70 Musique - août 2010 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 31 août 2010

Le Kronos décrit un arc-en-ciel en Asie Centrale


Pour la septième fois en trois jours j'écoute le nouveau CD du Kronos Quartet enregistré en compagnie de musiciens afghans et azéris. L'album financé par The Aga Khan Music Initiative in Central Asia est accompagné d'un DVD, sorte de making of et de catalogue pour la collection Music in Central Asia réunissant huit autres références qui me font envie. Rainbow, un de leurs meilleurs depuis longtemps, propose une pièce d'une demi-heure du compositeur Homayun Sakhi et cinq mélodies d'Azerbaïdjan arrangées par Alim Qasimov. La première est censée réfléchir la multitude de communautés afghanes avec les parties du Kronos arrangées par un habitué du quatuor, Stephen Prutsman, et la participation du compositeur lui-même au rubab, luth aux cordes sympathiques, Salar Nader au tabla, Abbos Kosimov au doyra et qayraq, d'autres percussions. Les morceaux suivants sont arrangés pour le Kronos par Jacob Garchik avec l'ensemble de Qasimov qui chante avec sa compagne Fargana Qasimova, accompagnés de Rafael Asgarov au balaban, une sorte de hautbois, Rauf Islamov au kamancha et Ali Asgar Mammadov au tar, deux instruments à cordes, Vugar Sharifzadeh au naghara, un tambour. Tous ces instruments sont présentés en images, textes et extraits sonores sur le DVD et sur le livret de 44 pages.
Pour ces deux rencontres les arrangeurs ont dû trouver un moyen de figer les improvisations des Azéris et d'interpréter les enregistrements de l'Afghan pour que le Kronos puisse s'y fondre. Les musiciens traditionnels se mêlent merveilleusement aux partitions écrites du quatuor américain parfois tenté par un jeu plus ouvert. Le résultat, d'une incroyable unité, nous entraîne dans des contrées que l'on souhaiterait libérées de la colonisation déguisée des profiteurs belliqueux. Le changement de repères nous fait chavirer, un peu comme hier matin lorsque je montrais à Sonia le film Les saisons de Pelechian avec les hommes dévalant les pentes entraînés par les immenses meules qu'ils tirent derrière eux ou faisant traverser leurs moutons à gué et à cheval au milieu des flots bouillonnants. À l'art du montage cinématographique de l'Arménien, j'oppose la fluidité et l'évidence de la musique, deux formes d'art que je tente de réunir dans mon propre travail. En me fixant des modèles inaccessibles, je peux me laisser inspirer sans risquer de les suivre !
Sur le site de l'éditeur Smithsonian Folkways, on peut avoir un avant-goût de chacun des neuf double albums en regardant gratuitement les making of mis en ligne. Tandis que je rédige ces notes, je ne peux m'empêcher de commander ceux d'Homayu Sakhi, des Qasimov et les rencontres sur les traces de Babur, trois volumes de la collection. Ces musiques m'insufflent une énergie hors du commun telle que les musiques traditionnelles savent transmettre, du jazz le plus hirsute au tango intello de Piazzolla, des tambours africains aux rythmes tziganes des parias reconduits à la frontière par une bande de bandits incultes.
Si vous préférez le Kronos Quartet et que vous voulez les soutenir ou vous faire un petit plaisir, sur la page Give de leur site vous pouvez vous faire une idée de ce qu'il vous en coûtera, donations pures ou jusqu'à 149$ des enregistrements inédits, jusqu'à 499$ un CD avec autographe, 2499$ assister à un concert privé, 4999$ une répétition, 9999$ un dîner, 24999$ David Harrington en DJ chez vous, 49999$ avec concert du quatuor... C'est donné ? Je traduis peut-être mal le Give du titre...

lundi 30 août 2010

Établissement d'un ciel d'alternance, poème symphonique en duo avec Michel Houellebecq


