70 Le son sur l'image - février 2019 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 28 février 2019

Le son sur l'image (31) - Alphabet, la poésie interactive 4.4


Alphabet, la poésie interactive

Trois ans après sa sortie en 1999, Alphabet était déjà passé dans l’histoire du multimédia. L’histoire s’emballe. En ce temps reculé et pourtant si proche où le CD-Rom pensait acquérir ses lettres de noblesse, au Milia à Cannes, je découvris le plus beau CD-Rom que je n’avais jamais vu, Le Théâtre de Minuit, réalisé par Murielle Lefèvre d’après un livre pour enfants de l’illustratrice tchèque Květa Pacovská. Sa perfection m’exaspérait car je pensais que l’insatisfaction était le moteur fondamental de toute démarche créatrice. Je cherchai ce que j’aurais bien pu y trouver et, quelques mois plus tard, j’eus l’occasion de faire part de mes critiques à Murielle lorsque nous fumes enfin présentés l’un à l’autre par Daniel Kapélian. Ces remarques portaient essentiellement sur la répétition pénible des leitmotiv musicaux et sur une certaine claustrophobie de l’ensemble. C’était suffisant pour que Murielle souhaite me montrer le tout nouveau projet de dadamedia, un nouveau livre de Květa, Alphabet, sur lequel elle avait commencé à plancher avec le développeur Frédéric Durieu, et qui les faisait un peu caler. Toujours au Milia, j’avais admiré le monde en 2D et demi de Durieu intitulé Magic World qu’il avait réalisé en 1997.
Alphabet étant un abécédaire (c’est sec !) et n’ayant donc pas le potentiel poétique du Théâtre de Minuit, je suggérai de remplacer la poésie narrative du premier par une poésie de l’interactivité. L’indépendance de chaque lettre nous autorisait une invention sans limites pour chaque tableau du CD-Rom. Murielle et Fred n’avaient terminé que le B et n’esquissé qu’une demi-douzaine de scènes, lorsque je les rejoignis. Alphabet prit une nouvelle direction. De ce moment, le développement de nouvelles séquences en 3D, totalement linéaires, et celles en animation traditionnelle furent laissées de côté au profit de la recherche d’une interactivité toujours plus ludique.

Ceci marquait la différence avec le précédent CD-Rom réalisé par dadamedia, la société de production dirigée par Murielle qui multipliait les postes en cumulant ceux de productrice exécutive et de co-auteur, ajoutant celui d’éditrice pour la nouvelle version intégrant l’OS X du Mac.


J’ai rarement eu autant de plaisir à travailler sur un projet si ce n’est avec le Drame des premières années. Nous rivalisions d’ingéniosité pour épater les deux autres, et attendions avec impatience la fin de journée où nous nous retrouvions dans les locaux de dadamedia pour découvrir ce que chacun avait concocté. Jusqu’au dernier jour, aucun conflit ne montra le bout de son nez. C’est seulement ce soir-là, lorsque nous insistâmes pour aborder le sujet des droits d’auteurs, que la question demeura sans réponse, et que Frédéric et moi reçûmes une fin de non-recevoir. Nous avions été engagés respectivement comme développeur (programmeur) et compositeur, mais, dès le début du travail, nous avions assumé la rédaction de l’essentiel du scénario interactif. Murielle, qui découvrait l’animation, était moins préoccupée d’inventer de nouvelles voies interactives que nous l’étions. Son adaptation graphique de l’univers coloré de Květa Pacovská est exceptionnelle. Nous étions tous si impliqués dans cette création que nous empiétions souvent sur le rôle des deux autres. Murielle, qui supervisait les animations linéaires en 3D réalisées par Denis Eliard et réalisait toutes les séquences de transition en Quicktime, se mettait à assembler les éléments musicaux que je lui livrais quotidiennement, tandis que j’imaginais les scénarios interactifs de différentes lettres ou que je rédigeais l’intégralité du mode d’emploi du livret original en tentant de lui conserver sa couleur poétique suggestive. Fred et moi acquîmes instantanément une complicité que nous prolongeâmes ensuite avec le site LeCielEstBleu. Nous reviendrons ultérieurement sur la notion de travail collectif, mais je tiens à souligner qu’Alphabet fut un modèle du genre. Le producteur, la télévision japonaise NHK Educational, nous laissa artistiquement libres. Un artiste n’est jamais aussi inventif et efficace que mis en confiance par son commanditaire. Nous travaillions dans une euphorie qui n’était pas seulement due à notre enthousiasme. Comme je me battais pour que mes deux camarades restent sobres jusqu’à 22 heures, ils m’appelaient Papa Jean-Jacques pour se moquer de la discipline que je leur imposais ! Loin de craindre la critique interne, bien au contraire, nous la recherchions pour améliorer sans cesse la cinquantaine de scènes que nous inventions pour un alphabet qui, jusqu’à nouvel ordre, ne comporte que 26 lettres ! Nous ne pouvions nous empêcher d’imaginer sans cesse de nouveaux tableaux, nous retrouvant avec trois A, trois B, trois N, deux I, deux P… Pendant ces mois de création intense, jamais Fred n’opposa de résistance à quelque idée que j’émisse. Il m’arrivait de lui demander de programmer un comportement interactif en m’excusant de la probable difficulté de la chose, et Fred me répondait de revenir voir le résultat dix minutes après. A contrario, je pouvais lui demander un truc que j’imaginais simple à programmer et Fred me répondait qu’il fallait discuter avec Murielle pour savoir si on pouvait rallonger le développement de trois semaines ! Ce n’était toujours qu’une question de temps, jamais une impossibilité technique.


Le propos initial était d’enseigner l’alphabet occidental aux enfants japonais. La direction que nous fîmes prendre au projet l’entraîna vers un objet inouï qui reste un modèle d’interactivité ludique. Fred dit que ce n’est pas un jeu mais un jouet ! Tout au long de la découverte du CD-Rom, il n’y a rien à gagner ni à perdre, l’abécédaire n’impose aucun récit et laisse chaque enfant libre de l’interpréter à sa manière. Il n’y a ni interface de navigation ni bouton d’aide, tout y est intuitif. Tous les trois avons imaginé, conçu et réalisé un jouet qui préserve notre part d’enfance. En Allemagne, la publicité annonçait Alphabet pour un public de 3 à 103 ans ! La localisation de chaque version (française, anglaise, allemande, japonaise…) ne nécessitait d’enregistrer que la voix des enfants récitant l’alphabet avec leur accent propre et leur intonation. Il n’y a pas d’autre texte dans le CD-Rom. Nous avons eu une chance exceptionnelle d’adapter ce livre de Květa Pacovská. Son récit étant simplissime (A B C D…), nous étions libres d’inventer les scénarios interactifs les plus fous. La qualité de son graphisme, ses couleurs éclatantes dessinaient déjà un sourire sur la figure de tous et toutes. Murielle était la garante du respect de l’œuvre initiale, Květa ayant fixé avec elle un cadre que nous ne pouvions dépasser. Tous les trois formions un trio infernal, une équipe de rêve, par notre enthousiasme et notre complémentarité. Murielle préparait tous ces médias en redessinant les motifs originaux pour qu’ils puissent convenir aux vibrations de texture et aux animations programmées. Au travers de l’œuvre de Kveta, elle découvrait Paul Klee, Kandinsky ou Norman McLaren. De son côté, Fred adaptait les lois de la gravitation ou les théories sur les nombres complexes ou imaginaires, pour en faire des algorithmes permettant une interactivité où la poésie prenne le pas sur la technique.

