70 Humeurs & opinions - mai 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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dimanche 31 mai 2020

La mue [archive]


Articles des 27 et 30 juillet 2006

Il n'est pas facile de changer de peau. Parfois les événements nous y aident. Que l'on perde son emploi ou la personne qui partage notre vie par exemple, et nous y sommes forcés. Toute résistance à ces transformations est encore plus dangereuse, jusqu'à s'y perdre, corps et âme. L'animal reste le même, mais il change de peau pour s'adapter à ses nouvelles conditions de vie. Le besoin de ce que l'on a coutume d'appeler "changer" n'est rien d'autre que la nécessité d'accepter ce que nous sommes, pour réduire la souffrance que génère la "difficulté d'être".
Nous ne sommes pas à un paradoxe près. La douleur ne se contrôle pas en la refusant, mais en l'apprivoisant. Le fakir connaît la chanson. Lorsque la douleur se présente, donnons lui des noms, décrivons la avec force détails, elle s'estompera comme par magie. Sur les montagnes russes de la fête foraine, il y a deux sortes de réactions devant la peur, certains hurlent en se penchant dans le sens de la pente et s'amusent, les autres crient tout autant mais se cabrent en arrière et finiront par aller vomir dans un coin sombre. Je rends grâce à Jean-André Fieschi qui, lorsque j'avais vingt ans et souffrant d'un panaris, me donna à lire Le bras cassé d'Henri Michaux. Je réussis à m'endormir. Vingt-cinq ans plus tard, j'en cueillis enfin les fruits en contrôlant la douleur par le seul fait de l'accepter. N'oublions pas que je suis un homme, et les garçons supportent beaucoup moins bien d'avoir mal que les filles. En 1975, je n'avais assimilé de Michaux que l'exergue : "Nous ne sommes pas un siècle à paradis, nous sommes un siècle à savoir". Pas si mal !
Revenons à nos moutons, ceux sur lesquels nous comptons pour sombrer dans les bras de Morphée. Du dieu des rêves à leur maître il n'y a qu'un pas, et la lecture de leur interprétation fut d'une aide précieuse pour comprendre comment ça marche. Comme je me plaignais à une amie philosophe de reprocher toujours les mêmes griefs à mes compagnes et ce malgré leurs différences fondamentales, je compris que le seul point commun était moi. Je ne pouvais donc leur en vouloir que de moi-même. Les conflits se désamorceraient d'eux-mêmes dès lors que j'accepterai l'autre au lieu de tenter vainement de le changer. Car on ne change personne, ni soi ni les autres. Un peu bouddhiste, n'est-ce pas ? Et pourquoi pas ! Les religions partent souvent de bons sentiments et d'analyses brillantes. Les prêtres les pervertissent en voulant les rendre accessibles au peuple et en profitent pour les transformer en armes de contrôle. Toutes les révolutions sont brèves, ou plus justement, les rêves durent peu, mais les conter prend du temps.
Les différents âges de la vie exigent d'adapter notre vision à notre corps. Chaque période a ses bienfaits et ses inconvénients. Réussir sa mue, c'est accepter qui nous sommes, en en précisant les perspectives vectorielles, sans se réfugier dans le passé par crainte du futur. Il faut toute une vie pour apprendre qui nous sommes, à savoir autre que ce que nos parents ont rêvé faire de nous. Et nous nous éteignons enfin dans la paix retrouvée. Entre temps, il aura fallu plusieurs fois changer de peau pour conserver l'équilibre précaire qu’on appelle une vie.

