70 Musique - février 2009 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 24 février 2009

Somnambules et sonotopies


Pas beaucoup le temps d'écrire ces jours-ci. Commence tôt, finis tard. Après une semaine d'expérimentations avec Sacha Gattino, Nicolas Clauss nous a rejoints pour une répétition finale, la première en trio. Hier matin, j'enchaînai avec une semaine de workshop sur le son à Autograf sous la houlette de Stéphane Benoît, graphiste et activiste tous azimuts multimèdes, qui fait travailler ses étudiants sur des "sonotopies", cartographie du quartier Saint-Blaise, en suscitant leur imagination. Superviser dix-sept projets n'est pas une mince affaire et je rentre à genoux à la maison sur mon deux roues.
Retour à la veille. Le trio Somnambules a donc élaboré un nouveau programme de réjouissance qui comprend huit morceaux dont quatre inédits. Sacha Gattino alternant drônes dramatiques et rythmiques ludiques, je me concentre sur un jeu plus gestuel avec moultes guimbardes, flûtes, appeaux, hou-kin (violon vietnamien), cithare inanga et trompette à anche, ce qui ne m'empêche pas de jouer les apprentis-sorciers de l'électronique ni de me concentrer sur mon triple piano synthétique préparé en hommage à John Cage. Mon camarade me pousse vers une musique de transe assez pop me rappelant mes amours de jeunesse lorsque j'écoutais Terry Riley et le premier White Noise. De son côté, il me fait découvrir des dizaines de musiciens qui me sont inconnus, mais dont je reconnais l'inspiration et que je ne manquerai pas de partager avec vous dès que j'aurai le temps de me poser. Sa propre musique, à la fois minimale et riche en timbres iconoclastes, insuffle bonne humeur et effets humoristiques à mes sombres évocations et aux images noires de Nicolas Clauss. Nous nous retrouverons dans quelques semaines pour finaliser l'entreprise, mais les premiers enregistrements sont dores et déjà pleins de promesses. Sacha emporte les pistes séparées pour pouvoir essayer d'autres alliages avec les sonorités que je produis ou celles que Nicolas distille depuis son ordinateur. Je transforme en temps réel les sons synchrones des éléments projetés. À son tour, Sacha triture mon Tenori-on pendant que je le programme. Il lui reste à trouver quels petits jouets ajouter à nos élucubrations et à optimiser la mécanique infernale de son instrumentarium. Nicolas doit, quant à lui, développer Swira, Doll God, Money, Side Effects en s'inspirant de nos séances. Du printemps en perspective.

vendredi 20 février 2009

L'accord parfait ne peut être consonnant


Nous voilà trois ! Sacha Gattino a rejoint notre équipe de Somnambules pour jouer en direct sur les images que Nicolas Clauss projette en les tripatouillant sur grand écran. Sacha a fait peu de scène, même s'il a l'habitude d'accompagner les défilés du couturier Issey Miyaké ou des pièces de théâtre comme bientôt Chocolat, conférence-performance de Gérard Noiriel mise en scène par Jean-Yves Pénafiel.
Designer sonore à d'autres heures, il échantillonne des milliers de sons qu'il commande depuis son clavier et son ordinateur lorsqu'il ne joue pas du tambour à cordes ou de petits jouets incongrus. Ses rythmes simples et souvent humoristiques allègent ma gravité naturelle. Là où je puise mon inspiration dans les œuvres symphoniques, Sacha caressent les instruments des cinq continents, sans exclure de les torturer comme le font les amoureux des bonzaïs. Son élégance du timbre rivalise avec une franchise postale rare parmi les musiciens voyageurs.
Je n'avais pas rencontré pareille complicité depuis Un Drame Musical Instantané. Sacha Gattino est un autre généraliste collectionneur de spécialités locales. Il fait partie de ceux qui savent qu'il vaut mieux apprendre à se connaître avant de s'agiter. Nous avons passé les deux premiers jours à parler, parler encore. Entre bavards, on sait aussi la nécessité d'écouter pour continuer à alimenter son discours. Le troisième jour a débuté dans les épiceries chinoises de Belleville pour rassembler les provisions de bouche de la semaine. La gastronomie, la soif de découverte, l'irrépressible curiosité constituent le moteur de notre démarche, mais la question primordiale est celle de notre destination.
Nous glissons sur les rêves éveillés de Nicolas : un bar de province pas assez glauque pour camoufler l'odeur du bois ciré, le souvenir de ceux qui se sont entretués sans se connaître pour enrichir une bande de profiteurs, la dépression montrée comme un effet de bord du capitalisme, une superproduction champêtre en scope couleurs révélant ses OGM, des enfants qui dessinent ce monde cruel, une place publique au milieu de nulle part, des poupées qui dégringolent du ciel... Les aspects sombres et dramatiques de notre travail commencent à rejaillir sur le sourire de Sacha qui ne se départit pas de sa bonne humeur. Du matin tôt à tard le soir, nous composons chaque pièce en expérimentant des alliages inédits sans perdre de vue l'aspect spectaculaire de notre association. J'attends calmement chaque nouvelle séance avec impatience. Nicolas nous rejoindra dimanche pour faire toute la lumière.

