70 Musique - janvier 2007 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

dimanche 28 janvier 2007

Les chiffres à livre(t) ouvert


Il n'est pas coutume de livrer ses chiffres. La profession croule sous le secret. Il n'est pourtant qu'une seule valeur qui ne soit ici comptabilisée et qui mérite la considération : la solidarité. Cette valeur morale, qui n'a pas de prix, ne concerne pas exclusivement la production de disques. C'est aussi la clef de notre réveil politique... Fasse que les chiffres qui suivent profitent à mes collègues et éclairent celles et ceux qui n'en ont a priori rien à fiche.

998 exemplaires livrés de l'album Établissement d'un ciel d'alternance ; si Michel Houellebecq vend 400 000 exemplaires de La possibilité d'une île, son dernier roman, ses ouvrages de poésie sortent seulement à 1 500 (premier tirage).
Une centaine envoyés illico à la presse, aux ayant-droits, à la Bibliothèque Nationale, etc.
2,11 ? de frais postaux par envoi.
25,80 ? pour 100 enveloppes 18x27cm Rajamousse, plus 16 ? de frais d'envoi.
135 exemplaires première livraison en dépôt chez le distributeur (Orkhêstra) vendus 6,56 euros l'unité ; cela peut donner une idée de la marge des intermédiaires lorsque l'album se retrouve en magasin, mais seul le diffuseur fait un réel bénéfice...
31,20 ? envoi colis 18 kilos Chrono 18 service exclusif Internet.
6 kg le carton de 45 exemplaires.
45 en dépôt aux Allumés à 8,78 ?l'unité en vpc.
658 ? pour le mastering (niveaux, traitement sonore et codage PQ, master DDPI, copie d'écoute, envoi poste au presseur, 2 cd-r d'écoute) de 4 titres (index) d'une durée totale de 33'39".
500 ? prix d'ami pour la conception de la couverture et du livret, merci Étienne...
2793,86 ? pressage du cd, impression de l'étiquette, du livret 12 pages quadri et du boîtier, cellophanage, transport (MPO)
délai de livraison 15 jours ouvrables.
719,60 ?droits de reproduction mécanique SDRM qui reviendront aux ayant-droits, les auteurs, après déduction d'une quinzaine de % à la SDRM pour frais de gestion (l'éditeur des poèmes et l'auteur se partagent 50%, le reste revient au compositeur, sauf pour l'instrumental Tchernobyl partagé entre Bernard et moi) ; les petits producteurs indépendants doivent avancer cette somme sur leur stock tandis que les gros producteurs ne paient que sur les exemplaires réellement vendus.
Total des frais 5000 ? H.T. environ, toutes sommes s'entendant hors taxes.
Pour rentabiliser la fabrication, il faut avoir vendu environ 800 exemplaires, mais le total n'inclut pas le salaire des artistes, ni le studio d'enregistrement, ni les frais divers (transport, téléphone, secrétariat, etc.). Si le disque se vend miraculeusement bien, les frais de réassort (réimpression) sont heureusement moins chers.
Ce billet dominical manque sérieusement d'humour. On est pourtant si contents de tenir enfin l'objet entre nos mains, impatients de savoir comment il sera perçu...

vendredi 26 janvier 2007

Sortie chez GRRR de mon duo avec Michel Houellebecq


Établissement d'un ciel d'alternance (cd GRRR 2026)

Michel Houellebecq écrit que c'est sa seule collaboration réussie avec un musicien. Jean-Jacques Birgé suggère qu'on se laisse porter par le "poème symphonique" comme en état d'apesanteur. Créé pour le 10ème anniversaire des Inrockuptibles à la Fondation Cartier, "Établissement d'un ciel d'alternance" a été enregistré en une seule prise par les auteurs. Le bonus instrumental de Birgé et Vitet (Un Drame Musical Instantané) insiste sur le côté sombre du texte et sur l'aspect "musique de film" de l'album. Très classe, grand format pour un boîtier et un livret aux couleurs glauques, texte de Michel Houellebecq inclus.

