70 Humeurs & opinions - décembre 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 29 décembre 2020

Submersion


Article du 23 novembre 2007

Depuis que j'écris des chroniques de cd et de dvd dans les journaux ou sur le Net, je me rends mieux compte des difficultés que rencontrent les journalistes qui veulent réaliser correctement leur travail. À commencer déjà par faire le tri.
De nombreux musiciens m'envoient leur disque en pensant que je suis susceptible de les produire, mais ils ne se sont pas donner la peine de se renseigner sur notre label. Je me retrouve souvent avec des albums de variétés, de jazz-rock ou n'importe quoi qui ne me dit rien du tout. Ce sont d'une part des exemplaires qu'ils fichent en l'air, et d'autre part, ils perdent tout crédit en semblant ne pas se soucier de la personne qu'ils sollicitent. Mieux vaut envoyer peu d'exemplaires, mais cibler. Il m'est souvent répondu que le label GRRR est qualifié de "musique nouvelle" dans L'Officiel de la Musique. Cet étiquetage ouvre évidemment la porte à toutes les interprétations.
Le "critique" peut toujours zapper un disque ; c'est plus difficile avec un film. C'est le problème des œuvres d'art qui se jouent dans la durée. Il faut donner du temps au livre tandis qu'un tableau peut s'embrasser d'un coup d'œil. Il est physiquement impossible de tout écouter. Un disque dure une heure, un film une heure trente minimum, un livre plusieurs heures voire quelques jours. Comment s'y prendre ? Si la musique m'accroche, je suis obligé de la réécouter une seconde fois pendant laquelle je prends des notes. Pour un film, j'essaie de réagir à chaud. Mais chaque fois je dois me référer à d'autres œuvres, fouiller dans des bouquins, réécouter un passage, etc. À la fin, il reste à peaufiner le style, ce qui peut exiger plusieurs relectures espacées.
Un journaliste peut recevoir deux cents disques par mois. Certains films que j'ai chroniqués durent plus de quinze heures. Lorsque l'on sait ce qu'est payé un feuillet, il est évidemment très difficile d'en vivre, surtout si l'on espère faire œuvre de sa critique ! C'est aussi une lourde responsabilité, donner des clefs pour comprendre le travail d'un artiste et pousser le lecteur à devenir à son tour auditeur ou spectateur.
En endossant les rôles des professionnels à qui nous avons à faire, nous nous rendons mieux compte de leurs difficultés, de leurs besoins et de leurs responsabilités. À l'Idhec, nous occupions à tour de rôle tous les postes d'une équipe de cinéma. Lorsque je dus remplir une feuille de salaire, tenir une caméra, m'occuper du plan de travail, réaliser un mixage, j'étais déjà passé par là. Musicien, j'entrevois la position du producteur, de son distributeur et du diffuseur qui, en bout de chaîne, fait la loi. Il est important de connaître les marges de bénéfice, les véritables chiffres de vente, les pressions éditoriales, les enjeux économiques ou artistiques qui se jouent en sous-main. Et puis après on oublie vite tout cela, on fait comme on veut, ou comme on peut !

lundi 28 décembre 2020

Autant en emporte le vent


Le vent a soufflé sur les côtes bretonnes. Les vagues suivent avec vingt-quatre heures de retard. Elles viennent se fracasser en gerbes devant la maison qui, heureusement, est orientée à l'est. C'est un paradoxe de l'Île-Tudy, mais l'horizon tourne le dos à l'Amérique...

Article du 18 novembre 2007


Beaucoup ne le savent pas, mais les fumées, pas seulement celles des usines, se répandent d'ouest en est. Une raison suffisante pour que les quartiers populaires soient situés à l'est de la capitale. Il en est ainsi partout, question de vent... Les nantis se retrouvaient à l'ouest. La centrifugeuse spéculatrice a un peu changé le découpage. La pieuvre étendant son emprise sur tous les arrondissements intramuros, les pauvres ont dû déserter le centre pour aller vivre en périphérie, de plus en plus lointaine.
Sans frontière, la pollution ne se cantonne plus à un seul point cardinal. Elle envahit le moindre espace respirable. Nous en savons quelque chose. Il est une heure du matin à la Porte des Lilas et nous arrivons de la rue Ordener à bicyclettes. Jour et nuit, la vapeur d'eau s'échappe des deux immenses cheminées de l'usine d'incinération d'Ivry qui traite ordures et mâchefers. Mais outre du soufre et des poussières, elles rejettent également de la dioxine.
Je m'en étais servi il y a dix ans pour le scractch vidéo Machiavel. J'ai à nouveau capturé l'un des monstres cet après-midi en revenant d'Emmaüs par l'A6. Achab criait : "elle souffle !" Carette et Gabin l'appelaient "la Louison". Ce n'est pas elle, la bête humaine, mais ceux qui l'ont construite, ou plus exactement ce pourquoi on l'a construite.

