70 Musique - février 2010 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 17 février 2010

Pierre Boulez n'en démord pas


Sur une idée initiale du physicien Pierre-Gilles de Gennes et avec le soutien du sociologue Pierre Bourdieu et du biologiste Jacques Glowinski, le réalisateur Ramdane Issaad a filmé une série d'entretiens avec des membres illustres du Collège de France (Editions Montparnasse). Les quatre premiers DVD sont consacrés au généticien François Jacob, à la philologue Jacqueline de Romilly, à Pierre-Gilles de Gennes et à Pierre Boulez. Je n'ai regardé que celui consacré au compositeur et chef d'orchestre qui, en 53 minutes, évoque sa vie professionnelle selon le principe de la série, mais il ne peut aborder décemment son intimité qu'il protège derrière une pirouette sur l'absence de vie de famille. Quelques rares photographies illustrent les propos découpés en chapitres. C'est très sage, entendre un peu trop radiophonique à mon goût. Ce genre de documents audiovisuels manque cruellement d'une vision cinématographique pour me combler, même si c'est la loi du genre.
Malgré les questions insidieuses de Ramdane Issaad, Boulez ne fait que répéter son absence de perspectives en dehors de son propre chemin sacerdotal. Lorsque le réalisateur le titille sur le jazz, il laisse le compositeur critiquer l'aspect non définitif de l'improvisation, "basée sur des idées reçues, sur des idées transmises... des clichés", sans pointer que la même chose pourrait être avancée sur son sérialisme emprunté à Schönberg. Idem avec la musique électroacoustique taxée de bricolage et manque de rigueur alors qu'il laissa l'IRCAM s'enferrer avec la 4X. Il reproche le manque d'interprétation de cette musique enregistrée, mais on ne lui connaît pas de partitions qui laissent aussi peu de liberté aux interprètes. Le reste de l'entretien survole la création de l'IRCAM en 1968, l'influence de ses origines mathématiques, avec en coda la rencontre organisée avec Foucault, Barthes et Deleuze auquel il rend hommage pour son concept de temps strié et de temps lisse dans Mille plateaux.
Abordant un domaine musical dont je suis familier, j'ai eu certainement tort de commencer par le musicien officiel de la Vème République. Connaissant très mal leurs œuvres, écouter Jacob parler de génétique moléculaire, de Romilly de la Grèce antique ou de Gennes de l'invention de l'écran à quartz m'auraient laissé plus libre d'apprécier leur apport...

dimanche 14 février 2010

Les lapins envahissent Victoriaville


Une fois de plus, les lapins font la une, et non des moindres ! À l'occasion du 26ème Festival International de Musique Actuelle de Victoriaville, le FIMAV a choisi Nabaz'mob pour tout son matériel promotionnel (affiche, programme, brochure, site internet…). Je ne sais pas encore à qui l'on doit la superbe affiche, mais une de mes photos se retrouve déjà dans DownBeat, Wire, All About Jazz New York, Exclaim / Toronto, Rock-a-Rolla, Signal to Noise, MusicWorks, Improjazz, Point of Departure pour annoncer le programme du festival auquel j'ai préféré participer, entre tous, dans le passé. La programmation de Michel Levasseur a toujours été inventive et exceptionnelle. L'ambiance y était géniale, tous les bénévoles ne pensant qu'à faire vite et bien leur travail pour courir assister aux concerts. Le festival a souvent été marqué par la présence de John Zorn et de la scène musicale québecoise extrêmement vivace. Je me souviens avoir assisté seul avec mes deux camarades à une longue répétition solo de Cecil Taylor. Un Drame Musical Instantané était venu au Québec la première fois en 1987 pour accompagner un film muet et la seconde en 1990 avec Le K et Jeune fille qui tombe... tombe de Dino Buzzati, deux oratorios avec Daniel Laloux comme récitant. Vingt ans plus tard, je reviens sur le lieu de mes crimes, cette fois avec Antoine Schmitt, pour ouvrir le festival le 20 mai prochain au Cinéma Le Laurier. Nous y présenterons la création mondiale de Mascarade et la première canadienne de Nabaz'mob. Nous partageons l'affiche avec une ribambelle d'artistes plus excitants les uns que les autres : Bill Dixon «Tapestries for Small Orchestra», Catherine Jauniaux / Malcolm Goldstein / Barre Phillips, Lydia Lunch / Philippe Petit, Sam Shalabi «Land of Kush», Vialka, Aun & Michel Langevin, Carla Kihlstedt / Matthias Bossi / Shahzad Ismaily «Causing A Tiger», Jim Denley / Philippe Lauzier / Pierre-Yves Martel / Kim Myhr, Alexis Bellavance / Nicolas Bernier / Érick d’Orion «Bold», Les Filles électriques «La salle des pas perdus», Kim Myhr & Trondheim Jazz Orkester, Jacques Demierre / Urs Leimgruber «Six», Les Momies de Palerme, Éric Normand «Musique de batailles», Xavier Charles / Ivar Grydeland / Christian Wallumrod / Ingar Zach «Dans les arbres», René Lussier «7 Têtes», Anne-James Chaton / Andy Moor, Tanya Tagaq, Perlonex & Charlemagne Palestine... Mais avant de partir vers l'ouest, les lapins auront fait un saut dans l'autre sens, jusqu'au Festival de musique électronique et arts numériques Rokolektiv au Musée d'art contemporain de Bucarest dans l'ancien palais de Ceausescu !