D'abord le texte promotionnel envoyé au distributeur, Orkhêstra International, qui s'occupe de nombreux labels indépendants (mais la majorité de son chiffre d'affaires provient du label américain Tzadik dirigé par John Zorn).
Ensuite, la petite histoire (elle figure dans le billet du 27 novembre 2006).
Voilà, je suis très fier de sortir cet album. Comme presque tous mes disques et ceux du Drame, il a été enregistré chez moi, au Studio GRRR, situé alors en face du Père Lachaise. C'était il y a dix ans. Établissement d'un ciel d'alternance est le fruit d'une seule prise, sans coupure et sans mixage postérieur. Le mastering réalisé par Isabelle Davy (Circé) a seulement rééquilibré certaines fréquences, un travail de prestidigitatrice. J'aime l'état d'urgence que produit le direct. C'est la première prise, nous étions le 4 novembre 1996. Il existe une seconde prise datant de deux jours plus tard, plus longue, plus riche instrumentalement, mais l'émotion n'y est pas aussi forte, la voix pas aussi juste ni posée. J'ai longtemps pensé éditer les deux prises. Leur comparaison est passionnante, mais Michel a tout de suite affirmé sa préférence pour la première. Il avait raison.

J'ai choisi de compléter l'album avec une pièce composée avec Bernard Vitet (son Cours du Temps est en ligne sur le blog des Allumés depuis peu). C'est encore une longue histoire. Nous avions écrit à deux la musique du long métrage d'Ademir Kenovic, Le cercle parfait, à sa demande. Il désirait un orchestre symphonique et deux chœurs, un chœur d'hommes et un chœur d'enfants, plus un groupe de rock ! Après trois mois d'écriture intensive, nous lui avions envoyé une heure de musique à Sarajevo. Ademir, enchanté, s'en est servi pour le tournage. Et puis, changement de producteur, changement d'équipe, on jette tout le monde et on en prend de nouveaux. Junk work. Comme je n'avais aucune nouvelle, j'avais envoyé une note à celui qui avait coutume de m'appeler son "kid brother" : When you have such friends, you don't need any ennemies (quand on a de tels amis, pas besoin d'ennemis). Point. Cela m'avait tout de même permis de régler mon attachement pathologique avec l'ancienne ville assiégée.
Six ans plus tard, en 2002, je reprends la partie d'orchestre de l'adagio écrite par Bernard pour l'intégrer à un nouveau morceau, cette fois pour accompagner un montage photographique sur Tchernobyl réalisé par Olivier Koechlin sur des images de Guillaume Herbaut à l'occasion des Soirées des Rencontres d'Arles de la Photographie dont j'étais directeur musical. Ça se passe mal avec le photographe qui trouve que l'émotion produite par la musique est trop forte, qu'elle écrase son travail. Paranoïa récurrente chez les gens d'images. Il préfère un sirop techno variétoche illustratif à la dialectique. Dommage. J'avais, encore cette fois, tout enregistré en direct, pour conserver cette vitalité, propre au geste instrumental, qui se perd trop souvent lorsqu'on utilise des machines. Je diffuse l'enregistrement des cordes (virtuelles) pendant que je joue d'instruments électroniques en temps réel. J'ai l'impression d'être une pieuvre tant j'ai de bras. Je me sers d'un AirFX et d'un AirSynth (Alesis), de mon VFX (Ensoniq) utilisé essentiellement sur Établissement... avec ma voix dans le H3000, de l'XT (MicroWave), du JV (Roland)... L'orchestre réfléchit les habitants condamnés par les radiations dans leurs intérieurs vétustes, d'un autre âge, tandis que l'armée d'instruments électroniques représente aussi bien la radioactivité que l'arsenal déployé autour de la centrale nucléaire après l'accident. Tous ces gens sont sacrifiés. Je mixe en direct avec tous les doigts en même temps que je joue. La partition musicale refusée encore cette fois (heureusement ce n'est pas courant, et cela explique probablement mon choix de l'éditer ici !) réapparaît donc enfin aux côtés du texte de Houellebecq, parce que je sens quelque chose de commun entre son poème, le siège de Sarajevo et la catastrophe nucléaire. Cela me fait plaisir que Bernard soit présent sur ce nouvel album, le premier que j'enregistre en étant le seul musicien. Il a composé pour l'orchestre, j'ai réalisé tout le reste. Nous avions besoin d'un instrumental, impossible à glisser parmi les trois index qui structurent Établissement d'un ciel d'alternance. J'ai ajouté Tchernobyl à la fin, comme pour le générique de fin d'un long métrage.

