010, plus d'actualité que jamais treize ans plus tard, à une époque où beaucoup se cherchent, entre le polyamour et l'asexualité, ou simplement poursuivant le désir romantique de trouver la compagnon ou la compagne de ses rêves. Et les années n'arrangent rien lorsque l'on refuse de laisser cicatriser ses plaies...

La psychothérapeute jungienne de M. lui tend un petit caillou sur lequel est inscrit le mot "PEUR" et lui demande de le retourner. Sur l'autre face M. lit "DÉSIR".
La peur tue le désir, pas seulement celui qu'inspirerait l'avenir, mais aussi celui de l'instant présent. Par peur de ce qui pourrait advenir mais dont on ignore tout, alors que l'on vit dans la frustration et l'insatisfaction, l'on s'empêcherait de vivre autre chose demain, et aujourd'hui la chose, ça ! Quoi ça, ? Hé bien ça, comme chantaient Jacqueline Maillan et Bourvil pastichant Je t'aime, mon non plus de Serge Gainsbourg.

Cette même peur fait voter les citoyens pour leurs bourreaux. Ils préfèrent perpétuer une souffrance qu'ils connaissent à une éventualité dont ils ignorent tout, mais dont ils craignent qu'elle soit encore plus douloureuse. L'analogie avec le champ politique se poursuit...

C'est ainsi que nombreux jeunes adultes sombrent dans l'abstinence sans prendre la mesure de la situation. Autrefois il était courant d'entendre des quadragénaires, particulièrement des femmes, revendiquer ce renoncement. Ces déçu/e/s de la vie étaient souvent des personnes mariées trop tôt ou avec peu d'expériences sexuelles avant la fondation du modèle social du couple. Il est certain que dégagé des tourments du sexe et de l'amour (la confusion peut exceptionnellement sembler ici pertinente) leur vie s'en trouvera simplifiée, mais à quel prix ? Il est si triste de rencontrer des individus qui n'ont d'appétit ni pour manger ni pour faire des galipettes. Cela va souvent de paire. De fesses ou d'yeux. Sans compère ce con perd.
On pourrait évoquer bien d'autres causes pour justifier la perte de la libido. La société de consommation n'arrange pas l'affaire. Combien d'enfants parmi la classe bourgeoise expriment leur "besoin de rien" au moment des cadeaux de Noël ? Ce qui peut paraître sain dans une optique de décroissance s'avère relativement inquiétant si le désir s'efface devant un flou qui n'a rien d'artistique. Les représentations de la sexualité qui s'étalent dans les grandes vitrines ou la petite lucarne formatant le désir participent aussi à la destruction. Les petits couples attendrissants parfois distillent des parfums de mort. Il faut du courage pour combattre l'opulence et le formatage. Savoir ce que l'on veut, ne pas craindre de revoir son système de repères, remettre son titre en jeu, partager ses rêves, sont des conditions sine qua non pour s'accrocher au vecteur qui tend vers le bonheur. Le passage à l'acte exige de combattre sa peur pour que renaisse le désir.

vendredi 7 avril 2023

Solidarité


Face à la répression et à la dérive extrême-droitière du gouvernement, ce matin j'ai adhéré et fait une donation aux SOULÈVEMENTS DE LA TERRE, puis fait un don à la LIGUE DES DROITS DE L'HOMME.
Cette action, qui ne mange vraiment pas de pain, est du même type que celles de tous les jeunes (de tous âges !) qui se radicalisent, écœurés par l'usage du 49.3 et des armes de guerre contre les manifestations absolument légitimes, en particulier la violence récente aux méga bassines.
L'arrogance a toujours perdu les puissants, et ceux qui nous mènent à notre perte sont bien partis. Lorsque je dis nous, je ne pense pas seulement à l'espèce humaine, mais à tout ce qui vit sur notre planète...

mercredi 5 avril 2023

Touché !