mercredi 23 décembre 2020

Vue d'une chambre de bonne


Article du 15 octobre 2007 et son P.S. du jour

Il n'y a plus de bonnes, rien que des familles d'immigrés, avec ou sans papiers. Ils vivent souvent nombreux dans une petite pièce. On ne sait pas qui est le frère, qui est le père, qui est la tante ou la voisine. Les liens du sang sont élastiques, on peut être cousins à la mode de Bretagne. On dit "mon frère" en parlant à un ami, "ma sœur" à une fille que l'on drague. Mon père me dit un jour que la famille n'est rien, qu'il faut choisir ses proches en fonction de leurs idées et de leurs actes. Dans Mischka, Jean-François Stévenin raconte qu'il y a la famille que l'on a et celle que l'on se choisit. L'une subit le passé, l'autre prépare l'avenir. Sans amour, c'est un concept vide. Le reste concerne les gènes, mais là nous sommes hors du coup, réduits à jouer notre rôle de véhicule, un point c'est tout. Les tests ADN peuvent répondre à une question intime, mais aucune loi ne peut les justifier. Le secret est une bombe à retardement avec laquelle chacun peut jouer au risque d'y perdre son âme. Si l'État s'en mêle en ajoutant des quotas, c'est l'horreur la plus abjecte qui se dévoile. Combien de nègres tiennent dans un wagon à bestiaux ? Combien de Boings pour faire le vide ? (je me référais aux expulsions initiées par Jean-Pierre Chevènement et continuées par la suite) Combien d'envols assassins pour que les voisins se réveillent ? Combien de temps avant que cela soit mon tour ?
Du haut de la chambre de bonne, on peut admirer le Sacré-Cœur, monument élevé pour célébrer la chute de la Commune. Thiers aurait aimé Sarkozy. Au premier plan, un autre siège, celui d'une banque. On continue le pano vers le bas. Hors-champ, Barbès. L'arc-en-ciel des peuples laisse espérer des lendemains colorés qui nous feront peut-être oublier notre époque grise, couleur de l'argent. Comble du goût poulbot, le soleil laisse traîner quelques rayons d'or sur la basilique de merde qui continue de jouer les immaculées. "Ah ça non... Tout de même !" s'exclame Brialy dans Le fantôme de la liberté en déchirant la photo. Si j'avais tourné la tête à gauche, j'aurais vu la Tour Eiffel et mon billet aurait été tout autre.

P.S. d'un autre ton :
car treize ans plus tard j'ai tourné la tête à droite, à l'extrême, quitte à me taper un torticolis. Ce que Sarkozy et Hollande ont essayé, Macron, dauphin de son prédécesseur, ici l'a transformé. À l'étranger, ses collègues, tous liés au monde de la finance, s'y emploient de même. Grâce au virus et sa gestion planétaire, le capitalisme rebat les cartes et se refait une santé. Grâce à la crise, le profit des plus riches approche les 1000 milliards ! Les déficits justifieront la vente des biens de l'État, payés par nos impôts, au privé. Les pauvres vont crever, mais le pouvoir prend des risques, car la famine pointe son nez, et elle a toujours précédé les révolutions, quelles que soient leur couleur. En France les lois votées par les idiots de l'Assemblée Nationale permettront à n'importe quel dictateur de régner sans avoir besoin d'en promouvoir de nouvelles. Pour cette fin d'année, nous avons le choix entre l'anesthésie générale, la dépression et son cortège de suicides ou bien la Résistance. Quelques indécis, qui se sont souvent laissés berner par des élections dites démocratiques, tentent les mélanges. C'est écœurant.
Je préférais le texte de 2007 avec tous ses sous-entendus...

vendredi 11 décembre 2020

Désobéissance civile


Pourquoi tous les acteurs de l'art et de la culture qui sont opposés aux mesures absurdes de notre gouvernement corrompu et criminel ne désobéissent-ils pas tous ensemble et ne rouvrent pas leurs théâtres, leurs cinémas, leurs salles de concert, etc. ? Si tous le font ensemble, aucune mesure de rétorsion ne sera possible. Alors que les grèves n'ont plus d'effet (à part la grève générale, mais c'est ce que nous impose déjà la gestion calamiteuse de cette crise) et que les manifestations sont réprimées dans la violence pour nous dissuader d'y aller, nous nous demandons souvent comment exprimer notre mécontentement de manière inventive. Nous pouvons très bien respecter la santé des uns et des autres par des mesures intelligentes. Qu'y a t-il de plus inventif que de diffuser nos créations ? Qu'y a-t-il de plus libérateur, de plus émancipateur, de plus réjouissant que de recommencer à nous amuser ou à réfléchir ?