Il y a quelque chose de proprement cinématographique dans le duo avec Michel. Sa voix chaude et impassible nous envoûte. Je m'allonge et me laisse flotter au milieu des échangeurs, sur ces autoroutes nocturnes fortement imagées.
J'ai demandé à Étienne Auger de fabriquer un objet de luxe, quelque chose que l'on ait envie de tenir entre ses mains, de posséder. C'est ma façon de lutter contre le piratage : créer du désir. Détestant le petit format des cd, j'ai choisi que cela ressemble à un livre (en fait c'est le format des dvd), avec un beau livret où figure le texte de Michel Houellebecq, agréable à suivre en même temps qu'on l'écoute. Michel voulait faire des photos d'autoroutes la nuit, mais il n'a pas trouvé les conditions adéquates et c'est Étienne qui s'y est collé, avec des images prises lors de son dernier voyage au Japon. Comme d'habitude, je désirais une pochette qui se voit de loin, qui sorte de l'ordinaire. Entre le grand format allongé et cette image renversée, aux couleurs sombres (une autre suggestion de Michel quand il a regardé les précédents albums dessinés par Étienne, Machiavel et la réédition de Trop d'adrénaline nuit), voire glauques (quand je dis glauque tout le monde comprend vert, c'est bien), je suis servi ! À l'intérieur, Étienne a joué sur le minimalisme zen de la musique (si si !), avec une goutte graphique qui insiste sur l'instantanéité et le rayonnement. J'ai un faible pour son collage de l'index 4, une vue de Tchernobyl avec les timbres philatéliques édités par les Russes pour commémorer la catastrophe. Le livret contient un texte de présentation manuscrit de Michel et une autre page que j'ai écrite. Michel raconte l'anecdote des perruches...
Cinématographique, minimal, résolument moderne pour le son ; renversé, glauque, nocturne pour l'image ; c'est un bon résumé.

mercredi 24 janvier 2007

Ramuntcho Matta, le meccano de la minimale


Dans la chanson Mes plus grands succès, Ramuntcho Matta conduit un train à vapeur numérique sur des images rassemblées par Chris Marker et montées par Valéry Faidherbe. On croit reconnaître Vertov ou La glace à trois faces de Jean Epstein. Rien d'étonnant à cela lorsqu'on connaît le scénario de ce film admirable de 1927 : c'est le portrait d’un homme à travers trois femmes ; les fragments de plusieurs années viennent s’implanter dans un seul aujourd’hui ; l’avenir éclate parmi les souvenirs.
Tout l'album éponyme est une suite de paradoxes minimalistes en avance sur leur temps qui revisitent les souvenirs du musicien. Les morceaux originaux, enregistrés il y a souvent vingt-cinq ans, font renaître à la vie les copains d'antan. Ses fantômes peuvent se nommer Brion Gysin, Don Cherry ou John Cage. Ramuntcho a connu le succès populaire lorsqu'il vivait avec Elli Medeiros et cosignait l'album Toi mon toit avec, entre autres, A Bailar Calypso ; la chanteuse est présente ici et là dans les chœurs. Ramuntcho Matta est l'un des rares compositeurs à s'être intéressé au multimédia ; le site de son album en garde les traces, disques qui tournent sur eux-mêmes lorsqu'on glisse la souris dessus, animations vidéo d'Alice Truche, Frédérique Sansnom... Son site perso est bourré de petits joyaux, images de lui-même et de la généalogie (Ramuntcho est un des fils du peintre Matta) comme extraits sonores des musiques qu'il a écrites depuis ses plus jeunes années. L'album avec Don Cherry étonnera les amateurs de jazz. Les dessins de Ramuntcho font écho à ses chansonnettes. L'histoire de ce disque est moins tendre. Le compositeur s'est fait voler ses ordinateurs avec son travail de trois années. Incapable de tout recommencer, il a plongé dans ses archives avec curiosité et a réussi à se surprendre lui-même. C'est aussi l'histoire d'une convalescence après une grave maladie qui l'a paralysé pendant de très longs mois. Cet album marque sa double résurrection.