Quant à moi, je commençai par définir le cadre musical de mon intervention et la charte sonore. Peut-être pour rendre plus international le projet, la seule demande qui m’avait été exprimée consistait à donner une couleur world à la musique. Je considérai que le jazz, le tango ou la valse musette correspondaient tout autant que les trompes africaines, le gamelan balinais et la flûte shakuhachi au concept de musique du monde.


Le premier tableau que je sonorise est le C. J’enregistre une foule de grincements insupportables, de chocs métalliques et de petits bruits amusants, assuré que, si cela plaît à mes nouveaux camarades et à NHK, tout le reste passera ! C’est un module incisif qui offre aux vilains enfants la possibilité d’exprimer leur brutalité en faisant s’entrechoquer les lettres les unes contre les autres. Les petits rhinocéros qui gambadent et sautent comme des puces atténuent cette sauvagerie en préservant un côté kawaï, mignon en japonais.

Il y a trois A. Le premier est une sorte de sampler (échantillonneur) qui permet de faire chanter une mélodie en caressant l’écran avec la souris. À chacune des douze lettres correspond une note de la gamme. En passant rapidement sur plusieurs à la fois, on peut également déclencher des accords vocaux. J’enregistre la voix de ma fille, comme j’ai auparavant demandé à plusieurs enfants de dire les lettres de l’alphabet à haute voix pour le sommaire.


Dans la version originale, chaque fois que nous revenons au sommaire, les voix changent, françaises ou anglaises, parlées ou murmurées. À chacune des vingt-six lettres correspondent trois façons de la dire, programmées aléatoirement. La boucle musicale simultanée change aussi chaque fois que l’on revient au sommaire. Il y a même une deuxième présentation graphique du menu, où les voix sont remplacées par des instruments de percussion, un coup sous chaque touche du clavier. Il y a deux claviers complets de percussion sélectionnés alternativement. La profusion de médias s’explique par le désir de ne pas lasser le joueur, qui découvre sans cesse de nouveaux environnements tant sonores que graphiques chaque fois qu’on y retourne. Il y a deux manières d’y revenir, soit par la flèche gauche du clavier, soit en cliquant sur le coin haut gauche de l’écran. La flèche droite, qui correspond au clic sur le haut droit de l’écran, fait passer d’une lettre à une autre, de façon aléatoire, nous l’appelons navigation surprise. Les flèches haut et bas permettent de régler le niveau sonore. Pour lancer une lettre depuis le menu, il suffit de cliquer sur l’une d’entre elles ou de taper une lettre sur le clavier et de valider. Alphabet bénéficie d’une triple interface : clavier, souris, et microphone pour certaines des lettres uniquement. Mais rien d’apparent sur l’écran ! De mon côté, depuis Carton, j’évite le tableau de commande même escamotable. Pour utiliser le micro, il suffit de chanter, de hurler ou simplement de souffler pour faire bouger les lettres !

Le deuxième A joue des effets d’attraction et répulsion chers à Frédéric Durieu. Une percussion en bambou, un anklung, résonne chaque fois que deux lettres se heurtent. Le troisième A est un accordéon de papier qui rappelle le mouvement en 3D du livre original. Selon la longueur des mouvements de la souris, le programme va chercher les sons courts, longs ou vibrants d’un bandonéon. Lorsqu’on joue du synchronisme audiovisuel, il est souvent intéressant de choisir des sonorités inattendues. On jouit ainsi tout de même de l’effet de complémentarité, bien que les sons soient synchrones à l’action. Ce synchronisme est parfois nécessaire pour signaler au joueur que le mouvement qu’il exerce sur la souris de l’ordinateur agit bien sur le module qu’il voit à l’écran. C’est en général la fonction des sons d’interface, le son souligne la validation de l’action tout en la caractérisant.


Le G est un hommage à Pacman, un des premiers jeux vidéo. L’un des G dévore les autres et grossit jusqu’à envahir l’écran, en émettant un rot de contentement. Comme pour chaque lettre contrôlable au micro, je suis obligé de choisir une ambiance sonore légère qui ne perturbe pas l’interactivité, le son des haut-parleurs de l’ordinateur risquant d’être perçu par le microphone alors que nous souhaitons que le joueur prenne la main. Il en va ainsi du J où l’on entend à peine quelques bruits de ciseaux à papier, du F sonorisé avec du feu, d’un M maritime, d’un N gremlinesque, du S dans le silence absolu ! On n’entend que les petites pattes du I timide qui s’enfuit lorsqu’on lui hurle dessus. Des séquences vocales entrecoupées de silence servent de modèles pour un des P.


Les pantins du O dansent au son de la musique linéaire préenregistrée dans une sorte de juke-box. On peut choisir alternativement trois musiques complètes, jazz, tango ou balinais, composées avec Bernard Vitet, on peut aussi les éteindre pour diriger les pantins en chantant soi-même ou en diffusant n’importe quelle source sonore extérieure.
Techniquement, le volume sonore perçu par le microphone correspond à la situation de la souris sur l’écran.


Le paysage infini du H abrite des séquences rythmiques qui se succèdent tandis que sonnent des signaux à l’approche de la locomotive imaginaire… Le I moustique nous taquine comme un véritable insecte que l’on peut tojours tenter d’écrabouiller, sans aucune chance de succès… Le berger du U siffle pour rassembler les animaux qui s’échappent sans cesse… Le Y sort de l’iconographie de Kveta Pacovska pour dessiner un train fantôme qui roule dans l’obscurité en générant des sons inquiétants : miaulements de chat, coups de vent, rires sardoniques…


Nous étions bloqués sur le T lorsque je me souvins que Fred avait été champion d’Europe de lancé de boomerang et qu’il avait construit des centaines de cerfs-volants avec son père en Belgique. Le voilà donc programmant un simulateur de cerfs-volants sur lequel je m’exerce si bien que je peux faire voler sa réplique de trois mètres d’envergure dans le ciel de Cannes, l’année suivante au Milia ! Je sonorise le vol avec des bruits de vent et de papier que Fred découpe en petits fichiers pour pouvoir impeccablement suivre chaque mouvement du cerf-volant acrobatique. Il y a mille cinq cents fichiers son dans Alphabet. Pour terminer, je citerai quelques exemples particulièrement interactifs musicalement.


La lettre L est le premier module interactif musical que je conçois. En abscisse, trois instruments (violon-alto-violoncelle). En ordonnée, cinq notes par instrument, du plus grave au plus aigu. Soit une grille de quinze zones. En allant cogner les quatre bords du cadre de l’écran avec le curseur de la souris, on génère des parallélépipèdes qui, lorsqu’une ligne horizontale croise une ligne verticale, produisent une note de musique. En se promenant ainsi sur l’écran, chaque joueur compose sa propre interprétation de ce trio à cordes. De même, le N, inspiré par la scène des Amants Crucifiés de Mizoguchi, est basé sur quatre boucles de percussion simultanées qui se désynchronisent les unes par rapport aux autres lorqu’on glisse la souris d’une rangée de bâtons à l’autre.


