70 Musique - septembre 2010 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 27 septembre 2010

Un trésor derrière le divan


Bien que je n'ai jamais souhaité remplacer mes vinyles par leurs versions CD, je m'aperçois que je n'en fais plus très souvent tourner sur la platine. Leur poids et leur taille les avaient relégués au rang le plus bas de mes étagères et il y a quelques années nous avons adossé un canapé devant eux. Il suffit de le pousser avec le genou et de se baisser pour lire les tranches. C'est rangé serré. Conclusion : j'écoute moins de musique classique, car les interprétations que je possède dans ce format sont de référence, du moins les miennes. Bruno Walter, Arturo Toscanini, Pierre Boulez, des incunables de Charles Ives, Arnold Schönberg, Erik Satie, Enrique Granados, Hector Berlioz, etc. Les bruits de surface qui crépitent à côté de l'âtre ne me gênent pas tant. La durée d'une face de 33 tours est parfaite. Vingt, vingt-cinq minutes. Elle m'oblige à faire une pause, réactualisant mon acuité auditive. La même qu'exécutait l'orchestre entre deux mouvements quand j'allais au concert, a fortiori entre deux œuvres. Le flux continu délivré par iTunes ratiboise l'attention et le sens critique, sans parler du mp3 qui dissout "ce qui n'est pas important" dans le son, les détails. Autant dire qu'écouter de la musique classique dans ce format équivaut à s'enfiler des boules Quiès dans les oreilles, quelques informations arrivant tout de même à passer. Je n'ai pas remplacé non plus ma collection de musique expérimentale, un enchaînement de collectors qui s'étale de A à Z. Scat, précédente âme de ces lieux, a fait ses griffes sur les pochettes des disques pop de mon adolescence, là j'ai presque tout racheter en CD, espérant parfois changer d'angle dans la redécouverte d'un Zappa ou d'un Hendrix. Mais les remasterisations décapantes apportent moins d'émotion que les craquements qui ne sont en définitive que l'enregistrement du temps passé avec ces galettes. Chaque poc est une inscription que j'ai laissée un soir ou un matin dans le creux du sillon. Sa spirale m'entraîne dans un voyage qui dépasse les intentions des compositeurs, des interprètes et des manufacturiers. Les neuf cent cinquante centimètres carrés de la pochette donnent à l'objet son sens graphique et les notes au verso permettent de les lire sans se crever les yeux. Il ne faut pas non plus exagérer. L'enregistrement CD d'un vieux Beatles ou d'un Sun Ra ravive autant la mémoire qu'une vieille cire. J'ai rangé les 78 tours au deuxième étage avec le gramophone à manivelle. Le support importe peu, c'est la musique qui fait vibrer mes neurones en sympathie et dresser les poils sur les bras. Je n'ai rien contre une puce que l'on fera glisser devant son smartphone pour déclencher des orages symphoniques dans ses haut-parleurs, mais je reste attaché à l'objet, peu importe sa taille, sa forme et même sa matérialisation tant que je peux en jouir allongé sur le divan. Les producteurs de disques ne sont pas les seuls à avoir des problèmes de stockage. Dans une moindre mesure ! Tout reste toujours à inventer. Pendant ce temps, la musique traverse les âges...