L'ANIMALITÉ DE L'HOMME


Le titre de cet article ne suggère nullement qu'un baiser pourrait transformer cette grenouille en prince charmant. Rien ne me détend plus qu'admirer la nature. La contemplation des animaux me plonge dans un abîme de perplexité et me renvoie à l'animalité de l'homme. Voilà longtemps que j'essaie d'imaginer une vision complexe de l'être humain, quelque théorie qui associerait Freud, Marx et cette troisième composante. Tenter de comprendre l'homme sans évoquer sa nature de mammifère me semble vouer à l'échec. Si le matérialisme historique me semble toujours le meilleur système analytique pour comprendre les grands mouvements de civilisation et si la notion d'inconscient renvoie aux motivations secrètes qui forgent chaque individu dans leur différence, la biologie me séduit par ce que tous les êtres vivants ont de commun, et la génétique fait parfois exploser à notre figure des évidences brutales. Le pourquoi reste toujours aussi énigmatique, mais on commence à effleurer une réalité complexe montrant que nos motivations ne peuvent s'arrêter à un seul système d'analyse. On ne pourra comprendre nos créations, nos crimes et nos suicides en restreignant l'analyse aux phénomènes sociaux (Marx) et à ce qui leur résiste en chaque individu (Freud). S'en contenter, c'est réfléchir comme si l'homme était seul sur Terre. C'est vrai, il agit comme tel. Pourtant, quel vecteur porte donc l'espèce, qui nous rapproche de ce qui nous est le plus étranger, la nature ? De quelles forces sommes-nous les enjeux, voire les véhicules ?
Hier soir, près de la piscine, sur une frite bleue rêvait une rainette arboricole. Les canards ne l'avaient pas encore repérée. Le matin, nous suivions sous l'eau les bancs de girelles, de saupes et d'autres petits poissons très joueurs comme ces minuscules virgules violet électrique. Pas de rapport. C'est dimanche.

mercredi 27 mai 2020

Chef d'œuvre ?

...
Ici ou là on entend clamer tel ou tel chef d'œuvre, mais qu'est-ce que c'est ? Où va se nicher la subjectivité ? Existe-t-il des chefs d'œuvre incontournables ? J'ai l'habitude de penser qu'un chef d'œuvre s'évalue au nombre d'interprétations qu'il suscite. Car c'est bien d'appropriation qu'il s'agit, l'œuvre, dès lors qu'elle est achevée, n'appartenant plus à celle ou celui qui l'a commise, mais au public qui la savoure.
Les générations successives revendiquent tel ou tel chef d'œuvre. Encore faut-il le replacer dans son contexte social, historique ou géographique. Le nombre d'interprétations que je suggérais plus haut est aussi fonction du cercle où elles s'exercent. Un changement de repère s'impose alors. Pour un public restreint, par exemple les amateurs de jazz, le concept n'aura pas la même envergure qu'avec la Joconde. Qu'on apprécie le tableau de Leonardo da Vinci ou pas n'a aucune importance. Il procure à chacun/e une histoire, un rêve, une idée, une réminiscence, une invitation qui lui confère son statut de chef d'œuvre. Par contre, que l'on place A Love Supreme de John Coltrane, Sergent Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles ou Laborintus 2 de Luciano Berio comme des chefs d'œuvre ne convaincra jamais un public hermétique à ces musiques. De plus, chacun/e a son propre système de références. Ainsi je doute que Cover To Cover de Michael Snow, Die Parallele Strasse de Ferdinand Khittl, Anima de Wajdi Mouawad ou Le Trésor de la langue de René Lussier, que je considère comme des chefs d'œuvre, disent même grand chose à la plupart de mes lecteurs/trices. Si l'on a vécu ou pas à l'époque où fut créée telle ou telle œuvre joue aussi, les plus jeunes s'inventant des mythes qui n'existaient pas dans le passé, ou, au contraire, reproduisant servilement les coteries de journalistes de cette époque.
Chaque artiste peut encore revendiquer son ou ses chefs d'œuvre, les pièces qu'il ou elle trouve les plus fidèles à ses expectations. Ce n'est pas un hasard si j'ai ce sentiment avec le CD-Rom Alphabet, l'opéra Nabaz'mob ou l'album de mon Centenaire, qui furent plébiscités par la presse ou par un public plus large que d'habitude... Sans parler de ce blog au su de sa constance sur 15 ans et au nombre grandissant de ses lecteurs/trices ! On retrouve alors l'idée de chef d'œuvre des Compagnons du Devoir, pour lequel chaque artisan doit faire ses preuves... Et puis on espère toujours que le prochain sera encore meilleur !

mardi 26 mai 2020

Lysistrata [archives]


Articles des 1er juillet 2006 et 1er janvier 2016

En commentaire du billet d'hier 30 juin, la lectrice "Alibi à la une" écrivait :
"Alors ils s'y sont tous et toutes mis..."
toutes ??? je voudrais bien LES y voir !
Allez sans rancune (?) c'est partout les grandes absentes même si c'est la moitié de l'humanité. Je sais elles ressassent et ne prennent pas le pouvoir.
À qui la faute ?