samedi 14 février 2009

Buirette et Labarrière sur un Plateau


Buirette et Labarrière sont sur un Plateau, les deux filles se jettent à l'eau, qui est-ce qui reste au Plateau ? Le public enchanté par ces soli croisés où la chanson fait texte ou prétexte... L'une chante, l'autre pas, commente le programme. Mensonge ! Les voix s'entremêlent au rappel. On y songeait.
Hélène Labarrière interprète librement à la contrebasse solo des tubes de Vincent Scotto, Alain Goraguer, Georges Van Parys, Léo Ferré, Michel Berger et d'elle-même. L'archet laisse échapper sa colophane en saine poussière, les doigts pincent les cordes à l'ange, les morceaux rendent leur jus, la musicienne son eau. Pas l'ombre d'un flottement, mais une navigation hors-bord pour répertoire hexagonal qu'il est toujours du meilleur aloi de substituer aux standards américains du début du siècle dernier. Les murs de l'Atelier du Plateau fraîchement repeints en rouge sang sont éclaboussés par son hommage aux deux adolescents électrocutés pour avoir eu peur de la police. Les paroles tues portent la musique.
Après un court entr'acte, Michèle Buirette reprend le flambeau. Sur le feu, Prévert, Queneau et Nougaro qu'elle accompagne à l'accordéon. Les nouvelles chansons sont aussi de sa composition, mais elle en écrit maintenant les paroles. Île et elle me fait frissonner. La voix est mutine. Une petite histoire amusante annonce chaque chanson, comme un cadre souligne la perspective. Michèle a gagné en naturel, mettant le public dans sa poche pour le ressortir illico lors d'un chant à répondre comme pour un fest-noz. La colère succède à l'ironie, l'humour à la tendresse. L'enthousiasme des spectateurs la pousse à tester des chansons inédites, à peine terminées. En fin de programme, sa reprise me fait apprécier Syracuse pour la première fois de ma vie. J'entends tout. L'accordéoniste fait sonner les mots comme des objets en volume, elle souffle sur les braises, s'enflamme sans se brûler. La complicité des deux filles fait plaisir à voir.
Dans la salle, je reconnais des visages perdus de vue depuis dix ou vingt ans, parfois plus. Il y a aussi des jeunes qui découvrent des univers d'avant et d'avant avant, joués comme si c'était demain. La musique n'a pas d'âge. La chanson est éternelle.

mercredi 11 février 2009

Arve Henriksen survole la Norvège


Quitte à écouter de la musique planante autant qu’elle nous fasse voyager ! Cartography survole des paysages glacés où nulle trace humaine ne se voit du ciel. Pas d’histoire, juste de la géographie. Est-ce la saison ou le moment de la journée, comme entre chien et loup, qui donnent à ce disque l’impression d’éternité ? La carte est une partition. Pour préparer son vol, le trompettiste norvégien Arve Henriksen s’est entouré d’un équipage d’électroniciens qui savent traiter les instruments acoustiques comme des nuages imaginaires. Jan Bang échantillonne, Erik Honoré synthétise. La trompette d’Arve Henriksen vient s’accrocher comme une lune argentée, sonorité feutrée, soufflée, rappelant le son de Jon Hassell ou de Bernard Vitet lorsqu’il jouait sans embouchure. On croit entendre un shakuhachi, la flûte japonaise qui nous promène d’île en île, un archipel de morceaux où les voix brumeuses des sirènes attirent les voyageurs, mais aucun ne s’échoue. Sur deux d’entre eux, David Sylvian récite ses textes sans poser ses bagages. Il campe. L’album a beau avoir été enregistré en studio, toutes les scènes sont d’extérieur. Le plan devient le territoire. Pour une fois, l’abstraction floue de la pochette ECM colle au sujet comme une écume nordique, la mousse indiquant le nord. Il ne manque que les moustiques !

