70 Multimedia - avril 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 28 avril 2021

L'Amazone verte, le roman de Françoise d'Eaubonne


Comme l'évoquait Jacques Denis samedi dernier au téléphone, il est terriblement difficile de chroniquer un disque ou un livre dont on a déjà eu le malheur, ou le bonheur, de lire plusieurs articles le concernant. S'il est indispensable de ne rien connaître d'un film avant de le découvrir soi-même, vierge de tous préjugés, il est plus facile de se laisser aller à ses émotions et ses réflexions quand sa perception n'est pas "polluée" par le regard des autres, surtout lorsqu'ils sont pertinents. Ainsi L'Amazone verte, le roman de Françoise d'Eaubonne écrit par Élise Thiébaut, trône sur mon bureau depuis quelques semaines sans que je sache comment m'en approprier la critique. J'aimerais signaler le récit de cette aventurière du XXe siècle, mais répéter ce qui a déjà été dit ne présente que peu d'intérêt à mes yeux, même si vous aimeriez en savoir plus !
L'histoire incroyable de cette femme hors du commun, féministe jusqu'au bout des ongles avec toutes les ambiguïtés que ce terme a véhiculé dans les faits, y est plus présente que son écoféminisme tardif, terme qu'elle a néanmoins inventé en 1974, comme ceux de phallocrate et sexocide. L'année suivante, j'étais assistant de Charles Bitsch pour un disque 33 tours 30 centimètres du Parti Communiste Français dédié à l'Année de la Femme (écoute fortement conseillée) ! Je me souviens de ma colère lorsque le Comité central avait refusé d'inclure une phrase de Friedrich Engels que j'avais découverte, expliquant que la femme est le prolétaire de l'homme. L'argument consistait à prétendre que c'était trop dur à encaisser pour les camarades, quel que soit leur sexe. Cette même année, Françoise d'Eaubonne dépose une bombe sur le chantier de la centrale nucléaire de Fessenheim !... J'avais auparavant croisé des militantes du droit des femmes chez Catherine Clément, comme par exemple Hélène Cixous, et je me souviens aussi avoir bu des coups au Blue Bar à Cannes en 1972 avec Guy Hocquenghem et Jack Lang pour parler du FHAR, le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire, alors que j'étais envoyé au Festival par l'Idhec, mon école de cinéma ! Tout jeune homme et n'étant adepte d'aucune des organisations précitées, je dégustais les informations comme si je lisais l'encyclopédie. C'est ainsi que j'ai dévoré le nouveau livre d'Élise Thiébaut qui avait déjà signé le best-seller Ceci est mon sang, Les fantômes de l'Internationale et Mes ancêtres les Gauloises, ouvrages tous chroniqués dans cette colonne.
En définitive, au lieu de tenter d'analyser les contradictions de l'Amazone verte Françoise d'Eaubonne, me voici à évoquer ma propre traversée du féminisme et de ce qu'on appela la libération sexuelle à une époque où j'étais privé de galipettes si j'accordais mal mes adjectifs et où "on" avait affiché dans ma cuisine "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette" ! Les stations de son chemin de croissance et des croix sens m'ont rappelé les bornes kilométriques qui jalonnèrent mon propre périple lorsque je croisai le PCF, le MLF (dont elle fut l'une des fondatrices) et le FHAR (de celui-ci aussi). Ne sachant pas comment résumer l'histoire de celle qui signa le Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie (rédigé par Dionys Mascolo et Maurice Blanchot) et celui des 343 pour le droit à l'avortement (rédigé par Simone de Beauvoir), qui s'engagea avec Michel Foucault pour le droit des prisonniers et contre la peine de mort, qui rapprocha écologie et féminisme face au patriarcat omniprésent, et qui vécut plusieurs vies en une seule, je ne peux que recommander la lecture de cette saga paradoxale qui en raconte autant sur cette femme exceptionnelle que sur l'époque qu'elle traversa, manière habile d'évoquer aussi la nôtre pour essayer de comprendre comment on en est arrivé là...