samedi 20 janvier 2007

2+4=1


Mirtha Pozzi et Pablo Cueco étaient jeudi soir au Triton pour un concert exceptionnel avec quatre électro-acousticiens qui manipulaient le son de leurs percussions en temps réel. Cinq Mac entouraient la scène où s'étalaient les objets métalliques de Mirtha et où trônaient le zarb et le cajón de Pablo. Le flegme du barbu répondait à l'excitation enjouée de l'Uruguayenne. Mirtha avait averti que la chose ne se reproduirait pas de si tôt avec les quatre compères qui venaient de participer à l'enregistrement du disque chez Transes Européennes (dist. Buda Musique). Les prochaines représentations se feraient avec un, maximum deux manipulateurs, mais pas tout le ramdam ! Installer cet imposant dispositif est amusant une fois, mais ça devient vite une galère si l'on doit tourner avec. Nous avions donc de la chance de nous trouver là, dans l'agréable salle des Lilas, cosy fans tutti.
À tour de rôle, Christian Sebille (de dos sur la photo), Étienne Bultingaire, Nicolas Verin et Thibault Walter triturèrent le son des peaux, cymbales, ardoises, bings et bongs. Le premier se dandinait sur sa chaise face à son écran, jouant des filtres et de la résonance. Le second, spatialisant la diffusion, fit rebondir les pings et pongs que s'échangeait le couple dans un match gracieux dont le seul enjeu était le jeu. Le troisième s'empara des berimbaos, deux arcs amplifiés jusqu'à l'énorme. Le quatrième s'était muni d'un petit clavier midi pour jouer en contrepoint avec les sons captés par la forêt de microphones. Chaque électro joua avec la même tendresse sans jamais écraser l'acoustique du lieu où se propageaient les ondes des instruments échappés des quatre coins du monde. Se fichant du tiers comme du nouveau, les deux maîtres de cérémonie les réduisirent à se faire battre, cogner, secouer, gratter, pincer, mais aussi caresser, embrasser, aimer. La bande des quatre se constitua quatuor pour un final encore plus improvisé, puisque jamais tenté, pas même en répétition, les six musiciens nous laissant ainsi assis devant le clou du spectacle, festival inouï d'explosions délicates et rebonds stimulants.

mercredi 17 janvier 2007

Baco, le rasta du zangoma


Il y a deux ans, Nicolas Oppenot m'a proposé d'assurer la direction artistique du nouvel album du chanteur mahorais Baco. J'y étais particulièrement sensible parce que Baco voulait partir des rythmes ancestraux de son île des Comores et en montrer la modernité sans sombrer dans la world ambiante. Malheureusement, les critiques du "métier" ont provoqué le doute chez mes camarades qui ont fini par se laisser bercer par les sirènes chimériques du bizness. Après un passage par Brooklyn où ils avaient choisi de mixer avec Earl Blaize, le mixeur d'Hanifah Walidah (Shä-Key), ils ont tout repris une énième fois avec David F° en noyant l'ensemble dans la réverbe et en banalisant le travail magnifique de Baco par crainte (légitime) de son originalité. Je me retirai du projet avec regret lorsque je constatai leur manque de confiance en eux-mêmes, ce qui se répercutait obligatoirement sur les conseils que je prodiguais. Baco est un travailleur acharné qui peut passer quinze heures par jour à remettre sans cesse l'ouvrage sur le métier. Je le quittais le soir à minuit, satisfait des solutions choisies ensemble, et retrouvais exactement le contraire le lendemain midi. Étant un adepte de la Méthode, j'étais incapable de suivre alors que j'étais censé précéder ! Un sentiment d'impuissance finit par m'envahir. Tout cela n'enlève aucunement le talent, la vigueur et le charisme de Baco, artiste polymorphe, auteur, compositeur, chanteur, guitariste, ingénieur du son, producteur, etc.