Illustration: Jody, Jody, Jody d'Edward et Nancy Kienholz (1994)

mardi 8 décembre 2020

Abus de faiblesse


Les escrocs sont souvent sympathiques. Sinon cela ne marcherait pas. Ma naïveté me semble préférable à la suspicion. Jeune homme, j'ai acheté un piano qui n'existait pas, une veste en suédine qui n'était pas du daim, et pendant une dizaine d'années je me suis laissé flouer par un chauffagiste qui me vendait les pièces jusqu'à cinq fois leur prix. En outre, Viengsak (dit Sak) m'a probablement fait exécuter de nombreux travaux qui n'étaient pas nécessaires. Il faut bien dire qu'il était extrêmement sympathique, m'invitant au restaurant, m'appelant "son ami", etc. C'est à ce petit prix que les escrocs remportent le gros lot. Comme beaucoup de bandits (y compris ceux qui nous dirigent !), un sentiment d'impunité et un appétit sans limites leur font souvent dépasser les bornes. J'ai fini par avoir la puce à l'oreille et arrêté le massacre en m'adressant à une entreprise de bonne réputation. J'ai besoin d'avoir confiance en les gens avec qui je traite, travaille ou vis, quitte à rompre parfois lorsqu'ils ou elles en abusent.
C'est justement un abus autrement plus grave qui me tarabuste ces temps derniers. Ma tante Catherine, seule rescapée des aînées de ma famille, est victime d'un abus de faiblesse de la part d'une ancienne employée de la clinique où elle avait séjourné. Cette Gisèle lui a soutiré quelques 80 000 euros, lui faisant vendre, entre autres, son appartement en viager, sous prétexte d'une petite retraite, de soins nécessaires à son petit chat, etc. Petit chèque de 35 000 € à la bonne âme ! Depuis une huitaine d'années ma tante lui verse aussi 1500 euros par mois, mettant en danger ses propres moyens de subsistance. La dame "bien" intentionnée, qui l'invite de temps en temps au restaurant, lui a aussi fichu deux fois son poing sur la figure, la renversant par terre. Dans un premier temps ma tante s'en est plainte à ma sœur et à moi, puis, comme nous menacions de porter plainte contre la vilaine bonne femme, elle a fait marche arrière, nous exhortant à ne pas intervenir. Ma tante est complètement folle depuis un accident de la route il y a une soixantaine d'années. Elle l'a toujours su, mais je ne suis pas certain qu'elle s'en souvienne aujourd'hui. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais c'est costaud des épinettes, et on en rigolait plutôt dans la famille, car cela ne faisait de mal à personne. Aujourd'hui c'est elle qui morfle. Il lui arrive de m'appeler quinze fois de suite et, comme je ne réponds plus, laisser autant de messages de cinq minutes, en boucle évidemment, quand elle ne téléphone pas toute la nuit en faisant sonner les heures. Nous avons beau lui conseiller de rompre avec l'escroque, elle la protège, terrorisée à l'idée d'être seule. Ne me demandez pas d'aller lui tenir compagnie, elle habite à l'autre bout de la capitale, mais surtout son égocentrisme est absolu et légendaire ; elle l'a montré vis à vis de ses deux sœurs aînées lorsqu'elles étaient en fin de vie, beaucoup plus âgées qu'elle ne l'est elle-même aujourd'hui. Elle n'ose d'ailleurs plus appeler mes deux cousins qui l'ont envoyée paître depuis belles lurettes.
Ces abus de faiblesse sont courants chez les vieux isolés. Nous avons réussi à nous débarrasser de la femme de ménage qui sadisait ma mère que lorsque celle-ci fut partie en maison de retraite. Maman s'en plaignait, mais refusait que nous intervenions. Le mélange d'habitudes et de peur de la solitude rend possible ces exactions. Mon meilleur ami a adopté son ex-maîtresse six mois avant de mourir alors qu'elle le maltraitait. Je connais plusieurs personnes âgées qui signent n'importe quoi auprès de démarcheurs ; il faut ensuite menacer pour annuler ces achats forcés. Parfois ce sont les tutelles qui, par exemple, de mèche avec un commissaire-priseur, dépossèdent totalement les ayant-droit...
Nous pourrions demander la curatelle pour éviter à ma tante ces déboires, mais d'une part ce n'est pas si simple pour un neveu ou une nièce (ni ma sœur, ni moi, ni mes cousins n'attendons d'héritage) et d'autre part ma tante nous supplie de n'en rien faire. Après nous avoir harcelés parce qu'elle se sentait victime, elle continue d'une manière encore plus asphyxiante, mais cette fois pour protéger l'escroque, nous implorant de ne pas porter plainte. Faut-il empêcher de nuire la bandite et que ma tante se retrouve totalement seule, ou bien lui permettre d'avoir un peu de compagnie quitte à ce que cela lui coûte toute sa retraite ?
La solution serait qu'elle accepte de quitter son domicile pour une maison pour seniors comme ma sœur lui a suggéré plusieurs fois. Ce n'est pas une maison de retraite, mais un lieu de vie où les vieux ne sont plus seuls. Mais, sans aborder les détails scabreux qui l'obsèdent, sa simple inversion du rythme nycthéméral est probablement incompatible avec une vie collective...