samedi 13 février 2010

10 psaumes & une explosion de 6000 tonnes de TNT


Me reconnaissant parfois dans les personnages du film High Fidelity de Stephen Frears adapté du roman de Nick Hornby, mon propos n'est pas ici de classer mes disques par couleur de pochette pour réinitialiser mes choix ou initier de nouvelles pratiques d'écoute, mais je note, pour l'instant sans aucune arrière-pensée, que les deux disques reçus ce matin-là sont de la même couleur que ma boîte aux lettres, elle-même aussi orange que le mur qui l'abrite. La galette noire à paillettes immaculée du nouvel album de Massive Attack marque un avantage sur la banalité de celui de Charles Ives, le groupe de Bristol restant fidèle à ses graphismes épurés. Ce n'est pas le fort des disques de musique classique de sortir de l'ordinaire. Le boîtier du DVD de Massive Attack, Eleven Promos, était déjà transparent et sans motif apparent tandis que le gros coffret de 11 disques The singles collection 90/98, mon préféré parmi leur maigre discographie, est recouvert d'une encre thermosensible qui laisse nos empreintes digitales en blanc sur fond noir le temps que la température ambiante reprenne le dessus. Les notes de pochette de l'intégrale des Psaumes par le SWR Vokalensemble de Stuttgart dirigé par Marcus Creed sont par contre plus parlantes que les dessins intérieurs du disque trip-hop. Je me demande parfois à quoi riment les pages d'un livret si elles ne nous incitent pas à la contemplation ou simplement à l'envie d'y retourner. Les meilleurs livres ne sont-ils pas ceux vers lesquels nous revenons pour y piocher une phrase, un passage, un chapitre, voire les relire entièrement ? J'évalue ainsi une bande dessinée ou un bouquin de photographies à leur potentiel attractif. Retrouver chaque fois le désir de la découverte comme si c'était la première ! Aux extrémités du spectre de mes humeurs, les deux disques semblent posséder le même pouvoir. Les Psaumes me font planer sur un nuage de coton zen. Heligoland me file le peps dont j'ai besoin pour m'activer dans la maison. Rien d'extraordinaire. Un accompagnement. J'alterne plusieurs fois. D'un côté mon compositeur préféré dont l'invention dépasse toute velléité mystique, de l'autre un entrain de bon aloi sans aucune vague. Les 6000 tonnes restent dans la virtualité. Parfaits pour une après-midi de détente.