→ Élise Thiébaut, L'Amazone verte (Le roman de Françoise d'Eaubonne), Ed. Charleston, 18€

lundi 12 avril 2021

Un livre GROS comme ÇA


Une fois de plus je suis bluffé par la nouvelle production d'Ella & Pitr. Les papierspeintres ont publié eux-mêmes le répertoire chronologique de la soixantaine de Géants qu'ils ont peints sur les toits du monde. Depuis 8 ans, ils dessinent de grands Colosses endormis sur des supports horizontaux, voire verticaux comme le barrage désaffecté du Piney haut de 45 mètres. Ils détiennent aussi le record de la plus grande œuvre urbaine du monde sur le toit du Parc Expo de Paris, à la Porte de Versailles, d'une surface de 25 000 mètres carrés. De Saint-Étienne au Chili, en passant par l'Inde et le Canada, la Bulgarie ou la Norvège, ce livre raconte les coulisses, les esquisses de leur projet démesuré. Leurs textes, et ceux de Stéphanie Lemoine, Thomas Schlesser, Emmanuel Grange constituent un discours de la méthode, ou comment l'idée leur est venue et comment ils se sont donnés les moyens de cette idée folle. Elle peut même paraître absurde si l'on pense que la plupart de leurs Colosses ne sont visibles que du ciel ! Ils existent évidemment par les magnifiques photos reproduites dans ce livre relié Gros comme ça dont la couverture cartonnée, toilée et étoilée, est marquée et gaufrée à chaud à l'argent. Ces farceurs adorent les paradoxes. Leur humour incisif et leur autocritique sincère s'insinue dans le moindre détail. Ce n'est pas avec ces œuvres quasi participatives qu'ils vivent, mais plus certainement avec les peintures vendues via la Galerie Lefeuvre & Roze rue du Faubourg Saint-Honoré ! Ils prennent l'argent où il est, tout en offrant généreusement leur travail aux anonymes passants de la rue.


Tout au long des 250 pages de cet épais volume 30.5 x 22 cm, on pourra admirer les détails des fresques, les draps souillés d'abstractions incontrôlées, les notes passionnantes et drôles racontées par les deux joyeux drilles, les circonstances dramatiques, laborieuses ou comiques qui ont accompagné leurs créations. Ella & Pitr ne s'occupent pas seulement de créer, ils détruisent aussi leurs œuvres si le temps qui passe ne fait pas la sienne. Ils peignent sur la neige qui fond, sur le sable que la mer submerge, sur l'herbe qui jaunit, sur la terre labourée par les bulldozers, sur les falaises de carrières dynamitées... Je pense évidemment aux machines suicidaires de Tinguely qui s'autodétruisent, comme on en voit une dans le film Mickey One d'Arthur Penn, à l'autodafé de Tania Mouraud, à la démolition de la maison de Jean-Pierre Raynaud, à Girl with Balloon déchiquetée par Banksy chez Sotheby's...


Dans leur passé de street artistes, leurs affiches finissent toujours par se décoller et se déchirer. L'éphémérité de toute chose, de ce que nous sommes, est soulignée par leurs mises en scène. Ces nouvelles "vanités" ne sont jamais innocentes. Ne vivons-nous pas tous et toutes dans un réseau inextricable de contradictions ? Dans l'incapacité de les résoudre, il peut être sain de trouver un compromis ; ainsi nos deux artistes vendaient en galerie un morceau d'une œuvre plus grande laissée à la rue. Aujourd'hui ils filment des rideaux de scène qui s'écroulent, demain qu'inventeront-ils encore pour se renouveler et garder leur âme d'enfant, secret de l'art, mais que trop de faiseurs oublient.


Sur leur site de vente Superbalais, il n'y a pas seulement ce livre de 1,5 kg. On trouve des T-shirts marrants, des petits livres sympas, des bananes, des sérigraphies pour casser sa tire-lire, et même le DVD du film Baiser d'encre que Françoise Romand leur a consacré en 2015, un conte moral qui deviendra forcément culte avec le temps, d'autant que j'en ai composé la musique !

→ Ella & Pitr, Gros comme ça, 35€