J'avais d'abord refusé le projet doutant de mes capacités à me glisser dans la musique traditionnelle de Mayotte, même si j'avais déjà travaillé épisodiquement pour le label Silex en son temps. Je constate alors que Baco est l'auteur de Bwana, le "tube" que je me suis passé en boucle l'automne précédent, le premier index de la compilation Network Island Blues. Je rappelle Nicolas aussitôt, rencontre Baco et flashe sur sa gentillesse et son lyrisme. Je lui présente le trompettiste Bernard Vitet qui assurera l'écriture des cordes et des cuivres. Tous deux ont heureusement continué à collaborer. Jean Morières vient jouer de sa flûte zavrila. J'assure moi-même quelques parties de guimbardes et de flûte, mais surtout j'apporte des ambiances qui replacent la musique dans son contexte géographique et poétique. Tout cela sera conservé, je l'ai entendu avec joie dans le playback diffusé hier soir pendant le très beau concert du Satellit Café où Baco avait réuni tous ses amis, une quinzaine de musiciens parmi lesquels le bassiste Abou Bass (Robert Nguimbous) et les choristes Valérie et Marie-Paule Tribord, Tifa, le rappeur Séverin... Les percussions jouent des rythmes inédits propres à Mayotte et Baco chante à gorge déployée, même si je préfère lorsqu'il y mêle sa voix de tête et son timbre de basse inouï. Ce fut une belle soirée, car la musique de Baco prend toute sa dimension dans le live. Il vient d'ailleurs de sortir un très beau CD intitulé Hadisi, distribué exclusivement en Océanie ! À vouloir trop "produire", il risque de se perdre, en confiant aux "professionnels de la profession" le soin de le sortir du lot de tous les chanteurs africains. Baco possède une originalité que j'aurais souhaité mettre en avant, avec ses percussions qui racontent la forêt où il courut pieds nus jusqu'à l'âge de 11 ans armé d'un arc et de flèches, avec sa voix exceptionnellement étendue, ses idées de modernité et son reggae qui lui sauva la vie plus d'une fois.

Sur Zangoma, le disque fantôme qui sortira un jour (mais sous quel mixage ?), il réussit à faire venir un vieux percussionniste mahorais et son disciple, le nigérian Keziah Jones, la slameuse new-yorkaise Hanifah Walidah, la tibétaine Yungchen Lhamo et bien d'autres. En attendant, on peut tenter de trouver Hadisi (chez Hiriz, la maison de production de Baco !) ou réécouter le très bel album Questions (Cobalt). Baco est un grand artiste, mais il est soumis aux risques de tous les musiciens du monde de devoir céder à l'uniformisation qu'impose la mondialisation de la culture. Le syndrome RealWorld guette tous les artistes qui souhaitent étendre leur audience au détriment de la richesse de leurs racines et de leur propre invention.