Une amie s'interrogeait récemment sur son intérêt pour la décapitation, bien qu'elle ne soit nullement tentée par sa pratique, rassurons-nous. Notez tout de même qu'à l'appel d'embauche du dernier bourreau, avant la suppression de la peine de mort en 1981, trois cents personnes se proposèrent pour faire fonctionner la guillotine. Il eut été passionnant de faire une enquête pour savoir ce qu'étaient devenus les candidats malheureux !
Comme nous marchions dans l'obscurité, je remarquai que la coupure partageait nos cinq sens au niveau du cou de manière inégale. La vue, l'ouïe, l'odorat et le goût roulaient dans la sciure tandis que le toucher restait à genoux. Approchons-nous du crâne et du cerveau qu'il abrite pour constater que notre sensibilité s'exerce essentiellement par la vue et l'ouïe, laissant loin derrière l'odorat perdu au fil des siècles et le goût dont la marge de manœuvre se réduirait à quatre paramètres, sucré-salé-acide-amer si les Japonais n'ajoutaient l'umami qui permet d'identifier le glutamate et le kombu [et d'apprécier l'ail noir]. Dans nos sociétés policées on touche peu, sauf les travailleurs manuels à qui leur profession évite d'être accusés de pelotage ! L'outil n'est pas non plus le doigté. Les masseurs, médecins, coiffeurs, etc. ont ce privilège. Une Italienne me confirmait hier soir que lorsqu'elle touche ses interlocuteurs, pratique courante dans son pays, les Français regardent sa main, ce qui devient pour elle embarrassant. On caresse son chat ou son chien, mais aujourd'hui on prend de dangereux risques avec les enfants, même si ce sont les siens ! Les mères indiennes massent les leurs, mais s'appuyer sur le bras de votre voisin ou de votre voisine produit souvent un malaise et sème la confusion... On tombe vite sur un tabou que la sexualité saura braver dans l'intimité. Les ébats sont d'autant plus frénétiques ou sensibles que "le toucher nous est ravi", comme je l'écrivais dans la chanson Camille du CD Carton. Contrairement aux autres sens, le toucher n'est pas raisonnable. Il ne s'expose vraiment que dans la sublimation du corps, peau à peau.
Mon amie touche donc du doigt un sujet épineux. Sans le savoir elle identifie la ligne pointillée qui sépare le corps du cerveau. Il ne s'agit nullement de la question de la mort qui pourrait s'exprimer de mille autres manières, mais de la relation qu'entretiennent le senti et le réfléchi. Ainsi le corps s'abandonne au chaos tandis que le cerveau prend le contrôle.

Illustration : Exécution sans jugement chez les rois maures de Henri Régnault (1870) par Pierre Oscar Lévy pour l'exposition Révélations au Petit Palais à Paris (2010) [dont on peut admirer les films sur YouTube]

Article du 9 septembre 2010

lundi 3 avril 2023

Autre chose


Je cherche encore et toujours à faire autre chose. Pas le contraire ni autrement. Juste autre chose. Au début c'était facile. Sans idée préconçue, sans rien savoir, on avance sans se préoccuper si c'est le noir ou la lumière. Enfant j'étais somnambule. Je courais autour de la table de la salle à manger, les fesses à l'air, les yeux fermés. C'est plus tard que je me suis cogné aux rebords. Comme si j'avais une mauvaise appréciation de ma carrure. Mon petit orteil gauche et les poignets de mes chemises en ont fait les frais. Aujourd'hui j'avance avec prudence. C'est contrariant. Je courais toujours, roulais vite, sautais par dessus les barrières, enchaînais les phrases à la mitraillette du verbe. Il fallut apprendre à prendre son temps sans se répéter. La virtuosité ne m'a jamais intéressé. Mais le sang froid dans les moments brûlants. Ou le sang chaud sur les glaciers. Ça, oui. On appelle improvisation cet art de l'instant où chaque geste justifie le précédent. Comme j'ai aimé ne pas savoir ce qui adviendrait ensuite ! J'en oubliais mon naturel inquiet. Dans le feu de l'action. Penser à tout à la fois. Être au four et au moulin sans se brûler les ailes pour avoir su sauter du train à temps. Comme mon père. Du grain à moudre. J'essaie de me souvenir. Des images très anciennes resurgissent de plus en plus souvent. La première fois n'est jamais la première. Renvoyant mon corps actuel dans le décor du passé j'identifie l'antécédent. J'étais déjà. Ébahi ébloui révolté réveillé engagé entouré. L'enjeu est dans le dernier terme. Je ne sais rien faire seul. Ou, plus exactement, cela ne m'intéresse pas. Je chéris le collectif dans sa complémentarité et le partage. Confrontation nécessaire. La dialectique crée le mouvement. Ici le conflit bienveillant, ailleurs la lutte contre l'oppression et l'absurdité criminelle. J'ai dû apprendre à ne plus réagir au quart de tour face à l'injustice. Trop de souffrance en découlait. Il fallut remonter la pente, synapse après synapse. La syntaxe fut salvatrice. Elle l'est toujours. Art du montage. L'ellipse est dans la collure. Appris très tôt que l'important est ce qu'on enlève, pas ce qu'on garde. Cut. C'est dire si le flux m'ennuie. Rejoignant la problématique de la création qui ne peut être l'affaire d'un seul. L'énigme réside dans la filiation ou le compagnonnage. L'univers en est un bel exemple. Fruit de la résultante des forces. Sans partenaire régulier je ne sais qu'effleurer la surface des choses. Dans la liesse je creuse mon sujet qui prend du volume en marchant. Je passe alors en quatrième. Merci Albert ! La musique devient cantique profane. En attendant je prépare le terrain, j'arrose les plantes, je fais tourner les machines, cherchant les mots, les miens et ceux des autres.