Le Q préfigure la future Pâte à Son. Je remarquai que cette lettre pouvait ressembler au tambour d’une boîte à musique avec sa petite queue jouant le rôle du peigne. J’en fis une boîte à musique programmable où les notes sont figurées par des tâches de couleur que l’on peut placer où l’on souhaite pour créer sa propre mélodie, de plus, mémorisable. On peut jouer cette musique à l’envers, l’accélérer, la faire évoluer dans le temps en improvisant (pour cela il faut utiliser les touches du clavier), lui faire suivre au choix six modes musicaux…

Le concept de la lettre V est basé sur les fractales. Le V est découpé en quatre autres V qui chacun est découpé en quatre autres V et ainsi de suite… En positionnant la souris sur un point de l’écran, on va créer son propre mixage en jouant sur les pistes superposées, chaque piste correspondant à un niveau, une taille, et s’additionnant…

Le volume sonore du X permet de réussir un puzzle comme si on jouait à la main chaude. Plus on approche la pièce de la bonne place, plus le son est fort. Le plus grand compliment que je reçus pour Alphabet est venu du compositeur aveugle Jean-Philippe Rykiel. M’ayant entendu en faire la démonstration à France Musique, il l’acheta et put en jouer des heures durant, en ne suivant que les sons pour naviguer. À l’ombre des éclatantes couleurs de Květa, on comprendra à quel point je fus touché par son témoignage.

Par son succès international, cette troisième œuvre a marqué la courte histoire du CD-Rom, et aucun objet interactif, à mon humble connaissance, ne l’a encore égalée depuis 1999, j’en suis fier et je m’en plains. Il eut mieux fallu que Carton, Machiavel, Alphabet, qui trônaient à la Fnac à côté d’Immemory de Chris Marker, des Machines à Écrire d’Antoine Denize, de The Ambitious Bitch de Marita Liulia, de Puppet Motel et des CD-Roms de Peter Gabriel, soient entourés de beaucoup d’autres titres du même ordre. Il faut toujours se réjouir du succès de ses collègues, voire de ses concurrents, car ce succès exprime l’intérêt du public pour une forme approchante, nous permettant d’espérer en profiter à notre tour. Les éditeurs n’ont pas cru en ce support, les auteurs n’ont pas osé produire eux-mêmes les œuvres interactives qu’ils inventaient, l’imperfection des ordinateurs et le fantasme engendré par la bulle Internet suivi de son explosion finirent d’achever ce support naissant et pourtant riche de promesses . Les œuvres interactives réclament une participation de l’utilisateur que la télévision leur évite. Seuls les jeux ont trouvé grâce à leurs yeux. Les objets que nous fabriquions ne trouvèrent jamais leur public, du moins insuffisamment. Avec la disparition de ce support et la régression que représente l’avènement de Flash par rapport au langage lingo de Director, cela ne risque pas de se produire, mais on peut toujours rêver que de jeunes artistes découvrent de nouveaux espaces de création et nous épatent. L’interactivité débridée d’Alphabet suscita le terme de poésie algorithmique.

mercredi 27 février 2019

Le son sur l'image (30) - Machiavel 4.3


Machiavel, scratch vidéo interactif

En 1998, l’œuvre suivante, réalisée en collaboration avec Antoine Schmitt, est le complément audiovisuel de l’album d’Un Drame Musical Instantané, Machiavel. Il s’agit d’un scratch interactif de cent onze boucles vidéo. Chaque très courte boucle, de 0,5 à 4 secondes, affectée de son propre son, réfléchit tout ce qu’il y a de plus beau ou de plus terrible sur notre planète. Au départ, nous souhaitions faire une relecture poétique du Monde Diplomatique, regarder la Terre vue de la Lune comme filmée par un touriste extra-terrestre à qui l’on aurait confiée une petite caméra japonaise ! Qu’en reste-t-il ? Je ne sais pas. Du fait que la boucle sonore n’a pas tout à fait la même durée que la boucle vidéo, naissent des synchronisations mouvantes, multipliant les effets de sens. Synchronisme accidentel, quand tu nous tiens ! L’effet répétitif de la boucle produit une sorte de zoom psycho-acoustique dans le son comme dans l’image. Les vidéos abordant les thèmes les plus attractifs à l’espèce humaine (sexe, mort, argent), une bascule s’exerce parfois, suggérant au joueur que Machiavel s’adresse directement à lui, d’autant qu’Antoine en a fait un objet comportemental qui réagit au plaisir et à l’ennui. Nous l’appelons l’effet clébard : si on ne s’occupe pas bien de lui il vient coller son museau le long de notre jambe, si cela ne suffit pas il pose sa patte, excédé il ira jusqu’à nous lécher la figure. Il s’habitue au joueur, il le sollicite si celui s’arrête, il copie son comportement, il insiste et puis finit par aller se recoucher dans son panier ! Antoine ajoute : « plus qu’interactif, Machiavel est un objet physique. Il est impossible de ne pas le manipuler car tout mouvement de la souris l'influence. On est immédiatement et irrémédiablement dans son univers. C'est l'apport fondamental de la programmation comme matériau. Une des premières œuvres d'art programmé. » Machiavel se comporte donc différemment face à des gestes lents ou rapides, tendres ou brutaux. Les placides contemplent les vidéos les unes après les autres. Les jeunes gens et les DJ zappent comme des malades ! Certains comportements permettent de l’apprivoiser, d’autres le contrarient. Mais qui manipule qui ? Machiavel était annoncé pour un Power PC 100 MHz ou un Pentium 100 avec Windows 95. Avec le temps et la vitesse des processeurs, l’aspect comportemental est devenu plus capricieux. Pour en goûter tout le fruit, il est recommandé d’y jouer plutôt sur d’anciennes machines. Encore heureux que cela fonctionne toujours… Nombreuses œuvres de l’âge d’or du multimédia ne s’ouvrent déjà plus sous aucun système récent. L’incompatibilité cyniquement contrôlée des anciens supports chassés par les nouveaux lorsque le marché arrive à saturation laisse entrevoir un désastre culturel dans la mémoire de l’humanité. Il est plus difficile d’entretenir ou reconstruire les appareils électroniques que les systèmes purement mécaniques. Dans quelques années y aura-t-il encore des machines pour relire ce que nous aurons produit, enregistré, filmé, imprimé ? Dans combien d’années les fichiers s’effaceront-ils d’eux-mêmes ? Le livre a résisté au temps, mais cette course délirante à ce qu’il est coutume d’appeler le progrès, ces fantastiques archives se multipliant sans cesse de façon quasi logarithmique, pourraient sombrer dans l’oubli total, effacés, illisibles, immense trou noir dans l’histoire des hommes.

Machiavel est dédié à deux cinéastes, Michelangelo Antonioni et Ferdinand Khittl. On comprend aisément la dédicace à l’auteur de Blow-Up : le photographe joué par David Hemmings y découvrait un meurtre en agrandissant progressivement un cliché pris dans un parc. Ici la répétition des boucles, tant sonores que vidéos, fait remonter à la surface les détails à première vue et à première écoute invisibles ou inaudibles. Lorsqu’on fabrique une boucle sonore, il est intéressant de noter que plus longtemps on l’écoute, plus la moindre virgule, la moindre pétouille, prend le devant de la scène, et l’on finit par n’entendre plus qu’elle. C’est un zoom avant psycho-acoustique. Il s’ajoute aux décalages avec l’image qui produisent des effets de sens variés, glissements infimes ou catégoriques.


Le film de Khittl, Die Parallelstraße (La route parallèle), est une œuvre rare de 1964 que je n’ai eu l’occasion de voir qu’une seule fois à la Cinémathèque Française, il y a trente ans, en version originale allemande non sous-titrée ! (il est sorti depuis en DVD) Des individus sont réunis dans une pièce où leur sont projetés des petits films numérotés, courts-métrages sur des sujets extrêmement divers. Ils ne savent pas pourquoi ils sont là, mais ils comprennent qu’ils seront tués s’ils ne percent pas cette énigme…

Toutes les images de Machiavel, à quatre exceptions près, ont été tournées par Antoine, Agnès Desnos et moi-même. À la fin de sa réalisation, je deviens tellement obnubilé par notre concept que je rêve en boucle. C’est très angoissant.