mardi 16 janvier 2007

La composition par le menu





J'ai eu du mal à dormir. La mélodie enregistrée hier avec Valéry me trottait dans la tête, tempo obsédant qui a tourné toute la journée dans les haut-parleurs du studio et qui me poursuit dans l'obscurité de la nuit. Le résultat est assez proche de ce que j'avais annoncé dans le billet du 20 décembre. Je livre ici la recette de cuisine qui permet à la composition musicale d'exister. Avant de m'y mettre j'étais un peu préoccupé, parce que je suis toujours inquiet de savoir si j'arriverais à faire ce que j'ai prévu, ou plutôt préentendu.
J'avais enregistré une maquette d'une minute, ce que je fais rarement, mais ça arrangeait le réalisateur, Valéry Faidherbe, alors je m'étais plié à cette contrainte puisque cela pouvait aider à convaincre notre client, le Musée des Beaux-Arts d'Angers. J'ai commencé par découper le film de cinq minutes en quatre parties. En réalité, c'est du banc-titre informatique, il n'y a que des photographies, mais les recadrages et les mouvements à l'intérieur des images donnent l'impression qu'il s'agit d'un film. Sur trois écrans ! J'ai donc cherché des timbres pour la mélodie principale, une sorte de boucle évolutive générée à partir de l'arpégiateur du V-Synth.
J'ai commencé par les instruments virtuels utilisés dans la maquette, le marimba agrémenté de quelques phrases de piano joué sur le VFX. J'ai ajouté du vibraphone en passant par le MEP4 que je n'avais pas allumé depuis dix ans. C'est un processeur de signaux midi qui permet de transformer n'importe quel événement midi (signal informatique utilisé pour faire communiquer les appareils entre eux) dans un autre. Je m'en suis servi hier pour générer des contre-chants ou créer des délais instrumentaux (la répétition est produite par un autre instrument que celui qui envoie les notes). Cette première partie donne le ton à ce qui suit : du bois pour le marimba, avec le piano pour donner l'illusion du vivant et camoufler l'aspect de musique mécanique de l'ensemble.
Après la séquence autour des cadres de tableaux, j'ai opté pour des sons de guitare et une section de cordes à l'archet utilisée parcimonieusement qui conviennent mieux au passage sur l'architecture. Le MEP4 renvoie des pizzicati de violons, pour rester toujours dans les sons aigus ou plutôt pour éviter les basses qui se répandraient un peu partout dans l'espace du SIME (Salon International des Musées et des Expositions) où sera présenté le triptyque du 24 au 26 janvier au Carrousel du Louvre.
Pour la troisième partie, je joue sur une petite palette de pizzicati en les doublant de sons de senza, des lames vibrantes en métal qu'on joue avec les pouces, et je continue avec une grosse boîte à musique, qui fonctionne bien avec les enfants présents à l'image, pour finir avec le marimba qui bouclera avec le début. Je commence chaque fois par caractériser la partie avec le timbre principal pour chercher ensuite des instruments et des effets rythmiques complémentaires. J'ajoute des cordes sur les statues, en particulier une note tenue qui couvre le raccord entre les parties 2 et 3., et une sorte de remontoir cristallin pour le moment où les enfants s'animent. Ce sont les deux grandes articulations du montage qui est réalisé à partir des dominantes de couleur : rouge - blanc - jaune - vert. La plupart du synchronisme est accidentel, toute la musique est composée pour fonctionner ainsi. J'enregistre à l'image en jetant vaguement l'œil vers le film qui défile sur les trois écrans simulés par un unique QuickTime. Si j'ai besoin d'effets son-image précis, je fais quelques raccords par la suite, mais nous n'en avons pas eu tellement besoin hier. Ça marchait comme sur des roulettes.
Je conserve le tempo de 50, mais pour la boîte à musique je m'autorise quelques libertés rythmiques. Je règle l'arpégiateur sur l'ordre des notes jouées sur le clavier ou sur un mode aléatoire. La première solution m'offre une très grande liberté, la hauteur des notes, l'ordre et la vélocité de chacune d'entre elles produisant des boucles variées. Je compose toujours plus qu'il n'en ait besoin. Il faut ensuite secouer l'arbre pour que tombent les fruits trop mûrs. Nous enregistrons dans l'ordre, terminant une partie après l'autre. Valéry est dans le studio et me donne de précieuses indications qui m'évitent les hésitations et les doutes de la solitude face aux désirs supposés du client absent. Tout se fait dans la détente. Je vais quatre fois plus vite à enregistrer et le résultat me plaît beaucoup plus. Valéry repart avec le cd dans sa poche !
Lui n'aura pas encore dormi. Au moment où je me lève pour rédiger ma petite cuisine, il m'envoie le montage terminé et sonorisé. À son tour, il va devoir se débarrasser des fantômes qui hantent notre ciboulot...