Je commençai par répondre :
"Toutes" pas plus que "tous", mais c'est vrai, beaucoup moins. Toutes celles qui ont répondu "présente !", celles qui sont là, celles qu'on est allés chercher pour ne pas rester qu'entre hommes : quel ennui une fratrie de mecs, quelle obscénité ! Le jazz est un monde masculin où les femmes sont des emblèmes de publicité ou, au mieux, des égéries alcoolisées.
Heureusement celui de l'improvisation libre, des musiques barjos, est un peu plus ouvert, les filles y font leur place, pas facile. Les plus militantes ont d'abord revendiqué leur homosexualité, les plus ambitieuses rejetaient le féminisme pour être considérées à l'égal des hommes, les plus laborieuses se contentaient d'un strapontin...
Y a-t-il une expression féminine ? Je le crois. Leur sensibilité d'artiste ne s'exprime pas de la même manière. C'est moins tranché, arrondi aux entournures, c'est plus fin, parfois, comme chez les mecs pas trop machos, leur part de féminité s'exprimant plus ou moins librement...
C'est à ce moment-là que je choisis d'en faire le billet de ce matin, sachant bien que ce ne sera qu'une parole d'homme de plus, pas le choix cette fois !
Pour compléter le petit panorama rapide et réducteur, j'ajoute aux lignes précédentes que le monde de la musique classique, et, par extension, contemporaine, est tristement potache et réactionnaire, l'esprit de compétition qui y règne en fait une foire d'empoigne où les femmes n'ont à y gagner qu'une forme de contamination. La question des variétés se pose un peu moins, parce qu'on est en milieu populaire, l'enjeu n'est pas le même dans la chanson, l'arrogance porte un bémol à la boutonnière. On préfère y faire pousser des étoiles, quitte à mépriser là aussi le petit peuple des musiciens qui les accompagne, encore des mecs. Les musiques savantes, élitaires, sont chasse gardée, chasse à cour(re) ! On se plaît à croire qu'il y est question de pouvoir. Mais le pouvoir, c'est "pouvoir" faire, c'est le potentiel à créer, à diriger, à diriger sa vie, et malheureusement trop souvent celle des autres, et celle des femmes certainement.
Vaste sujet, "la moitié de l'humanité" ! Cela méritera qu'on y revienne, souvent ?! Alors autant commencer dès aujourd'hui. La parité me semble une mystification de plus, un truc en plumes inventé par les hommes pour que les femmes qui la ramènent leur ressemblent. Regardez Ségolène Royal sur les pas de Margaret Thatcher et Condolezza Rice, quelle horreur ! Il en est d'autres qui se battent avec plus de jugeotte, mais n'y a-t-il pas d'alternative à prendre le pouvoir en package avec la stupidité des mâles ? Faut-il qu'à leur tour les femmes nous gouvernent avec la même brutalité, carnage destructeur et suicidaire ? Au secours, Lysistrata (texte de la pièce d'Aristophane) ! Adolescent féministe et non-violent, j'avais trouvé géniale cette grève du sexe pour arrêter la guerre. Pourquoi les femmes qui y perdent leurs enfants, leurs frères, leur père et leur époux, ont-elles toujours été solidaires de ces bouchers sanguinaires ? Faut-il aller chercher quelque explication dans la biologie comme le fait le documentaire 1+1, une histoire naturelle du sexe (et dont j'eus la joie de composer la musique) ? Doit-on en passer par la barbarie ? Ou bien est-ce l'absurde qui nous gouverne ?
Ayant grandi dans les années 70 au milieu de femmes revendiquant l'émancipation féminine, la question n'a eu de cesse de me poursuivre. Sur les murs de la cuisine étaient épinglés des petits papiers découpés portant tous les slogans de l'époque, certains même ambigus : "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette". J'aimais l'impossible. J'en rêve toujours. Attention à moi si, en discutant, j'accordais mal un adjectif, j'étais immédiatement repris et le e final était accentué avec sa liaison phonétique, appendice qui pour une fois dépassait du mot féminin. J'ai pris ainsi l'habitude d'accorder les fonctions, surtout en haut de l'échelle sociale, Madame la présidente, Madame la directrice, une écrivaine, etc.
Dans le Drame, nous n'avions qu'un tiers de musiciennes, cinq sur quinze, l'atmosphère y était tout de même plus digne, ça changeait des chambrées des autres orchestres. Dans le Journal des Allumés, chaque fois que nous le pouvons nous invitons ces dames au parloir, cette fois la harpiste Hélène Breschand, la compositrice et chef d'orchestre Sylvia Versini, les dessinatrices Chantal Montellier et Laurel (son blog). Nous le savons, c'est peu et ce n'est pas le reflet du monde réel, nous forçons les portes. Un seul des Cours du Temps fut consacré à une femme, la contrebassiste Joëlle Léandre, sa parole y est emblématique. Même si Valérie Crinière réalise le Journal (et pas seulement techniquement !), il n'y a que des hommes au comité de rédaction, et peu de femmes dirigent parmi les 42 labels de l'association. Notre trésorière, Françoise Bastianelli, en charge du label Émouvance, a redressé les comptes de l'assoc lorsque nous étions au plus mal. J'aurais pu écrire "au plus mâle" tant l'unisexicité peut être nauséabonde. Les femmes entre elles ne valent guère mieux, c'est pour cela que Lysistrata n'eut jamais gain de cause. Il faut la mixité, le partage des tâches, oui si c'est ensemble, pas de prérogatives ni de territoires réservés, l'échange est plus juste que le partage.
Je repense toujours aux derniers mots de L'innocente de Lucchino Visconti, son dernier film, quelque chose du genre : ''Pourquoi faut-il que, vous les hommes, vous nous portiez aux nues ou nous traitiez comme moins que rien ? "

