70 Multimedia - novembre 2016 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 25 novembre 2016

Marc-Antoine Mathieu fait Sens en montrant la voie


Je ne vais pas être long parce que je dois y retourner dare-dare. Coincé pour la seconde fois à la fin du chapitre deux du labyrinthe qui en compte trois, mon iPad commence à me sortir par les trous de nez. Marc-Antoine Mathieu a adapté sa dernière bande dessinée, un roman graphique sans paroles, pour en faire une application interactive sur tablettes iOS ou Android. Qui plus est, S.E.N.S. VR peut être jouée en 3D avec les casques de réalité virtuelle Samsung Gear VR et Oculus Rift, ainsi que sur les casques type Cardboard sur iOS et Android, mais impossible pour moi de tester le relief en l'absence de ces matériels ! Je me contente de tourner, tourner sur mon fauteuil de bureau pour jouir des 360° du vertigineux décor jusqu'à faire apparaître le petit rond qui m'indique la marche à suivre, en accord avec le personnage énigmatique de cette œuvre philosophique dont le sens titille surtout l'émotion : un personnage est à la recherche de la bonne page pour terminer l’histoire tandis que nous devons assumer les conséquences de la disparition du point de fuite...


Fan des bandes dessinées de Marc-Antoine Mathieu depuis le début, j'avais été scotché par 3". Sa version papier, S.E.N.S., qui ne portait qu'une flèche pour tout titre, m'avait malgré tout laissé sur ma faim. Son adaptation produite par Arte et réalisée par les game-designers Charles Ayats et Armand Lemarchand de RedCorner me met la tête à l'envers. Le son donne astucieusement de précieuses indications. Dans cet univers qui se plie et se déplie, nous glissons dans les fentes, tombons de haut ou nous accrochons au papier virtuel de l'écran. Le premier tableau est gratuit, histoire de harponner l'utilisateur. Les deux suivants sont accessibles moyennant la somme modeste de 2,99€. Avec ses lignes épurées noir et blanc et ses ombres portées, S.E.N.S VR marquera certainement l'histoire des œuvres interactives !

P.S.: bonne nouvelle, j'ai terminé, je peux passer à autre chose, mais mon ombre, qu'indique-t-elle ?

vendredi 11 novembre 2016

Soulèvements, l'exposition nécessaire


En publiant hier mon article Envol, je ne pensais pas que j'irais le lendemain à l'exposition Soulèvements au Jeu de Paume. Dès la première salle il s'agit de s'envoyer en l'air en refusant l'état des choses, de léviter pour éviter la banalité, de se placer en état d'apesanteur pour supporter les lourdeurs que nos systèmes sociaux nous imposent. L'historien et philosophe Georges Didi-Huberman a imaginé un parcours thématique des plus salutaires en ces nouvelles années de plomb, parmi les plus violentes et sournoises que l'humanité a élaborées. Nous passons ainsi d'Éléments (déchaînés) à Par désirs (indestructibles) en traversant Par gestes (intenses), Par mots (exclamés) et Par conflits (embrasés), autant de stations incitant à la vigilance et la révolte, qu'elle soit artistique ou politique. Les textes de Didi-Huberman sont toujours aussi brillants, analytiques et poétiques, ses choix explicites et l'incitation claire, salvatrice, vitale.
Malgré l'accrochage intelligent et dynamique, je ne peux m'empêcher de penser que le catalogue me plairait plus que l'exposition. Quitte à lire les concepts où chaque mot est pesé, balancé, envoyé, n'est-il pas plus agréable de les lire allongé sur un divan qu'imprimés sur une cimaise ? Les très nombreuses photographies n'y perdraient pas grand chose. L'accrochage seul des œuvres plastiques est irremplaçable, et éventuellement certaines archives originales dont la présentation tient essentiellement d'une mystique de la représentation. Les vidéos, comme dans la plupart des expos, sont plutôt décevantes, leur mérite principal étant d'offrir à s'asseoir pour se reposer de tout ce que l'on a vu en piétinant dans les allées des musées. On me rétorquera que les visiteurs de Soulèvements n'auraient probablement pas lu ce qui est donné à voir et à entendre là et l'on aura raison. Mais cet indispensable rassemblement d'œuvres et d'objets rappelant l'urgence et la nécessité de se soulever tient surtout à la pensée qui l'anime.