Hier j'ai commandé La carte et le territoire. On murmure que c'est le meilleur ouvrage de Michel Houellebecq depuis Extension du domaine de la lutte, le roman de lui que je préfère, et sa période poétique d'où sont issus les textes de notre CD.
Pour Établissement d'un ciel d'alternance, Michel souhaitait une production indépendante qui nous laisserait libres de faire exactement ce que nous voulions, sans les pressions du monde de l'édition. Créé pour le 10ème anniversaire des Inrockuptibles à la Fondation Cartier, notre duo a été enregistré le 9 novembre 1996 en une seule prise, sans coupure ni mixage postérieur.
Dans le livret du CD, Michel a écrit :
"Ceux qui étaient là lors de ce concert auront donc assisté à quelque chose d'assez rare dans ma vie : une collaboration avec un musicien, réussie".
La page manuscrite ne dépare pas le cousu main graphique d'Étienne Auger. Seule la presse musicale a relaté la sortie de notre album (1 2 3). L'indépendance est un luxe. L'objet au format allongé est superbe, jamais Michel n'a été aussi bon dans sa diction, voix chaude et généreuse, parfaite adéquation avec la musique que je joue en temps réel pendant qu'il slame. On nous a reproché le terme comme s'il était réservé aux alexandrins des rappeurs. Michel a un flow unique, une sobriété qui fait passer toutes les intentions et ouvre la porte aux interprétations de l'auditeur.


Sorti en 2007 sur mon label GRRR (dist. Orkhêstra), on peut écouter un extrait d'Établissement d'un ciel d'alternance sur le site des Disques GRRR.
J'ai raconté l'histoire de notre collaboration, pourquoi j'ai attendu dix ans avant de sortir le disque, d'autant que c'était le deuxième que nous faisions ensemble. Le premier ne correspondait pas à nos attentes. D'où la nécessité de cet album, cinématographique, minimal, résolument moderne pour le son ; renversé, glauque, nocturne pour l'image.