AVEC "CHI-RAQ" SPIKE LEE RETROUVE LE TON DE SES DÉBUTS


Depuis que je connais Lysistrata je me suis toujours demandé pourquoi les femmes acceptaient la mort de leurs maris, fils, pères ou frères. Comment peuvent-elles être complices de la violence des hommes ? Quel pouvoir ont-elles oublié qui ne leur permettent pas d'enrayer la folie des brutes machistes qui ne trouvent jamais que la guerre pour (ne pas) régler leurs conflits ou asseoir leur emprise ? Est-ce que la mort est intrinsèquement liée au sexe ? Les explications psychanalytiques ne sont pas de mon ressort, mais Aristophane a su proposer une solution pacifique qui ne semble pas avoir convaincu puisque cela continue de plus belle !
Spike Lee s'empare donc de cette comédie pour dénoncer la violence qui s'exerce entre Afro-Américains. Il y a plus de morts à Chicago liés aux bagarres entre gangs qu'il n'y en eut en Iraq, d'où le surnom du quartier sud, contraction de Chicago et Irak. Comme dans la comédie grecque le réalisateur de Do The Right Thing, Mo Better Blues et Malcolm X emploie un langage direct qui sied à l'argot des rues, les acteurs s'exprimant en vers, rap nerveux de cette comédie musicale où l'on retrouve le ton de ses premiers films. Spike Lee n'évite pas quelques longueurs, mais le sujet est formidable et son adaptation parfaitement à propos.


Chi-Raq est un film militant à la portée populaire. Il devrait être projeté dans les quartiers, là où l'esprit de clan a remplacé la solidarité de classe. Le prêche du pasteur Michael Pfleger interprété par John Cusack est explicite, la misère entretenue par le capitalisme et le chômage poussent ces jeunes à s'entretuer, ce dont profitent les marchands d'armes soutenus par la NRA, la criminelle National Rifle Association. Samuel L. Jackson joue le rôle du chœur commentant les péripéties de cette bande de filles qui décident de faire la grève du sexe tant que leurs mecs utiliseront leurs armes. Elles s'opposent aux gangsters et à la police, à l'armée et à la résistance de leurs sœurs. Dans cette South Side Story Wesley Snipes et le rappeur Nick Cannon sont les chefs des Spartans et des Trojans, Teyonah Parris est Lysistrata, Angela Bassett est Helen et Dave Chapelle fait partie de la bande. La musique nerveuse porte le film, les couleurs éclatent sur l'écran, orange et violet représentant celles des deux gangs. Des vers scandés s'affichent parfois en infographie, plus agit-prop que clip-vidéo. Chi-Raq est à la fois drôle et sérieux, swing et sexy.
Mais est-ce que cela changera grand chose à la violence absurde, criminelle et suicidaire des hommes ? Cette brutalité mortifère reste pour moi un mystère. À moins qu'elle ne s'explique par l'intérêt des pouvoirs en place, et ce depuis des millénaires (Aristophane a écrit sa pièce cinq siècles avant J-C), à exciter les pauvres les uns contre les autres pour mieux les contrôler et les opprimer ? Cette culture de la guerre est-elle inhérente à l'espèce, le fruit d'un calcul cynique ou de l'inconséquence des chefs ? Peace and Love revendique Lysistrata et à sa suite le réalisateur Spike Lee, fatigué de voir sa communauté s'entretuer. C'est ce que je vous souhaite pour cette nouvelle année en cette période qui pue le sang et les larmes, l'exploitation et le profit, la manipulation et l'aveuglement.