Les sons sont presque tous issus des 33 tours d’Un Drame Musical Instantané, la partie musicale de cet album hybride, à la fois CD-Rom et CD-audio, obéissant également à un concept vinylique : réédition et remix d’anciennes pièces du Drame, nouvelles pièces faisant intervenir des DJ, puzzling à partir des disques 33 tours du Drame, et bien d’autres facéties où nos sillons abreuvent notre sang impur. Je recherche des effets parfois humoristiques ou légers, parfois dramatiques ou critiques. En sonorisant l’image d’un iguane avec une messe à l’envers, l’animal semble être l’objet de vénération d’un rituel païen. Un film 16 mm de touristes sur le lac de Constance accompagné par une musique de film symphonique grandiloquente fait penser à des immigrants dans un film d’Elia Kazan. La flamme du Soldat Inconnu prend des allures de pamphlet contre la guerre grâce aux sanglots d’une femme. Face à un match de football, on n’entend que les supporters qui hurlent et klaxonnent. Le placement d’une musique met l’accent sur un personnage qu’on ne distinguerait pas autrement, perdu dans la foule. Le son témoin d’un moine sur un pont au Japon met en valeur sa petite clochette si l’on patiente. Un rythme de rock donne une impression de décervelage programmé à des jeunes qui suivent le rythme en oscillant la tête. Le faux synchronisme d’une scène de skaters, sautant sur un tremplin devant la Fontaine des Innocents, donne sa véracité à l’action pourtant bouclée. Un violoncelle souligne la bonhomie machiste d’un petit oiseau qui ne cesse de faire sa cour, évidemment sans succès puisque c’est une boucle ! Le déclenchement d’un appareil photo dans le silence rappelle directement le film d’Antonioni, tandis qu’on devine des policiers emmenant de force un jeune manifestant. Un fax sonorise le filé d’un panoramique circulaire au cimetière du Père-Lachaise. Un zapping télé préenregistré brouille les cartes…


En scratchant avec la souris, on déclenche d’autres familles de sons. Il y en a une série pour les mouvements courts, une pour les mouvements amples, une troisième pour les va-et-vient. Les sons sont tirés aléatoirement.
D’autres n’apparaissent que si l’on s’arrête suffisamment longtemps sur une vidéo : ce sont des phrases clefs, en anglais et en français. Machiavel fait alors un insert répété à l’intérieur de la boucle répétitive liée à l’image et joue de la surprise. Le choix est à la discrétion du programme !
Normalement, il n’est nul besoin de cliquer pour jouer, mais, si on cède à cette tentation, on entre dans un autre monde : les vidéos disparaissent, une porte s’entrouvre laissant apparaître un rai de lumière et de nouvelles boucles interviennent, cette fois plus musicales. Cette manipulation peut permettre au joueur d’atteindre une vidéo désirée, numérotée de 1 à 111, sans avoir besoin de scratcher.
Au démarrage, on entend le son de la petite horloge du préchargement. Tout aussi discret, une aiguille gratte la surface d’un disque qui tourne sans fin sur son plateau tandis que défile le déroulant du générique de fin.

Après Machiavel, Antoine se consacre à une carrière solo d’artiste multimédia. Il glisse du Web aux installations et aux spectacles vivants, fabriquant ses propres sons pour ses nanoensembles. Son site gratin.org est dédié aux formes d'art utilisant les programmes comme matériau central. Parlant une quantité de langues informatiques, amateur de Philip K. Dick, Antoine s’est passionné pour les objets comportementaux : « Dans mon travail artistique comme plasticien, je tâche de trouver les contextes et les conditions pour traquer sans relâche la nature de la réalité et la nature humaine : mon questionnement, d'ordre philosophique, est celui du « pourquoi ça bouge - comme ça ? » J'utilise la programmation comme matériau artistique principal pour recréer algorithmiquement l'origine du mouvement. Dans le champ des arts plastiques, je crée des situations ou des objets qui confrontent leur semi-autonomie à celle des visiteurs. Dans mes performances, c'est le performer (parfois moi-même) qui est placé dans une situation délicate. La notion de contrôle est centrale, tout comme celle de sensation. C'est à dire que je me place délibérément à un niveau infra-langage. »


Une de nos dernières collaborations aborde une nouvelle sphère d’intervention sonore. Antoine a lancé avec Adrian Johnson un site de sonneries de téléphone portable originales composées par près d’une vingtaine de créateurs sonores, sonicobject.com. Tous les lieux sont devenus publics. Partout, sans cesse, nous devons subir la pollution sonore. J’ai pensé aux autres, à ceux qui sont autour de nous lorsque notre portable se met à hurler son secret impudique. Alors, pour rendre notre quotidien plus doux ou plus hirsute, j'ai composé des formes courtes et bouclées en pensant à la poche ou au sac d'où elles émettent, identités uniques, moments privilégiés. Des sonneries délicates qu'on entend à peine, juste pour soi, dans l'intimité de l'appel attendu. Des sonneries brutales, affirmations de sa différence, revendications affirmées d'un pluralisme des sources. Des sonneries qui font sens, qui toquent à la porte, qui marquent les heures, qui font rêver d'un ailleurs, des sonneries rien qu'à soi… Les compositions musicales trop complexes conviennent mal à la courte durée de ces séquences en boucle comme à leur médiocre diffusion par un minuscule haut-parleur. Bien choisir la gamme de fréquences. Sérénité de la flûte, variété de timbres de la guimbarde dont les fréquences sont privilégiées par les codes de compression, comme avec la voix humaine. Mon souhait est de redonner un peu de chaleur humaine aux froides machines communicantes, d’y ajouter une pointe d'humour, de les apprivoiser plutôt qu'elles ne nous dévorent. C’est encore avec Antoine que je travaille sur Nabaztag, le lapin de Violet. Antoine programme l’objet communicant tandis que j’en assure tout le design sonore.


L'opéra pour 100 lapins Nabaz'mob fera le tour du monde après que nous l'ayons créé au Centre Pompidou le 27 mai 2006 . Nos clapiers sont en hibernation, mais prêts à repartir sur la route si vous êtes lagomorphes !

vendredi 22 février 2019

Le son sur l'image (29) - Carton 4.2


Carton, mon premier CD-Rom

Peu de temps après Seurat, le directeur d’Hyptique, Pierre Lavoie, me propose de produire la partie interactive d’un disque de chansons, tout juste terminé avec Bernard Vitet. Secondé par un directeur graphique enthousiaste, Étienne Mineur, déjà présent sur Seurat, et un programmeur génial, Antoine Schmitt, je réalise douze petites scènes interactives correspondant chacune à une interprétation libre des chansons de l’album Carton. Voilà donc une manière inédite d’expérimenter encore cette fois mes idées les plus délirantes ! Je continue de penser que plus un artiste est libre et plus il donne libre cours à sa passion, meilleur est le résultat.
Comme j’avais commandé au photographe Michel Séméniako la pochette de l’album, je lui propose de réaliser toute l’iconographie de la partie CD-Rom avec son fonds d’archives. Séméniako, pour qui j’ai composé la musique d’innombrables montages de diapositives depuis 1975, est réputé pour ses images nocturnes éclairées avec des lampes torches. Il arpente la planète à la recherche de lieux magiques, chargés de mémoire. Avec ses temps de pause très longs, il apparaît dans l’image mais on ne le voit pas. Bougeant sans cesse pour peindre l’espace de lumière, il n’impressionne pas la pellicule. Pour Carton, j’écris les paroles d’une chanson qui dessinent son portrait, L’ectoplasme. L’évocation interactive consiste à révéler l’image en frottant l’obscurité avec une sorte de gomme inversée. L’utilisateur est obligé de bouger doucement la souris. Cela s’opposait à la frénésie maniaque du cliqueur fou, très courante à cette époque. L’image apparaît progressivement. Je cherchais là un équivalent au travelling cinématographique. On entend simplement le vent qui souffle au milieu des temples grecs, des forêts indiennes ou africaines, et des sculptures chinoises en pierre.