dimanche 29 août 2010

Wyclef Jean proteste en chantant


Fan du musicien depuis ses débuts en solo, j'ai cherché sur le Net la protest song que Wyclef Jean vient de composer pour critiquer son éviction de la course à la présidence en Haïti. Prizon pou K.E.P.A. renvoie au Conseil Electoral Provisoire. Les paroles créoles disent : "Je conteste, je ne suis pas d'accord, je conteste, je vais au tribunal pour contester. Le président Préval m'a jeté en dehors de la course... Je sais que tu as toutes le cartes en mains (...) J’ai voté pour que tu sois président en 2006, pourquoi rejettes-tu aujourd’hui ma candidature ? (...) Ce n’est pas Wyclef que tu as exclu, c’est la jeunesse, la population, les paysans...". J'ignore s'il saurait ou aurait su diriger le pays, mais il est certain qu'il a toujours montré une très grande générosité du temps de ses concerts (il y a dix ans j'ai eu la chance d'assister à un marathon époustouflant à l'Élysée Montmartre) comme plus tard quand sa notoriété lui permit de créer sa fondation ou après le séisme en ce début d'année.
Aujourd'hui les hommes et les femmes aux commandes des États sont plus souvent des gens de spectacle adeptes du storytelling que des gestionnaires ou des capitaines, les économistes tirant les ficelles depuis l'ombre. La corruption des professionnels formés à la politique et dont la charge se passe quasiment de père en fils ne laisse-t-elle pas supposer qu'un véritable artiste peut aussi bien faire l'affaire ? Les exemples sont nombreux. Les bons acteurs ne sont pas pires que les mauvais quand il s'agit de jouer les marionnettes. Dans notre société du spectacle, je préfère que le chanteur qui dirige le pays ait un véritable talent musical plutôt que des prétentions à jouer du saxophone, du piano ou de l'accordéon ! Les chansons ont souvent accompagné les mouvements révolutionnaires, alors si on raconte toujours qu'en France tout finit en chansons, on aurait pu rêver qu'en Haïti c'eut pu commencer en rappant...
En 1999 lors de ma visite à Louth, Robert Wyatt me signale la chanson Gone Till November de Wyclef Jean comme un petit trésor méconnu qu'il a entendu à la radio. Si les Fugees (pour Re'fugees) avaient été n°1 du Top 50, personne en France ne s'intéresse alors au premier album solo du rappeur, The Carnival, chef d'œuvre absolu digne de figurer parmi les meilleurs albums jamais produits tous genres confondus. Wyclef Jean mêle le flow du rap au reggae et à de sublimes mélodies dans de savants arrangements tout en réalisant des petits scénarios sonores très cinématographiques avec une utilisation merveilleuse des divers accents de l'immigration nord-américaine. Dans ses textes, le rappeur haïtien qui vit à New York depuis l'âge de 9 ans évite le gangsta rap des frimeurs qui se vantent d'avoir tué deux cents personnes avec une seule balle, préférant fustiger les mines anti-personnel (New Day, très beau duo avec Bono de U2). Après un remarquable The Ecleftic: 2 Sides II a Book toujours aussi entouré d'une ribambelle d'invités prestigieux, ses albums Masquerade et The Preecher's Son n'auront pas cette intensité, mais Wyclef Jean (prononcer ouaïcleffe et Jean comme en français) retrouve son authenticité haïtienne avec les trois derniers Welcome to Haiti: Creole 101, Carnival Vol. II: Memoirs of an Immigrant et Toussaint St. Jean: From the Hut, To the Projects, To the Mansion où il chante le plus souvent en créole. En Haïti, cette langue possède une base lexicale française avec des influences africaines fon, éwé, kikongo, yoruba et igbo, qui nous permet de la deviner, à défaut de la comprendre, mieux que les anglophones !
Sur le blog de Wyclef Jean, les commentaires produisent de passionnants débats. Il avait déjà chanté "Si j'étais président, je serais élu le vendredi, assassiné le samedi et enterré le dimanche." Le président Préval lui aurait donc sauvé la vie ! Quoi qu'il en soit de son avenir politique, un homme qui honore le journaliste Jean Dominique ou rappelle un autre assassinat, celui d'Amadou Diallo à New York, et qui se réfère à Toussaint L'Ouverture, premier leader noir à avoir vaincu les forces d'un empire colonial européen dans son propre pays, ne peut a priori qu'avoir toute ma sympathie !