vendredi 22 mai 2020

Tombeau d'Abricot [archive]


Article du 23 juin 2006

Que peut-on écrire dans un blog, journal intime devenu public ? Quelles limites puis-je me fixer dans la catégorie dite Perso ? Certains rédacteurs attendent la mort des protagonistes, d'autres la leur propre. On peut toujours changer les noms, brouiller les pistes, romancer l'affaire, mais quel besoin, quelle impudeur, nous pousse à publier les détails intimes de notre vie et de celles et ceux qui la partagent ? Le "politiquement correct" ne me préoccupe pas, on peut modifier les usages, bouleverser les conventions, c'est même salutaire. L'intérêt d'un texte est lié à l'indépendance de vue de son auteur, sa libre pensée, son style aussi. Les confessions ont d'autant plus de valeur qu'elles abordent des sujets tabous. Ils sont si nombreux. On se croit isolé, promeneur solitaire portant le fardeau de ses fantasmes, de ses handicaps, de secrets honteusement gardés, de vieux mensonges. La psychanalyse ne fait que régler, au mieux, sa propre petite note, mais on ne partage pas.
Lorsqu'il m'arrive de transmettre (n'étant point professeur le mot enseigner ne me convient pas), j'essaie d'aborder tous les aspects de mon sujet, de changer d'angle le plus souvent possible, pratiquant l'art de la digression. Je m'aperçois que les étudiants ne savent rien de ce qui les attend, réalités du monde de l'entreprise, salaires, droits du travail et droits d'auteur, relations avec les clients ou les employeurs, esprit d'équipe, solidarité, gestion quotidienne de son temps, difficultés à se renouveler, etc. Aborder sincèrement l'un des trois grands sujets préoccupant tout un chacun, sexe, mort ou argent, est un pavé dans la mare éclaboussant toute l'assemblée, fut-elle réduite à un seul interlocuteur. Les confessions intimes mettent en confiance, chacun est libre à son tour de se livrer, de se décharger de ce qu'il ou elle a sur le cœur, simplifiant les échanges en évitant les quiproquos et les mascarades, souvent anciennes ! Il y a des professionnels pour cela, thérapeutes indispensables à celles et ceux qui souffrent trop, mais ils ne répondent pas à toutes les questions. Certaines réclament la confrontation. En clair, il est bon de savoir que l'on n'est pas tout seul à vivre ainsi, à penser cela. Connivence des salles d'attente ? La lecture est un réconfort. La conversation peut devenir un soulagement, un révélateur, une étincelle... Si les secrets de famille nous empoisonnent, sortons donc les fantômes du placard. Mais la question de la publication reste entière, crotte de bique !