samedi 7 février 2009

Symphonique


Les masses orchestrales m'ont toujours attiré. Les grandes salles conviennent d'ailleurs mieux à mon travail que les clubs et les petits lieux. Question d'échelle. Être entouré, immergé. J'ai besoin de l'écran large et d'une palette haute en couleurs pour projeter les images que mon cerveau imagine. La musique de chambre ne me hante que la nuit ; de l'aube à minuit, je rêve en couleurs symphoniques. Émule d'Edgard Varèse et enfant des années 60, j'ai pallié à l'absence du nombre par l'amplification et la synthèse sonore. C'est de notre temps. L'orchestre symphonique est un bel outil du passé, et puisqu'il permet de jouer le répertoire classique autant l'utiliser aussi pour des pièces actuelles. J'aimerais réitérer les expériences que nous fîmes avec La Bourse et la vie, J'accuse, Contrefaçons ou La fosse. Dans l'alternative je me transforme en homme-orchestre. Pour l'amoureux de l'instant, être à la fois le compositeur, le chef et l'interprète est grisant. Je sens chaque pupitre au bout de mes doigts. Hier après-midi j'ai recommencé à enregistrer à fort volume sonore, musique de danse primitive, rituel contemporain et sauvage, les rythmes accéléraient celui de mon cœur. Je me suis arrêté avant de tourner de l'œil.
Je me calme en écoutant le coffret de trois CD de Salvatore Sciarrino qui rassemble des œuvres interprétées par l'Orchestre Symphonique de la RAI sous la baguette de Tito Ceccherini. Le compositeur joue d'effets si discrets qu'ils nécessitent un dispositif important pour que les sons parviennent jusqu'à nos oreilles. Je suis émerveillé par les couleurs inouïes que Sciarrino produit tout en reconnaissant ici et là des sonorités familières à ceux qui pratiquent l'improvisation depuis déjà un demi-siècle. Pas étonnant que ce Sicilien ait étudié les arts visuels avant de se consacrer à la musique en autodidacte ! Ce sont souvent mes préférés. Pourtant, comme chez Fausto Romitelli, c'est la maîtrise qui m'épate plus que l'invention. La musique de Sciarrino est élégante, elle se nourrit des petits bruits parasites des instruments de l'orchestre et des recherches instrumentales du XXe siècle tout en assumant l'héritage classique. Sa musique est à la fois reposante et stimulante. L'esprit y trouve son compte. Je suis la partition les yeux fermés.
Le coup de feu de I fuocchi oltre la ragione me fait sauter en l'air et me rappelle la coda de Crimes parfaits à sa création en 1981 par le grand orchestre du Drame. Bernard avait caché un fusil mitrailleur dans une valise à l'avant-scène. Au moment fatal, la lumière s'éteint, il sort l'instrument de sa boîte qui commence par s'enrayer, puis jaillissent dans le noir du théâtre les flammes d'une rafale.

vendredi 6 février 2009

Les cloches du Drame


Il y a vingt-six ans, Bernard Vitet construisait un clavier de cloches tubulaires pour le répertoire du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané. Il trouvait intéressant d'entretenir la résonance des cloches en les posant à plat tel un vibraphone plutôt que de les suspendre sur un portique comme dans les orchestres symphoniques. On peut l'entendre dans le disque Les bons contes font les bons amis, sur les pièces Ne pas être admiré, être cru et Révolutions. Durant quelques années nous l'avions prêté à Gérard Siracusa qui avait tenu un des deux pupitres de percussion. Je l'ai retrouvé chez Bernard où il encombrait son studio. J'ignore encore où je vais stocker l'imposante valise qui lui sert de caisse de résonance que l'on place sur des tréteaux pour en jouer. Les seize tubes en métal du la bémol au do sont posés sur du polystyrène qui à sa connaissance est le meilleur matériau pour cet usage, analogue à l'air contenu dans une caisse de violoncelle. On en joue par exemple avec des baguettes sur lesquelles on a collé des superballs entourées de mousse ou des mailloches dures et feutrées. Sur la photo de 1983 ci-dessous, la caisse en bois trapézoïdale, également façonnée par Bernard avec longue poignée élégante et roulettes, est à sa droite, le long de la paroi du monte-charges. Je ne suis pas très rassuré de voir mon camarade suspendu en l'air par un câble, accompagnant une partie de notre matériel dont les trompes qui font aussi partie de sa lutherie originale, des tubes en PVC avec entonnoirs en guise de pavillons.