jeudi 16 septembre 2010

Steve Reich se répète


Tout nouvel album de Steve Reich provoque une attente dans l'espoir d'ajouter un chef d'œuvre à la liste des disques dont on ne se lasse jamais malgré l'usure du temps. Chacun a ses préférences, mais Different Trains, dont l'enregistrement de voix parlées fournit la trame mélodique au quatuor à cordes, me semble ne pouvoir qu'entraîner tous les suffrages quand It's Gonna Rain ravira les amateurs d'expérimentations corrosives ; la vidéo de Three Tales conviendra mieux aux fans d'opéra multimédia et Drumming, Desert Music ou Music for 18 musicians restent de grands classiques... Quoi qu'il en soit, tout son catalogue produit la même excitation, le même vertige enthousiaste, même si le compositeur new-yorkais répète éternellement la formule des canons en unissons qu'il a découverte dès 1965 avec ses pièces pour bande magnétique. J'ai eu la chance de les entendre à la fin des années 60 et d'assister à la création française de Four Organs et Phase Patterns ; depuis, je n'ai cessé de m'intéresser à son travail de physicien du son, capable de faire entendre quatre mélodies enchevêtrées à partir de deux monodies par le seul pouvoir des harmoniques. S'inspirant grandement du gamelan, Steve Reich a su s'affranchir du sérialisme en revenant à une écriture tonale inventive qui laisse loin derrière lui les autres tenants de ce que les Américains appellent le minimalisme et que nous avions l'habitude d'appeler en Europe la musique répétitive.
Hélas, depuis 1995 je n'ai pas ressenti l'émotion que me procurent ses anciennes pièces. Double Sextet interprété par eight blackbird et qui lui vaut le Prix Pulitzer ni 2x5 par Bang on a Can ne m'emballent outre mesure. Steve Reich est tenté d'introduire des instruments populaires à son instrumentation, mais il n'en tire pas la substantifique moelle. Comme l'échantillonneur de City Life ne rendait pas la dimension de la ville, les guitares électriques, la basse et la batterie de 2x5 n'arrivent à produire l'électricité du rock. Le sextuor classique d'eight blackbird composé d'une flûte, une clarinette, un violon, un violoncelle, un vibraphone et un piano, génère des effets plus originaux avec d'intéressantes cassures de rythme. Comme pour Different Trains, Reich a recours à l'artifice du playback, chaque ensemble dialoguant avec lui-même pour permettre au compositeur de jouer de ses effets de déphasage dont il a le secret, mais il avoue préférer pour l'avenir des versions où tous les instrumentistes seront en direct, portant à douze et dix les effectifs.
Ces bémols ne m'empêchent pas de remettre sur la platine l'album publié encore cette fois sur Nonesuch pour constater que la deuxième écoute de Double Sextet me transporte sur un petit nuage...

jeudi 2 septembre 2010

Shut Up and Dance


Après avoir embrassé les amis, j'ai pédalé comme un dératé pour grimper la côte de Belleville aux Lilas. À l'avant de mon Brompton reposait le nouvel album de l'Orchestre National de Jazz, double galette composée par le batteur John Hollenbeck, que j'étais trop impatient de glisser dans la platine du salon. Françoise dormait déjà. J'ai ouvert les volets, décellophané l'objet et la bile noire s'est envolée comme un nuage remonte du fond de la vallée pour aller s'évanouir de l'autre côté des cîmes. Chaque pièce est écrite en hommage à l'un des dix musiciens de l'orchestre, dix petits concertos inventifs et variés plus un morceau où tous frappent le sol de tubes en plastique accordés. Shut Up and Dance est le deuxième album de l'ONJ après celui autour de Robert Wyatt. Shut Up, ça vous en bouche un coin, and Dance, parce que l'ambiance est joyeuse, une sacrée marmaille réunie par Daniel Yvinec qui rejoint doucement mais sûrement son projet initial après un an et demi d'activité.


N'ayant pas l'intention de chroniquer le disque si tôt, je pensais faire un billet court pour évoquer la soirée de lancement du catalogue Bee Jazz de la rentrée en me servant du duo d'Ève Risser et Antonin-Tri Hoang comme alibi. J'aurais raconté qu'ils avaient joué King Korn, un morceau écrit en 1962 par Carla Bley pour son mari Paul, avec une fougue juvénile à redonner des couleurs à la meute des journalistes dont il était évident que peu avaient pris de vacances. Antonin soufflait dans son alto en oscillant de gauche à droite et de droite à gauche comme lorsqu'il était bébé et faisait des incantations exotiques avec le même mouvement de balancier vaudou. Ève pense jouer mâle quand elle frappe les touches du piano alors que sa fantaisie féminine est aiguisée comme un couteau de cuisine. Leur duo sentait fort le grand singe courant au milieu des épis, mais ce n'était que le fantasme d'une autre jeune femme avec une frange blonde lui cachant les yeux et qui cette année en avait déjà 72.
Quelques heures plus tard, alors que j'aurais dû aller me coucher vu l'horaire de mon avion ce matin aux aurores, j'écoutais le second disque en comprenant qu'il me faudrait plus d'une écoute pour en faire le tour. Le tremblé Shaking Peace dédié à Ève ou le "videogameplayed" Praya Dance dédié à Joce Mienniel sont probablement mes préférés. Dès que le style est innommable, je retrouve mes petits. La fraîcheur des compositions fonctionne parfaitement avec l'entrain des jeunes musiciens. Composer pour des individus plutôt que pour des pupitres est gratifiant pour tout le monde. L'ensemble me fait penser à une boule à facettes fixé à un nuage un jour où la brise est légère. J'y repenserai en m'endormant.