J'ai souhaité parler de la douleur de mon ami Bernard face à la mort de son chat Abricot mercredi midi, le 21 juin. L'arrivée de l'été est toujours un moment pénible pour celui qui craint la chaleur. Ce n'est pas la première disparition à laquelle il soit confronté. Bernard a perdu tant d'êtres proches. Plus on vieillit plus les amis peuplent les cimetières. L'isolement progressif peut devenir insupportable. Pour d'autres, la mort à l'œuvre rassure, c'est qu'on est toujours là pour l'apprendre. La dernière sera mon tour. Un camarade médecin me rappelait que souffrir, c'est être vivant. Les jeunes s'angoissent parfois, peine perdue, ce n'est pas l'heure. Ne meurt-on que parce qu'on en a marre ? Sauf accident, et la vie est injuste avec ceux qu'elle quitte prématurément, sans cette fatigue, on vivrait éternellement. Il faut prendre le temps. Les jeunes et les vieux traversent toujours n'importe comment, ils se jettent sous les voitures. Les jeunes n'ont pas conscience de la mort et c'est tant mieux, les vieux n'en ont plus rien à faire et c'est tant pis. Temps mieux temps pis, chacun fait son petit ménage dans sa tête, et dans son corps.
Tout a commencé lorsque Bernard avait dix ans, avec la déportation de son frère aîné à l'âge de 18 ans, jeune résistant communiste. C'était l'âge de Ann, son plus jeune fils, que Bernard accompagna de manière exemplaire touts sa dernière année de 1984 lorsqu'il fut atteint d'un cancer du rein. Abricot avait vingt ans, comme Radiguet, l'auteur du Bal du Comte d'Orgel d'où vient le prénom de Ann. Les cycles sous-tendent notre vie, mouvements vibratoires qui se superposent comme les harmoniques d'un instrument de musique. Les drames et les miracles arriveraient aux nœuds de vibration, le fond de la piscine, ou aux crêtes, rendez-vous en haut du pic. Il n'y pas que les femmes qui soient réglées comme du papier à musique.
C'est chaque fois un drame. Je comprends la douleur de mon ami et respecte ses choix même si je ne les partage pas. À ma dernière visite, je n'arrivais pas à regarder Abricot, défiguré, cela me faisait trop mal. Je ne suis pas courageux en face de la maladie, je ne supporte pas les hôpitaux. Bernard est un ardent partisan de l'acharnement thérapeutique. Mais il a aussi des envies de mort, la sienne, celle des autres. Il est en colère. Les animaux qui l'accompagnent le rappellent à l'ordre. La veille, je lui avouai mes doutes sur ses motivations. Il se réveille toujours lorsque la mort se dévoile. C'est le chantre du paradoxe. Depuis trente ans, nos conversations "de bistro" alimentent nos œuvres communes. Évidemment nous transposons le réel, le travestissant des oripeaux de l'art, une chienlit bien portante. Aujourd'hui encore, le travail du deuil fait grandir, mais Bernard est trop malheureux. Nous lui conseillons d'aller voir l'exposition d'Agnès Varda à l'Espace Cartier : le Tombeau de Zgougou (photo du catalogue ci-dessus) ne pourra que lui redonner le calme de la tendresse. Se réconcilier avec soi-même.

Bernard Vitet est décédé le 3 juillet 2013.

dimanche 17 mai 2020

Pourquoi faire ? [archive]


En me réveillant, je me demandais "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". Régulièrement je remets ma vie en question. Pas trop souvent tout de même. Quatorze ans plus tard, je m'interroge sur le bien-fondé de mes choix. Tout s'articule, comme des paragraphes... Il faut savoir saisir l'opportunité des "à la ligne"...