L'ECTOPLASME

Invisible à l'œil nu un photographe approche
Il peint la nuit au flash et à la lampe de poche
Il marche il frôle et cherche en vain son ombre
En exhumant les temples qu'aucun fidèle n'encombre

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Il évoque notre histoire en jouant aux quatre coins
Du globe qui tient de lui son oculaire au point
Marche à côté de ses pompes malgré l'obscurité
Arpente les abcisses gauchit les ordonnées

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Parfois son bras indiscipliné se déchaîne
Les gladiateurs au cirque aussi taguaient l'arène
Partout présent dans ses images au temps pausé
Il tente cependant de se faire oublier

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Si vous le découvrez vous serez impressionnés
Dans ces autoportraits c'est vous que vous verrez


Dès Seurat, lorsque c’est possible, je fais en sorte que l’on puisse se promener en aveugle dans un CD-Rom, qu’inconsciemment l’on compose une partition sonore ayant sa propre vie à côté du sujet. Je sonorise la moindre navigation avec des sons en adéquation avec le propos qu’ils servent, mais constituant une suite dont la cohérence reste musicale. Petit à petit, on découvre que l’on est immergé dans un monde sonore complet. Par la grâce de ces sons, c’est un monde nouveau qui doit pouvoir se révéler à l’utilisateur, monde parallèle dont l’équilibre tient à son unité et aux ponts dressés vers le sujet qui l’a suscité.
Comme chaque première œuvre, la tentation est forte de trop en faire. Aux douze chansons, nous ajoutons le catalogue des disques du Drame, nos biographies, et des entretiens in situ dans la cabine obscure qui a servi à faire la photo de la pochette. Celle-ci est un autoportrait négocié, autre grande spécialité de Michel Séméniako. Dans une sorte de photomaton, nous fabriquons nos propres éclairages avec des faisceaux de câbles optiques. Lorsque nous sommes prêts, nous appuyons sur le déclencheur, parfois tout en bougeant pour donner une impression de mouvement. Dans les vidéos qui sont sur le disque, chacun d’entre nous a élaboré son propre éclairage. Séméniako parle de son travail sur la lumière, je décris le dispositif devant le miroir qui nous permet de voir ce que l’on fait dans la cabine, Bernard raconte l’influence de ses grands-pères sur le fait d’écrire des chansons. Il y a aussi quelques fichiers cachés, comme c’était à la mode au début de l’ère du multimédia. Le catalogue des disques du Drame pouvait prendre la forme d’un cut-up musical autonome, à condition de pervertir la destination première de l’objet. Roll over d’extraits des disques et de percussion ajoutée en passant la souris sur les pochettes et en cliquant pour en révéler les détails. La sonorisation de l’interface est toujours déterminante car c’est un espace très fréquenté, par lequel on passe et repasse très souvent. Pour cet album, j’utilisai les sons issus des précédents. J’aime beaucoup le recyclage, question d’économie de moyens, vérification des bons choix, énergie durable.


Pour Camille, glisser des pierres dans des failles rocheuses génère des gloussements suggestifs et lance une nouvelle image.
Le morceau qui donne son titre à l’album, Carton, est une suite d’images prises au milieu des décors de la Cinémathèque Française. Robot de Metropolis, momie de Psychose, décor de Caligari... C’est une première tentative de musique interactive : sur une boucle de valse, s’enchaînent aléatoirement des accords de cors à chaque clic de la souris. Le texte de la chanson est constitué de titres de films rares et chaque refrain intègre des citations originales volées à des films d’Ophüls, Kazan, Cocteau, Lang, Huston et Resnais.
Sur fond de rythme endiablé, Dodéca Couac représente une horloge de douze pastilles blanches qui énoncent une syllabe chaque fois qu’on passe sur l’une d’elles en roll over. En les déclenchant dans l’ordre des aiguilles d’une montre, on comprend « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Dans le désordre, les phrases exprimées à haute voix sont beaucoup moins cartésiennes, parfois très cocasses.
Pour l’alzheimerien Moi’à moi, Étienne Mineur a conçu un truc qui rend fou, un jeu de typos qui tremble et s’efface dès qu’on le stabilise. La musique ne fait qu’accentuer la tension.


Banqueroute représente un chiffre énorme qui décroît de plus en plus rapidement, surtout si on bouge un temps soit peu, tandis que l’on entend une respiration suffocante.
Caresser l’écran de Démène à Jules déclenche des cellules de piano qui s’accumulent, jusqu’à ce que vous vous preniez pour Cecil Taylor…
Avec le dernier tableau, qui illustre la chanson Les oiseaux attendent toujours le Messie, je cherche à montrer qu’une image raconte une histoire différente chaque fois qu’on y associe un autre son. Je choisis dix images négociées de Michel Séméniako, réalisées en collaboration avec les pensionnaires d’un asile psychiatrique. Chaque image ressemble à un rituel étrange, à première vue hermétique. Je choisis dix sons extrêmement courts, une seconde et demie maximum, que je boucle de façon à ce qu’il joue de manière ininterrompue : une sirène, une cloche, un coup de feu, une boîte à musique, un coït, des pas dans les feuilles, des oiseaux, une messe, une sonnerie de téléphone… Le jeu consiste à affecter librement une des boucles sonores à une image.


Je m’inspire là de l’effet Koulechov. L’expérience célèbre de Lev Koulechov, datant de 1922, consiste à donner son expression au visage impassible d’un acteur par le plan qui précède dans le montage. Le cinéaste soviétique récupère un gros plan de l'acteur Ivan Mosjoukine regardant hors champ d'une manière particulièrement inexpressive. Koulechov monte trois fois cette image en alternance avec trois autres plans. L'acteur semble exprimer successivement trois émotions : la faim lorsque l’image qui précède est une assiette de soupe, la tristesse après celle d’une femme morte, l'attendrissement après une fillette et sa peluche.
Ce dernier tableau de Carton va me donner l’idée de départ de Machiavel, soit associer des boucles d’images et de sons pour travailler sur le sens.

jeudi 21 février 2019

Le son sur l'image (28) - L'auteur multimédia 4.1


IV L’auteur multimédia

J’ai souvent raconté que j’avais tant de casquettes ou tant de visières à ma casquette qu’on dirait un chapeau : auteur-compositeur-interprète, designer sonore, cinéaste, auteur multimédia, directeur artistique, producteur, journaliste (et romancier, depuis) j’accumule les fonctions et les responsabilités en fonction des besoins et des désirs. Le multimédia réunit tous les moyens d’expression audiovisuels auxquels il ajoute l’interactivité. En réalité, c’est surtout le métier de programmeur, on dit aussi développeur, qui permet d’effectuer ce passage vers les technologies dites nouvelles. Le développeur fabrique le moteur regroupant et activant tous les médias, graphiques et sonores. Si j’ai toujours programmé mes synthétiseurs, je n’ai mis que très peu les mains dans le code informatique. Mes camarades ingénieurs sont trop zélés pour que je m’y plonge. Il est important de ne pas tout savoir faire. Si on n’a rien à demander, personne ne vous demande rien non plus. L’échange est une composante de la vie en communauté. Le partage exerce une dynamique essentielle dans ces œuvres complexes et le collectif est pour moi un modèle de vie.


