Une nuit, sous le chapiteau du Festival d'Amougies qui nous servait de tente, j'ai eu le sentiment que mes goûts allaient changer de couleur. Avec sa trompinette Don Cherry sculptait les rythmes d'Ed Blackwell. Mu, first part et second part, à l'origine chez Byg réédité en CD sur le label Charly, remplit tout l'espace sonore, l'espace du rêve. Inutile de convoquer un dispositif important pour que les arbres se mettent à marcher, les immeubles à s'envoler. La musique de Don Cherry, emprunte de traditions et de modernité, dessine des courbes complexes que l'on suit avec une facilité déconcertante, comme si l'on pouvait voir les méandres de la pensée et se laisser voguer sur le flux. Plus tard j'achèterai une trompette de poche comme la sienne, pas comme celle que Bernard (Vitet) lui vendit, incrustée de fausses pierres précieuses, ayant appartenu à Josephine Baker, non, mais une trompette de poche tout de même, dont je continue à jouer de temps en temps. Don Cherry est à la trompette ce qu'Albert Ayler est au sax, un incendiaire, entendre par là un pompier volontaire, fasciné par le feu et l'eau.
Je regarde rarement les concerts filmés dans le noir, sur grand écran. Un téléviseur ou un ordinateur raccordé à la chaîne hi-fi me permet de continuer à travailler, en suivant l'image d'un œil distrait. Je suis justement tombé par hasard sur un concert au Studio 104 filmé en avril 1971 par Marc Pavaux et présenté par André Francis du temps de l'ORTF. Don Cherry s'est transformé en poly-instrumentiste, chantant, psalmodiant, jouant du piano, de la flûte, de la conque et évidemment de la trompette dans laquelle il souffle en gonflant les joues comme deux pommes trop rondes. Il est accompagné par le Sud-Africain Johnny Dyani à la contrebasse, aux percussions et qui chante aussi, et par le Turc Okay Temiz à la batterie et aux percussions. Pour cette suite Sound on Vision, Don Cherry s'inspire d'une Afrique multicolore, claquement des langues et grands espaces, incantations rituelles et ouverture vers le nouveau monde où est né le jazzman. Si tout ce qu'il touche est de l'or, le sorcier transforme le cuivre et l'acier en métal précieux. Je ne me lasserai jamais des intermèdes oniriques qu'il me procure. Loin de la syntaxe mélodique de mon acolyte du Drame, il incarne ce vers quoi j'aimerais tendre lorsque je souffle dans le moindre instrument, une énergie brute, faite de silences et de tensions, la rugosité des villes associée au sable et au vent, un je ne sais quoi qui me fait chercher mes mots.

P.S. : puisque j'étais dans la télé en musique, j'aurais dû signaler Nighting Eighties, 15 tubes des années 80 arrangés avec invention par Albin de la Simone et Sarah Murcia (respectivement au clavier et à la basse), interprétés par Élise Caron (trois chansons dont un formidable People are People de Depeche Mode), Brad Scott (Billie Jean épatant), Mark Tompkins (Purple Rain), Dave inattendu (Sweet Dreams), Krysle Warren, accompagnés avec beaucoup de zèle par le guitariste Gilles Coronado, le percussionniste Franck Vaillant, la violoniste Catherine Debroucker, le "trompettiste" Julien Rousseau... Le tout avait un lien de parenté évident avec le Robert Wyatt de l'ONJ, fantaisie délicate pleine de ferveur. Très bonne tenue générale, belle réalisation de Paul Ouazan. C'était hier soir jeudi sur Arte, mais l'émission peut se retrouver pendant les 7 jours qui viennent sur le site de la chaîne...