Article du 4 juin 2006

Un rouge-queue nargue le chat depuis plusieurs jours dans le jardin. Il vole bas. Que cherche-t-il ? Il s'approche de plus en plus près. Je suis fasciné et un peu inquiet.
En février 1902, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, publie le pamphlet Que faire ?, ouvrage fondateur reprenant les idées développées dans le journal Iskra (l'étincelle, en russe). En 1971, Chris Marker et ses camarades reprendront le nom d'Iskra (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles) pour leur coopérative de production de films. Rien n'a vraiment changé de ce qui a motivé l'écriture de l'un et la fondation de l'autre. La question "Par où commencer ?" reste entière. Les sources de la production et les canaux de diffusion sont-ils maintenant plus ouverts à la différence, à la contestation salutaire, à la projection de vérités soigneusement enfouies ? (Bernard Benoliel, Entre Vue). Des questions, toujours. Les réponses calment le jeu et tuent l'imagination. L'enfant enfile les pourquoi ? à s'en faire un collier. Dès le CP, l'école casse son élan créatif en imposant les réponses avant qu'il ait le temps de s'interroger. Les perles se répandent par terre. Révolutionnaires en herbe, artistes, déviants, délinquants, souffrants, seuls quelques récalcitrants n'acceptent pas les nouvelles règles. L'agnostique laisse la question sans réponse (elle donnera son titre à l'œuvre la plus célèbre du compositeur Charles Ives).
En me réveillant, je me demande "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". J'ai souvent dit que je fais ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire. Bon gars malgré tout et probablement en référence au chien de Léo Ferré, j'ajoutais je fais là où on me dit de faire.
Pourquoi faire ? Pourquoi faire une œuvre de plus, sur un marché saturé ? L'art est devenu à la portée de tous, du moins la société souhaite en donner l'illusion. Les outils se démocratisent, chacun pense savoir photographier, filmer, composer, écrire, mais trop souvent c'est le stylo qui écrit, la caméra qui filme, le filtre Photoshop qui commande. Bon de commande. C'est ce qu'on vend : objets de consommation, nouveaux marchés, cibler les jeunes... Pour faire l'artiste, il faut une vision. Cette vision ne découle pas de l'usage des machines, elle est le fruit d'une souffrance, d'une colère, d'un espoir, d'un rêve, elle n'est qu'une question qui répond à la précédente. Qu'est-ce qu'un auteur ? Une personne qui pense par elle-même et met en forme cette réflexion ? La production est-elle le contraire de la reproduction ?
Pourquoi faire une œuvre de plus lorsque l'on a des dizaines de disques et des centaines d'œuvres à son actif, et que le monde continue de glisser ? Échec. Le succès est relatif. Miles Davis, par exemple, a échoué, lui qui briguait la reconnaissance du Great Black People n'a jamais été adulé que par la bourgeoisie blanche. Pourquoi composerais-je un nouveau disque alors que la majorité sont toujours disponibles, il est vrai de manière de plus en plus clandestine (aux Allumés, chez GRRR ou Orkhêstra) ? On me fait remarquer que mon impressionnante biographie donne l'illusion que j'ai au moins cent ans ! (P.S.: douze ans plus tard, en 2018, je publierai en effet mon Centenaire !). Ai-je tout dit, tout exprimé ? Heureusement j'évolue, petit à petit, le mouvement me porte, vecteur social qui me pousse sans cesse vers de nouveaux horizons. Mais je ne voudrais pas faire une œuvre de plus, jamais ! J'enchaîne les succès d'estime, mais rencontre rarement le succès populaire. Un enjeu pas si nouveau depuis qu'avec Bernard Vitet nous avons décidé d'enregistrer des chansons (Kind Lieder, Crasse-Tignasse, et surtout Carton), depuis le cd-rom Alphabet, le film Le sniper ou les modules interactifs des sites réalisés avec Frédéric Durieu ou Nicolas Clauss. Aujourd'hui les lapins-robots font le tour du monde en se tenant par les oreilles.
Faire ce qui ne se fait pas, c'est jouer les trouble-fête et les provocateurs, c'est oser dire (écrire) ce que d'autres taisent de peur de représailles, c'est être avant tout fidèle à sa morale et la mettre en pratique, sacro-sainte dualité "théorie-pratique" héritée d'une époque où la jeunesse décidait de porter l'imagination au pouvoir. Faire ce qui ne se fait pas, c'est faire fi des conventions, des impossibilités, c'est sauter les obstacles, l'un après l'autre, pour prouver que si, c'est réalisable, avec du travail et de la persévérance, sans négliger l'amour ni l'humour. C'est ne pas craindre le ridicule.
J'ai toujours ressenti du soulagement lorsqu'un camarade, un collègue (jamais un concurrent), réalisait une idée que j'avais eue, ou pas. Ce qui est fait n'est plus à faire. Rien de perso dans l'avancée des idées. Bonne chose de faite, me dis-je en admirant le chef d'œuvre mis en forme par un autre créateur. Une tâche de moins sur la longue liste des utopies ! Passons à autre chose...
Alors, quoi faire ? Lorsque la suite ne vient pas, c'est que le problème est mal posé. La question du quoi n'est que la conclusion du pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pour changer le monde, pardi ! Mais comment s'y prendre, tout petit bonhomme ou petite bonne femme perdus dans son coin ? Une trilogie puisque le qui n'a jamais été de notre ressort : pourquoi, quoi, comment ? Mais d'abord pourquoi, la question fondatrice, celle qu'on a le tort d'oublier en devenant des professionnels. La motivation première, celle qui donne le goût, le goût de faire. Et peu importe la réponse, elle coule de source, elle ne nous appartient pas, elle est entre les mains du public, de nos lecteurs. Ensuite, le quoi et le comment ne sont que questions de méthode, tandis que pourquoi est LA question, celle qui fait toute la différence entre un faiseur et un créateur, entre un accident et une catastrophe.
Une catastrophe, à entendre dans son sens premier : un bouleversement, dernier et principal événement d'un poème ou d'une tragédie, le dénouement.

Image : manifestation à Johannesburg après l'assassinat de Chris Hani, photogramme de mon film Idir et Johnny Clegg a capella (1993).