Il y a là de quoi se souvenir et s'émouvoir. Il y a là de quoi réfléchir et partager. Il y a là de quoi se lever et s'envoler. Il y a là de quoi se révolter et s'engager. Didi-Huberman fait un tour du monde des mouvements qui, depuis la Commune de Paris en 1871, ont fait bouger les lignes. Il évoque le meilleur et le pire, l'insurrection et la répression, le courage et l'absurdité, la puissance du nombre et la responsabilité de chacun... Dressant un pont entre esthétique et politique, il touche à ce que nous avons de plus précieux, quand les mots nous manquent ou lorsque nous les retrouvons.
Le site Internet qui lui est consacré livre quantité de pistes et reproduit maints exemples de ce que l'on peut y voir : le parcours au travers de quelques œuvres et une recherche cartographique astucieuse, des ressources sociales en amont et en aval de l'expo, les résistances numériques relevées par Marie Lechner, etc.

Soulèvements, Jeu de Paume, jusqu'au 15 janvier 2017, entrée 7,50 et 10€

mercredi 2 novembre 2016

Portraits sans fin de Nicolas Clauss au CentQuatre



Comment faut-il entendre le "sans fin" des Endless Portraits de Nicolas Clauss ? Si les boucles vidéographiques de quelques secondes glissent sans cesse selon une programmation générative produisant le même effet que n'importe quel tableau, à savoir qu'elles n'ont ni début ni fin, elles ne répondent non plus à aucune attente, que ce soit de la part de l'artiste ou de celle des visiteurs. Ils et elles sont pourtant là. Face à nous. Ils ou elles nous regardent. Sans ciller. Contrairement à nous. Ce ne sont pas des photos puisque ça bouge. Ce ne sont pas non plus des films, le temps semblant figé. Les 16 élus sont condamnés à revivre éternellement le court instant de pose malgré de légers glissements spatio-temporels qui paradoxalement ne se répètent jamais. La faille entre eux et nous serait-elle un avatar de L'invention de Morel ?


Comme pour tout portrait le décor tient sa place dans le cadre. Dans le fond, d'autres personnages entrent et sortent du champ. Des évènements se produisent derrière le modèle sans qu'il s'en aperçoive. Ils vont et viennent, avancent et reculent, selon un tendre bégaiement qui interroge l'univers social où évolue le "héros". Les portraits rejouant à l'infini la comédie de l'existence deviennent des miroirs dans lesquels nous nous projetons. C'est dans l'étude des petits riens que se dévoile l'univers.


Nicolas Clauss y est allé au flan, harponnant un badaud, fouinant pour trouver le contact d'un artiste qui fait sens pour lui. Il a commencé par Wayne à New York, Eva en Sicile, un mannequin ou une mère et son fils à Pékin, un astrologue à Bangalore, une fille à Hanoï, un enfant à Aix, et puis d'autres, moins anonymes, comme Philippe Katerine, Maguy Marin ou Denis Lavant... Ils et elles se sont tous prêtés au jeu. Avec ses portraits de jeunes des cités dans Terres arbitraires Clauss avait réussi à déjouer les idées reçues en faisant craquer le vernis pour montrer la tendresse de ces garçons. Pour Agora(s) il s'était intéressé au mouvement des foules en arpentant la planète. Avec Endless Portraits, il poursuit son objectif en rendant une fois de plus complices ceux qu'il filme image par image avec sa petite caméra en quête de qui nous sommes. Être ou ne pas être ? n'est pas une tarte à la crème. À l'époque où menace la sixième extinction, la question n'a jamais été aussi cruciale. Les réponses se lisent les yeux dans les yeux.

→ Nicolas Clauss, Endless Portraits, 2014-2016, Vidéographies aléatoires, 16 portraits en mouvement exposés sur écrans dans la Galerie Éphémère et la Nef du CentQuatre-Paris, du 3 novembre 2016 au 26 mars 2017, en accès libre