vendredi 5 février 2010

Epitaph, œuvre posthume de Charles Mingus pour un orchestre de 30 musiciens


Charles Mingus est l'un de mes compositeurs préférés, et certainement celui que je place en tête parmi les jazzmen, n'en déplaise à l'orthodoxie ellingtonienne. Je parle ici d'invention musicale, d'architecture, d'un monde à part, celui qu'il fait sien. Il fut le seul compositeur qu'Un Drame Musical Instantané se risqua à jouer pour un concert entier, faisant le pari fou d'adapter intégralement le sublime disque en grand orchestre Let My Children Hear Music pour notre trio (1 2 3) ! Les seuls autres exemples furent Henri Duparc, Hector Berlioz et John Cage, mais nous ne les jouâmes que le temps d'un unique morceau.
Découvrir une œuvre de Mingus de plus de deux heures pour un orchestre de 30 musiciens tient du miracle. Le contrebassiste l'avait intitulée Epitaph sachant qu'elle ne serait probablement pas jouée avant qu'on l'enterre. Il faudra même encore attendre dix ans après sa mort, qu'il appelait son illusion paranoïaque, pour l'entendre enfin. Si l'on en suit la genèse, une première tentative échoua lamentablement en 1962. À l'écoute des 18 mouvements de cette suite composée sur une très longue période qui se confond approximativement avec la vie même du musicien je ne peux m'empêcher de penser au Skies of America d'Ornette Coleman et surtout au père de la musique américaine, Charles Ives, mon compositeur de prédilection. Le début du concert au Lincoln Center de New York peut paraître un joyeux foutoir à qui ne connaît pas les expérimentations mingusiennes les plus échevelées, mais l'écriture est justement complexe et rassembler une pareille brochette de stars n'a pas dû être simple pour les répétitions. L'excellence des solistes n'en fait pas toujours les meilleurs musiciens de pupitre, mais la fougue est là, le souffle continue.
Appréciez la distribution égrainée comme un collier de perles précieuses : George Adams (sax ténor), Phil Bodner (hautbois, cor anglais, clarinette, sax ténor), John Handy (clarinet, saxophone alto), Dale Kleps (flute, contrabass clarinet), Michael Rabinowitz (bassoon, bass clarinet), Jerome Richardson (clarinette, alto saxophone), Roger Rosenberg (piccolo, flûte, clarinette, sax baryton), Gary Smulyan (clarinette, sax baryton), Bobby Watson (clarinette, flûte, sax soprano et alto)... Pour les trompettes : Randy Brecker, Wynton Marsalis, Lew Soloff, Jack Walrath, Joe Wilder, Snooky Young... Aux trombones : Eddie Bert, Sam Burtis, Urbie Green, David Taylor, Britt Woodman, Paul Faulise (basse) et au tuba, Don Butterfield. La section rythmique comprend Karl Berger (vibraphone, cloche), John Abercrombie (guitare), Sir Roland Hanna et John Hicks (piano), Reggie Johnson et Ed Schuller (contrebasse), Victor Lewis (batterie), Daniel Druckman (percussion) et, last but not least, Gunther Schuller dirige cet All Stars !
Si les pièces sont variées, elle reflètent bien la musique de Mingus, son assomption de l'histoire du jazz comme ses visées expérimentales, lointaines cousines de Stravinsky et Varèse. Schuller est le garant de l'unité et nombreux des hommes qui l'ont secondé sont là pour payer leur tribut à un musicien qui en a bavé des ronds de chapeau toute sa vie et a su innover jusqu'au bout. Ils raniment la flamme le temps d'un mémorable concert qui ne sera pas facile de reproduire. On regrette seulement qu'il manqua toujours aux compositeurs afro-américains les moyens nécessaires à leur épanouissement. Rares encore sont ceux à qui l'on commande une œuvre pour orchestre. La musique contemporaine gagnerait à noircir ses rangs comme à les féminiser. Les révolutions musicales passent aussi par des bouleversements sociaux indispensables. Il ne suffit pas d'élire un Noir à la Maison Blanche pour que l'Amérique s'affranchisse de sa ségrégation. Epitaph est une petite victoire. Il en faudra encore beaucoup d'autres pour changer le monde.
Enregistrée en 1989, l'œuvre n'est sortie que récemment en DVD et en CD. N'ayant encore reçu que le premier j'ai regardé le concert en attendant de fermer les yeux avec le CD...