Bernard a conçu de nombreux claviers accordés avec des objets très divers. Dans le parc en plein air de St Quentin-en-Yvelines il posa d'immenses lames de marimba au-dessus d'une fosse pour que les enfants en jouent en sautant dessus. Dans le cadre des Gémeaux à Sceaux, il a également été l'initiateur d'étonnantes parties de tennis-poêles (accordées) avec blackballs. Le proviseur qui l'avait engagé avec Françoise Achard fut l'objet d'innombrables plaintes du voisinage. Plus tard, lors de la création du Unit avec Michel Portal il inventa le clavier de poêles à frire que Bernard Lubat s'empressa d'imiter aussitôt. Pour l'opéra Histoire de loups de Georges Aperghis, il avait construit avec Bruno Schnebelin des claviers de limes de toutes tailles et des gongs réalisés à partir de panneaux de signalisation récupérés dans la rue ! J'aurais bien aimé installer le Dragon qui figurait dans les spectacles avec Françoise Achard et que Bernard enregistra pour son disque Mehr Licht !, mais mon propre studio n'y suffirait pas, tant en hauteur qu'en largeur ; c'est un balafon géant avec des résonateurs en résine de polyester (les moules étaient des ballons de football gonflés à la bonne taille) munis de membranes en plastique pour les timbres ; son mât est équipé d'un clavier de pot de fleurs et les haubans de différents métallophones. Les pots de terre pendent aujourd'hui dans les archives et je peux en jouer de temps en temps à condition de grimper sur une échelle...

jeudi 5 février 2009

Silence radio sur Lumpy Money


Je ne dis rien de Concertos, le dernier CD de Michael Mantler paru chez ECM, avec Bjarne Roupé, Bob Rockwell, Pedro Carneiro, Roswell Rudd, Majella Stockhausen, Nick Mason, le Kammerensemble Neue Musik Berlin dirigé par Roland Kluttig, et le compositeur à la trompette, parce que j'en parle dans le prochain numéro de Muziq. Pas un mot non plus de Songs for Robert Wyatt, cinquième tome de la série MW cosignée par le chanteur-compositeur et le peintre Jean-Michel Marchetti aux éditions Æncrages & Co (qui annoncent déjà pour le 7 mars un CD de 8 pistes dont une interview de Robert Wyatt, 80 chansons en version bilingue, 240 pages rassemblant les 5 volumes sur un papier évidemment moins luxe que les originaux dont le stock a disparu dans un terrible incendie !). Aujourd'hui l'ouvrage en linotypie à tirage limité tourne cette fois autour des paroles écrites par Alfreda Benge pour son compagnon. Donc pas un mot, puisque le rédacteur en chef de la revue bimestrielle n'apprécie pas que je déflore les articles dont je me fends dans ses colonnes. Cela se comprend, bien que ce ne sont pas forcément les mêmes lecteurs. Allez savoir !? Muziq est un magazine grand public qui traite d'artistes qui sortent aussi des sentiers battus.


Je me pose la question de la place échue à ce genre d'exercice. Avec 3000 signes, on peut conserver le style, avec 1500 on devient plus informatif et tous les articles finissent par se ressembler. Ce n'est pas tant la longueur que le formatage qui me préoccupe. Cela me plaît de continuer à rédiger des petites chroniques dans des publications papier, mais Internet me donne une liberté que je n'aurais nulle part, parce que rien n'est ici mesuré, si ce n'est la sacro-sainte trinité titre-image-texte à laquelle je me plie et la régularité de la gymnastique quotidienne. J'écris souvent d'un jet pour effectuer ensuite des corrections à l'instant de la mise en ligne. Entre les deux, il y a tout un travail d'écoute, de recherche de sources qui prend un temps fou. Il serait dommage de se priver des liens en hypertexte puisque l'édition électronique a des qualités que le papier ne possède pas encore. L'occasion fait le larron et rester cantonner à mon clavier m'inspire moins que d'aller me promener. Il faut que je bouge.