La quadrature du cercle

Dès mes premiers contacts avec un instrument de musique, le concept d’improvisation me plût sans même que je sache de quoi il s’agissait ni que j’aurais pu faire autrement. J’avais traversé l’adolescence en passant mon temps à inventer des jeux de société et à jouer à l’apprenti-illusioniste. Je m’exerçais des heures devant le grand miroir du salon, tours de cartes et aiguilles traversant mes joues. Ma pratique de la magie m’apprit d’une part à emberlificoter l’assistance avec mon bagout, et d’autre part à ne jamais recommencer deux fois de suite le même tour. Ayant finalement traversé le miroir après les événements de mai 1968, j’enregistrai quotidiennement toutes les compositions instantanées que nous produisions avec une facilité que seule la conversation à bâtons rompus avec une paire d’amis procure. J’écris nous, tant la musique était alors encore une entreprise collective, voire collectiviste. Dès 1969, je partageais les plaisirs sonores avec mes camarades de jeu, aussi ai-je du mal à comprendre l’autisme des jeunes créateurs, souvent seuls face à leur ordinateur portable. Des musiciens et des acteurs, on dit qu’ils jouent, ils jouent de leurs instruments, ils jouent la comédie. Ce n’est le cas ni des peintres ni des écrivains. Les musiciens gardent à jamais leur âme d’enfant et, j’insiste lourdement, ils le pratiquent à plusieurs, dans le partage. C’est peut-être là que réside la notion de jeu. Mon hobby devint progressivement ma profession, mon violon d’Ingres devint dingue et moi un peu devin. J’ai toujours fait très attention de ne pas perdre le goût. Le goût du vin et des bonnes choses, le goût de rêver, celui de faire, vivre. Tandis qu’avec Un Drame Musical Instantané nous tentons de nous renouveler chaque soir en improvisant librement sur scène tout ce qui peut nous passer par la tête, des idées les plus saugrenues aux mélodies les plus lyriques, du théâtre musical naissant à l’art de rattraper le couac le plus horrible par une pirouette originale, nous commençons à préciser notre langage et à concevoir des albums, tous fondamentalement différents les uns des autres, conçus comme des objets finis, où chaque élément doit être réfléchi, jusqu’à la création de la pochette, textes et images.

En composant mes premiers travaux interactifs, je comprends que je viens d’allier ce qui me plaisait le plus dans ces deux précédentes activités : fabriquer des objets démocratiques (un disque, c’est financièrement plus accessible qu’une installation muséographique), fignolés aux petits oignons (toujours ce goût pour une présentation adaptée à l’œuvre elle-même) et pouvant se renouveler à chaque lecture ! Imaginez vous insérer un disque de votre artiste favori dans le lecteur et qu’il vous en propose une interprétation chaque fois différente. Le rêve !… Donner la vie aux machines. Pinocchio et Frankenstein ne sont pas loin.

En haut, photo d'une vitrine consacrée à mes travaux multimédia au Musée des Arts Décoratifs, Paris
La vidéo est une émission de 1999 sur France3 où je présentais les CD-Roms Carton (1997) et Machiavel (1998)

vendredi 15 février 2019

Le son sur l'image (27) - Rien que du cinéma ! 3.6.2


Rien que du cinéma - 2

Depuis mes balbutiements à l’époque du light-show, j’ai toujours été inspiré par les montages photographiques. Je réalisai les partitions sonores de nombreux audiovisuels didactiques de Michel Séméniako et Marie-Jésus Diaz. C’est un plaisir de devoir produire du sens, de faire passer des intentions claires par la musique et les articulations qu’elle compose avec les images. Récemment, responsable des Soirées des Rencontres Internationales de la Photographie en Arles, grâce à Olivier Koechlin j’ai eu la joie de me confronter à nouveau au montage d’images fixes. En plein air, dans le Théâtre Antique ou devant les anciens entrepôts de la SNCF, Olivier projette des images de douze mètres sur douze montées sur ordinateur avec un logiciel de son invention, iSlide, qui permet de caler très facilement les photos sur la musique et réciproquement. Il s’agit alors de donner une unité à l’ensemble des images fixes que l’auteur a conçues individuellement et qu’il n’a jamais imaginées autrement que muettes. Le récit qui n’a jamais existé que dans l’intention ou l’inconscient de l’artiste doit être structuré, ce hors champ psychique doit apparaître comme un nouveau discours critique, le seul but étant de réussir à produire un spectacle qui fascine ou provoque les spectateurs réunis sous les étoiles. En général, j’essaye de ne pas zapper les séquences musicales pour éviter de souligner encore un peu plus le morcellement de ces montages photographiques souvent découpés en courts chapitres. Musiques préexistantes ou originales, je recherche ou compose des pièces qui se transforment et s’articulent sans coupure. Si je peux tout sonoriser avec une seule pièce, je suis aux anges. Parfois, un silence me permet d’en changer. Je recherche toujours l’unité, l’élément commun à toutes les images. Le reste est affaire de rythme. Si je ne réalise pas moi-même certains des montages, je cherche des illustrateurs sonores ou des compositeurs en adéquation avec les photographes, soit dans leur sensibilité partagée, soit dans la critique qu’ils suggèrent. Il m’arrive de construire un dispositif comme ce quiz où les musiques suggéraient le pays d’origine des estivants en maillots de bain de Paolo Verzone et Allessandro Albert. Parfois, je théâtralise, au sens dramatique du terme mes références restant toujours cinématographiques, tel reportage sur Tchernobyl, une assistante sociale chinoise, les inondations d’Arles ou un abri anti-atomique en Suisse… Parfois, je recherche des effets comiques comme pour les autoportraits de Martin Parr, ou un rythme comme pour la mode en Chine. Je me débrouille pour que puisse toujours s’exercer l’alternance tension-détente, pour surprendre quand cela est possible.


Pour la remise des prix, je suggère toujours un orchestre sur scène pour contrecarrer l’aspect guindé de ces festivités autoglorifiantes. J’arrive à l’imposer deux fois. En 2003, la soirée est chamboulée par le mouvement des intermittents auquel nous participons. Bernard est juste devant moi à la trompette et au piano, Didier Petit singe les simagrées du jury avec humour et violoncelle, Éric Échampard me fait oublier qu’il est batteur mais musicien. Nous improvisons sans aucune conduite pendant plus de trois heures. Après chaque intervention musicale, je n’ai que quelques secondes pour aller m’informer de la suite des événements et transmettre le message à mes trois camarades. Un orchestre d’improvisateurs est l’ensemble rêvé pour ponctuer et accompagner ce genre de festivité, capable de réagir au moindre accident ou changement de programme, redonnant vie à ce qui est compassé… Nous recommençons en juillet 2005, cette fois en trio, avec le clarinettiste basse Denis Colin et le guitariste Philippe Deschepper. Accompagnant la comédienne et chanteuse Élise Caron qui fait office de maîtresse de cérémonie, nous improvisons, même si j’ai préparé le déroulant de la soirée, attribuant une ambiance à chaque présentation des photographies des nominés selon leur caractère, affublé d’un thème la montée des marches et organisé des petits ensembles instrumentaux divers et variés.