dimanche 15 août 2010

The Rest is Noise, une démarche américaine


Arrivé au bout des 750 pages du best seller d'Alex Ross sur l'histoire de la musique au XXe siècle, je ne suis pas aussi emballé qu'en en commençant la lecture.
L'essai est passionnant, mais il nécessite d'y ajouter quelques bémols, à commencer par le choix de ne pas en traduire le titre. Attention, le texte abonde en faux amis, au propre comme au figuré. Avec The Rest is Noise, Ross renverse les derniers mots d'Hamlet ("le reste est silence") pour signifier que tout le reste n'est que du bruit, assimilant le silence au bruit, clin d'œil à la pièce 4'33" de John Cage, emblématique de l'art conceptuel et de la musique contemporaine. Le "rest" anglo-saxon est aussi une pause en langage musical, mais il y en a peu dans ce texte au demeurant plein d'anecdotes croustillantes, de perspectives historiques et de courtes analyses musicales. Il reste (en français dans le texte !) peu de place pour le silence et la réflexion. Le titre apparaît alors comme un élément de marketing sans réel rapport avec le contenu du livre.
Alex Ross survole en effet son sujet sans savoir en tirer de réelle leçon, tant historique qu'analytique, trop enclin à vouloir revaloriser la musique américaine face à l'hégémonie allemande, à confondre les ravages du nazisme avec ceux du stalinisme par un anti-communisme primaire, oubliant complètement l'école française du début du siècle (Debussy, Ravel, Satie, etc.) et privilégiant des compositeurs comme Stravinsky, Sibelius ou Copland au détriment de Ives ou Varèse. L'ensemble prétend "parler de la musique classique comme si elle était universellement populaire, et de la musique populaire comme si elle accédait enfin à l'intemporalité de ce qui est classique". Or ce dernier mouvement est hélas bâclé, son survol rapide ne permettant pas de comprendre sérieusement ce qui lie les unes aux autres, ce qu'elles se doivent mutuellement. Faisant également l'impasse sur l'influence des musiques traditionnelles sur celles-ci, son approche finit par se révéler fondamentalement bourgeoise, centralisatrice et colonialiste car coupée des racines profondes qui leur ont permis de se développer. Manifestation typique de l'industrie culturelle américaine, il offre néanmoins un point de vue intéressant sur comment est perçue l'Histoire de la musique depuis le centre du Monde !
Si l'on ne prend donc pas l'essai pour une Histoire de la musique au XXe siècle, sa lecture peut apporter maintes informations amusantes ou dramatiques sur tel ou tel compositeur, surtout s'il émigra un temps outre Atlantique. Alors que la judaïcité de nombre d'entre eux est connue, Ross se conforte d'une homosexualité courante parmi les compositeurs du XXe siècle sans qu'il sache tirer parti de ce coming out forcé. De même les engagements politiques largement évoqués apparaissent confus. On flotte la plupart du temps en surface, sauf pour Britten dont l'étude est la plus poussée.
La démarche est intéressante, mais elle n'est que le prologue d'un travail à réaliser. Le journaliste ne comprend pas les motivations profondes qui animent les compositeurs pas plus qu'il ne sait analyser la relation étroite des différents courants artistiques en butte aux épreuves de l'Histoire. À trop chercher à défendre ses inclinations personnelles il passe à côté de la découverte des diamants noirs qui jalonnent le XXe siècle. Sa "modernité" en devient réformiste et son "écoute" gentillette. De l'astucieuse "orientation discographique et bibliographique" au Blog et au site Internet où l'on peut picorer des extraits des œuvres évoquées, on sent l'opération marketée plus qu'une recherche philosophique qui permettrait de comprendre la diversité des approches musicales des dernières décennies. Le chapitre consacré au reste de la planète et l'épilogue ne suffisent pas à cacher que le livre d'Alex Ross obéit à la banale et insupportable démarche américaine qui consiste à prendre la culture de son pays pour l'étalon universel. Les pages sur les musiques actuelles souffrent ainsi d'une méconnaissance des différents courants et processus à l'œuvre. The Rest is Noise (Ed. Actes Sud) est un livre plein d'informations, qu'il faut prendre avec des pincettes dès que l'on s'écarte du domaine musical et qui manque fondamentalement d'un point de vue sur ce qu'est la création.

dimanche 1 août 2010

Les œufs de serpent s'envolent


Rien à faire. La fatigue me brûle les yeux devant les pages de The Rest is Noise. C'est trop tôt. Rien à raconter. L'année du coup d'état des colonels, mes parents m'avaient rapporté un komboloï, l'amuse-doigts des Grecs. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Dans une rue d'Athènes la police les avait pris à parti. Je cherche le calme en scrutant le jardin où peint Annie. Contrairement à mes boules de Qi Gong, les Bao-Ding anti-stress, qui tintent comme un hochet, mais qu'il ne faut pas laisser se toucher, je jette en l'air ma paire d'œufs de serpent pour produire des sons inouïs, entre la cymbalisation de la cigale et la fermeture éclair en nylon. Dans leur chute les pierres magnétiques se frôlent en se rapprochant l'une de l'autre, produisant un étonnant son strident. Je pense à autre chose... Pour un dimanche, ça ira.