Je vous aurais bien parlé du dernier album publié par la famille Zappa, un triple CD intitulé Lumpy Money autour des albums remasterisés dans les années 80 de Lumpy Gravy et We're Only In It For The Money, mes disques fondateurs, mais c'est la même histoire. Frédéric Goaty aimerait bien que je fasse quelque chose dessus, alors motus et bouche cousue. Je soulève seulement un voile pour celles ou ceux qui seraient trop impatients de savoir ce que recèle ce triple disque, entendu que les héritiers de Frank Zappa n'en soufflent mot sur leur site où l'objet est vendu, exclusivement, pour la maudite somme de 50$ (69,51$ avec le port, soit environ 54 €). Le Disc One nous offre la version originale des Studios Capitol de Lumpy Gravy et un mix mono inédit de We're Only In It... réalisé par le maître. Pas de surprise avec le Disc Two puisque c'est presque la même chose que la réédition CD que les amateurs possèdent déjà, du moins je l'espère pour eux. Enfin, le Disc Three est une compilation de petits machins sous la houlette de la veuve Gail et de Joe Travers. En 29 index, l'Abnuceals Emuukha Electric Symphony Orchestra, des instrumentaux des Mothers of Invention, des petits bouts de texte, des blocs épars ayant servis ou pas à Zappa pour les deux disques originaux constituent cet "objet/projet audio-documentaire" accompagné de reproductions trop petites des pochettes originales (les textes des chansons et la distribution sont illisibles), mais doté d'un intéressant témoignage de David Fricke et de photos inédites. Pourtant rien ne vaudra jamais l'exemplaire 30 cm que je rapportai avec moi des USA en 1968 et qui, un après-midi de juillet à Cincinnati, décida de toute ma vie...

P.S. : Muzik ne paraissant plus, j'imagine qu'il y a prescription, voici donc l'article paru dans le numéro 22.

Frank Zappa
Lumpy Money (3 CD)
Zappa Records, dist. exclusive www.zappa.com

Il est des objets comme des rencontres qui changent le cours de notre vie. Le temps d’un claquement de doigts, doo wop, il y avait un avant et tout bascule à jamais. J’avais 15 ans à l’été 68 ; après avoir battu le pavé, seul avec ma petite sœur nous faisions le tour des États-Unis. À Cincinnati, Ohio, au lendemain d’une psychédélique Battle of the Bands, l’écoute fortuite de l’album des Mothers of Invention, We’re Only In It For The Money, transforma la chenille en papillon. Jamais aucune musique ne me sembla aussi hirsute, jamais paroles ne sonnèrent aussi critiques, jamais révolution ne me parut aussi certaine. La pochette pastichait le Sergent Pepper’s des Beatles à en faire grincer des dents, tout y était provocation, de l’humour le plus virulent à la sagesse la moins complaisante. Je n’appris pas seulement les chansons par cœur, mais aussi chaque accord symphonique, le moindre bruit électronique, jusqu’à la rayure stéréo du sillon si crédible que j’en arrachai le disque de la platine pour n’en écouter la fin que deux mois plus tard à Paris !
Mes cheveux n’avaient pas encore poussé que déjà Frank Zappa caricaturait les hippies de San Francisco et attaquait le gouvernement américain. La satire y est portée par des mélodies merveilleuses, le montage avec inserts de voix parlées et bruits bizarres constituant l’un des meilleurs documentaires jamais réalisés sur l’époque. J’aimerais extraire quelque citation, mais chaque ligne fait sens, chaque note est renversante.
À mon retour j’acquiers Lumpy Gravy, "phase 2 du précédent", un mélange de pop électrique, orchestre contemporain, dialogue déjanté, bande-son d’un film impossible.
À l’automne 69, j’enjamberai les barrières des coulisses du Festival d’Amougies pour abreuver de questions le compositeur, chroniqueur pince-sans-rire s’engageant contre l’hypocrisie des ligues de vertu, exhortant les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales, témoignant au Sénat et rêvant sérieusement de se présenter au poste suprême à la Maison Blanche ! Lumpy Money rassemble tout ce dont peut rêver un fan de Frank Zappa, les séances Capitol originales de Lumpy Gravy, le remix de 1984 avec introduction chorale tout aussi inédite, celui de We’re Only In It où Zappa remplace la section rythmique initiale par Scott Thunes et Chad Wackerman plus une version mono de 68, auxquels s’ajoutent un troisième CD de 29 surprises à déguster comme un assortiment de chocolats, de surprenantes photos (j’avais toujours cru que Jimi Hendrix était un personnage découpé du collage alors qu’il était venu faire un tour au studio ce jour-là), des notes de pochette passionnantes de David Fricke et Gail, la veuve qui veille sur l’œuvre depuis la mort de son auteur fin 1993… Les autres, si vous avez manqué ces deux albums absolument incontournables, tentez la grande mutation en les acquérant dans leur version originale, fidèle au mixage de 1968, quand le génial compositeur ne pouvait trouver nom de groupe plus exact que celui des Mothers of Invention.