Il y a peu, j’adorai imaginer la musique du film 1+1, une histoire naturelle du sexe de Pierre Morize . Comme c’est urgent, comme d’habitude, je choisis de travailler en improvisation, en me concentrant sur le sens du film, sur ce qui doit être compris ou suggéré. Je réunis un quatuor d’improvisateurs chevronnés et nous travaillons à l’écran pendant trois jours. Je regrette de n’avoir pu me mêler de la bande-son elle-même, tant le film est sensible et intelligent. Je livre néanmoins suffisamment de sons isolés pour sonoriser la partie dvd-rom de cette édition. C’est étonnant à quel point il est possible de changer le sens d’un film en y adjoignant telle ou telle musique. Pour Profession, femme de… de Françoise Romand, je considère son personnage, une agricultrice volontaire, secrétaire générale de la Confédération Paysanne, comme le héros positif d’un film soviétique des années 30 et compose une musique symphonique à la Prokofiev, dynamique et colorée. Pour son précédent film, sur l’adoption internationale, Si toi aussi tu m’abandonnes, j’improvise de grandes parties sur l’orgue de Sainte Elizabeth pour montrer la puissance de l’église, imite une vallenato colombienne pour rappeler les origines du personnage principal, détourne un module de notre site somnambules.net avec le violoncelle lyrique de Didier Petit ou retravaille les voix synchrones prises en reportage en les mélangeant à des cris d’hyènes pour la scène du cauchemar. Le moment où l’on trouve le traitement exact qui convient à chaque projet est des plus excitants.


En 1993, je suis retourné à la réalisation avec un épisode de la série Vis à Vis produite par Point du Jour. Il s’agit de faire dialoguer, pendant trois jours et en vidéo compressée, deux artistes à deux bouts de la planète (le premier est kabyle dans une Algérie où monte la tension, le second est un anglais, juif de surcroît, adopté par les zoulous dans une Afrique du Sud dont Mandela n’est pas encore président !), deux artistes qui résistent au pouvoir dominant par la culture et par leur art. Au bout de trois quarts d’heure, Idir et Johnny Clegg a capella glisse vers une sorte de film psychanalytique, où les deux chanteurs parlent de leurs mamans, et tandis que Idir joue de la guitare Clegg se met à danser zoulou au milieu de son salon. Surréaliste ! Je n’ai pas osé demander à Clegg de me fabriquer un arc vocal tel celui qu’il confectionna devant la caméra, après être allé cueillir un bambou au fond de son jardin. Je me serais bien vu jouer de son archet en transformant le son avec ma cavité buccale comme je le fais avec ma collection de guimbardes.

Quelques mois plus tard, je me retrouve à diriger une douzaine de courts-métrages de la série Sarajevo, a street under siege, toujours produits par Point du Jour, cette fois en coproduction avec la BBC et Saga. Mille obus par vingt-quatre heures, le plus grand dénuement, une expérience humaine hors du commun où règne une solidarité totale et absolue. Je me lave en crachant dans mes mains, m’endors en comptant les obus comme si c’était des moutons, une partition sublime qui me fait penser à Ionisation de Varèse, je n’ai jamais aussi bien dormi de ma vie. Le réveil est plus brutal, chaque matin vers cinq heures, je suis soulevé de mon lit par une énorme explosion. Revenu transformé, je n’ai plus peur de la mort, mais je mets un an à m’en remettre. Je filme en langue bosniaque sans comprendre immédiatement les réponses à mes questions. Nous sommes neuf réalisateurs à nous relayer toutes les trois semaines et à filmer la vie d’une rue au quotidien. Tournage le matin, montage l’après-midi dans les locaux de Saga, diffusion le soir par satellite après avoir emprunté Sniper Allée tous feux éteints, le pied au plancher, avec des malades qui nous canardent de chaque côté. Vingt millions de téléspectateurs chaque soir. Je filme un chirurgien à l’œuvre, un accordéoniste qui interprète Grana od bora, une famille qui se préoccupe de leurs animaux de compagnie mieux que d’elle-même, un sketch sur la cuisine de la pénurie, un herboriste au marché de Markala, une séance de cinéma où nous montrons nos films aux gens du quartier… Un de mes films est censuré, interdit d’antenne par la production, parce que j’y parle à la première personne : on voit de belles images esthétisantes des bâtiments grêlés par les éclats d’obus sur fond de ciel bleu tandis qu’on entend ma voix lisant une carte postale à ma compagne et à ma fille. J’y emploie des mots qui ne seront acceptables que deux semaines plus tard au Parlement Européen. Le dernier film que je tourne va faire le tour du monde, il s’agit du Sniper, deux minutes comme les cent vingt autres épisodes de la série. On y entend la voix de celui qui est visé et qui pense à voix haute tandis que l’on voit la cible dans la lunette du fusil du tchetnik. C’est un champ-contrechamp audio-visuel. Imaginez le geste de celui qui hésite entre tirer sur un enfant, sur un chien, une vieille femme, un bidon, pour montrer sa puissance, son pouvoir de vie et de mort, tandis que Feodor Atkine dit le texte que j’ai demandé d’écrire à Ademir Kenović, celui qu’il me racontait chaque soir dans la voiture sur Sniper Allée et que je n’ai jamais écouté. Car pour ma part, je rentrais le ventre en essayant de me prendre pour une feuille de papier à cigarette, imaginant donner moins de prises aux balles qui risquaient d’arriver de chaque côté.


« Je décide toujours avec soin comment, quand et où passer : près des bâtiments ou au milieu de la rue ? Je zigzague ? Je traverse vite ou lentement ? Je fais en sorte qu'on me voit le moins possible des collines qui sont beaucoup trop proches de nous et que personne n'aime plus regarder... Parfois en marchant j'essaie d'imaginer ce que c'est que d'être touché par un sniper... Est-ce qu'on peut sentir la balle vous transpercer le corps ? Est-ce que ça fait mal ou chaud ? Je me demande si je tomberai, si j'entendrai le sifflement de la balle avant qu'elle me touche... Ou après...? Quel bruit font les os en craquant ? Le cycliste qui s'est fait décapité par une mitrailleuse antiaérienne, a-t-il été conscient de quoi que ce soit ? Je continue de croire que je serai "juste" blessé, je ne pense jamais que je serai tué. Je me demande si j'aurai le temps de voir voler une partie de mon corps devant moi après avoir été touché ? Est-ce que ça produit une odeur, un goût ? À quoi pense l'homme qui se cache la tête derrière son journal en traversant là où tirent les snipers ? Je pense : ai-je peur ou suis-je seulement curieux parce que je déteste ignorer les choses qui me concernent ? Et puis je me demande pourquoi certains marchent sans rien comprendre, l'air hagard, pourquoi certains en protègent d'autres et pourquoi d'autres encore courent machinalement ? D'autres enfin essaient de vaincre leur peur en marmonnant des explications stupides... Parfois je pense à ceux qui tirent : comment choisissent-ils leurs victimes, homme ou chien, femme ou enfant, quelqu'un de jeune ou de célèbre, ou peut-être que c'est par la couleur de leurs vêtements ? Est-ce que le tireur est heureux quand il fait mouche ? Je pense souvent au mépris profond des habitants de Sarajevo pour ceux qui disent qu'ils ne savent pas qui et d'où l’on tire et pour tous ceux qui font semblant de les croire. Ils regardent simplement les futurs fascistes, autour d'eux, qui tirent sur leurs enfants...»

Après Alger, Johannesburg et Sarajevo, je refuse de m’envoler pour Belfast, et j’écris le scénario d’un long-métrage inspiré par un roman de Ramuz dont le sujet n’enchante personne, la fin du monde ! Je compose même la musique de L’astre avec Bernard Vitet, comme une préparation au tournage. Hanna Schygulla accepte de jouer le rôle de la récitante, je suis fasciné par certaines voix, Delphine Seyrig, Marlene Dietrich, Lauren Bacall, mais aussi Cocteau, Guitry, Godard, Lacan… Celle d’Hanna Schygulla me fait fondre. Phénomène historique, l’avance sur recettes ne m’est ni accordée ni refusée, deux fois de suite. Je perds courage et retourne à mes moutons, naturel pour un birgé !

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia (à suivre)

mercredi 13 février 2019

Le son sur l'image (26) - Rien que du cinéma ! 3.6.1


Rien que du cinéma !

Je commence à faire des films lorsque je suis étudiant à l’Idhec. Pendant mes études, j’en fais neuf dont le dernier (considéré officiellement comme mon premier) est mon film de promotion, La nuit du phoque , que je coréalise en 1974 avec mon camarade de promotion, Bernard Mollerat, prématurément disparu. C’est un film expérimental de quarante-deux minutes en couleurs et en musique, qui, paraît-il, réfléchit très bien son époque, une période où innovation, invention et imagination étaient des mots-clefs dans tous les arts. J’en ai composé toute la partition sonore, mêlant voix, bruitages et musiques. Il y a quelques passages qui ne sont pas piqués des vers, comme le ballet des militants avec un chanteur soliste anarchiste qui répond à un chœur ringard à la Busby Berkeley des Charentes, une séquence pop filmée à plusieurs caméras où je joue de l’orgue déguisé en clown, et bien d’autres facéties qui m’ont valu pas mal de commandes de musique dans les temps qui suivirent.

Je dois avouer avoir oublié la plupart des musiques que j’ai écrites et enregistrées. En fait, j’oublie tout ce que j’écris à peu près une semaine après l’avoir terminé. J’analyse ce réflexe quasi pathologique comme le besoin de repartir de zéro, de conserver la fraîcheur de la première fois, la virginité nécessaire à tout nouveau travail. Je suis incapable de fredonner correctement une mélodie que j’ai récemment enregistrée, ce qui fait beaucoup rire mes proches, qui, eux/elles, s’en souviennent !

Certaines de ces partitions ont été des jalons déterminants de ma démarche. Ainsi le travail réalisé avec la chef monteuse Brigitte Dornès pour Pierre Desgraupes, Igor Barrère et Étienne Lalou, Le bruit du sel, et surtout, L’avenir du futur de Marcel Trillat, sixième et dernier épisode de L’histoire de la vie, pour lequel nous avons mijoté une partition de cinquante-deux minutes aux petits oignons. Au cinéma, s’entendre avec la monteuse est une condition nécessaire puisque c’est elle qui va intégrer les sons, les placer, superviser le mixage, et parfois suggérer tel ou tel apport supplémentaire et nécessaire.

Pendant des années, je compose presque toutes les musiques des films de la Cinémathèque Albert Kahn réalisés par Jocelyne Leclercq et montés par Robert Weiss. C’est très amusant car chaque film se passe dans un pays différent. Je me force à coller au sujet en en prenant les accents, tantôt franchouillard (Paris 09-31), tantôt chinois (La révolution chinoise nationaliste). Quelle n’est pas ma surprise d’apprendre un soir de première que les trois films Deux fêtes au Pays des Kami, Bunraku et Showa Tenno ont été coproduits par le Japon, et qu’est présent tout le personnel de l’ambassade ! Je suis malade pendant toute la projection en entendant mes japoniaiseries, enregistrées entre autres à la flûte et aux percussions. L’ambassadeur me félicite pour l’originalité et l’à-propos de ma musique. Je suis bien forcé d’en conclure que mon interprétation reste, malgré tous mes efforts pour sonner nippon, très personnelle, et que son côté « à la manière de » n’est pas aussi primaire que je l’ai souhaité puis craint.


Ne connaissant que très mal la musique, j’ai dû inventer mon propre langage, ou réinventer laborieusement des lois évidentes pour quiconque a suivi quelques cours. Lorsque je dois composer de la musique de genre et la jouer au clavier, j’ai une technique d’escroc qui a fait ses preuves. Je le fais comme un acteur : je me mets dans la peau de Mozart ou de Keith Jarrett, deux expériences vécues, et je laisse aller mes doigts sur le clavier sans réfléchir. Cela ne donne pas du Mozart, sinon mon client ne serait pas non plus venu me voir, mais j’obtiens l’effet Mozart, ce qui est somme toute requis pour le film. C’est comme prendre l’accent jusqu’à la caricature lorsqu’on tente de parler une langue étrangère. La conviction qu’on y met est pour beaucoup dans la réussite de l’entreprise.

Au delà de l’œuvre ou du produit sur lequel on travaille, il est indispensable de comprendre ce que désire le commanditaire, ou du moins l’effet qu’il recherche, même s’il est incapable de l’exprimer, voire de l’imaginer. Mon intime conviction peut ainsi pallier à l’absence de confiance qu’il a parfois en ses propres idées, il doute, hésite, et mon rôle peut devenir celui d’un analyste accoucheur ! Composant pour de nombreux réalisateurs, je me suis fixé une règle qui fonctionne très bien pour moi et pour les projets réclamant une rapidité d’exécution : j’exige la présence dans le studio du réalisateur ou de la personne compétente. Les doutes s’estompent alors doucement, les hésitations se dissipent, la relation devient productive. Nous gagnons un temps fou, faisant les petites corrections au fur et à mesure. La bande définitive est livrée le jour-même !


Certaines collaborations me furent extrêmement agréables ou instructives. Je me souviens encore, phénomène exceptionnel en ce qui me concerne, de la mélodie que j’ai composée pour un film de Dominique Cabrera, Chronique d’une banlieue ordinaire, probablement parce que je la chantais moi-même en m’accompagnant au clavier. Mon facteur (des Postes) avait reconnu ma voix sur Canal +, j’en avais été très fier. Philippe Deschepper y exécutait des variations à la guitare afin que cette petite mélodie agisse en leitmotiv. Pour La Cité des Sciences et Techniques de La Villette, je fais la musique d’une série de Jacques Rouxel sur la douleur avec les Shadoks, et dois bruiter moi-même ces drôles de bestioles. Je suis terrorisé de devoir prendre le relais de Cohen-Solal, les Shadoks du Service de la Recherche de l’ORTF ayant certainement influencé mon appétit bruitiste et mes expérimentations buccales. Patrick Bouchitey a quant à lui pris la suite de Claude Piéplu pour le commentaire.


Dans cette même Cité des Sciences, tourne en boucle sur trois téléviseurs, depuis son ouverture, un film de Dominique Belloir sur le peintre Jacques Monory, qui a réalisé les fresques ornant le planétarium. J’aime beaucoup le travail que nous fîmes avec Francis et Bernard, mêlant le grand orchestre du Drame à des cris de primates dont je jouais le rôle, cette fois encore grâce au vocodeur. Nous en avons profité pour demander à Monory la pochette de Carnage, et une plaquette pour laquelle il nous offrit l’Ekta d’un tableau qu’il avait détruit.

Pour Patrick Barbéris, nous composâmes de petites miniatures sonores narratives qui accompagnaient des montages de photographies de Nadar, Atget, Sabrier, Gilletta, Seeberger, commandés par la Caisse Nationale des Monuments Historiques, suivis d’un montage sur les femmes pour une exposition pour le Mois de la Photographie. Nous nous amusâmes à composer ces narrations musicales à partir de photographies auxquelles notre travail donnait une impression d’homogénéité, de cohérence de l’imaginaire. Nous peuplions les catacombes de Nadar d’animaux étranges et inquiétants, une valse musette accompagnait les rues du Paris d’Atget, des échantillons jazzys rythmaient les gros plans de Sabrier, nous mettions en ondes la malchance de la roulette suivie d’un suicide pour la Riviera de Gilletta, les inondations de Seeberger devenaient d’une froideur étale sous les cris glaçants des mouettes…