70 Musique - novembre 2010 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 26 novembre 2010

Le condamné à mort


Adolescent en pleine révolution, j'avais entendu Le condamné à mort de Jean Genet dit par Mouloudji sur des structures sonores d'André Almuro. Trois ans plus tard, en 1971, la version mise en musique par Hélène Martin et interprétée par Marc Ogeret me sidère comme Un chant d'amour, le seul film, muet, que Genet tourna en 1950. Les mots crus de la chair lacèrent la musique des vers. C'est si beau que je n'arrive pas à être choqué. L'homosexualité pour laquelle je n'ai que peu d'inclination me permettrait-elle de saisir l'érotisme du texte plus qu'aucun autre poème inspiré à un homme par une femme ? Étranger à la problématique de ces garçons sauvages, ne pouvant m'identifier, j'entends chaque mot pour ce qu'il est, un chant d'amour. Jusqu'à ce que je lise le livret de la nouvelle version qui vient de sortir en CD avec Jeanne Moreau et Étienne Daho, j'ignorais que c'était le texte du Condamné à mort qui avait fait sortir son auteur de l'anonymat carcéral et l'avait sauvé du bagne.
En 1942, Jean Cocteau, qui est tombé sur l'un des rares exemplaires du poème que le voleur rédigea dans sa cellule de Fresnes, plaide à la barre de la cour d'assises en l'évoquant comme « le plus grand écrivain de l'époque moderne ». Dans son Journal, le 6 février 1943, il écrit : « Parfois il arrive un miracle. Par exemple "Le condamné à mort" de Jean Genet. Je crois qu'il n'en existe que quatre exemplaires. Il a déchiré le reste. Ce long poème est une splendeur. Jean Genet sort de Fresnes. Poème érotique à la gloire de Maurice Pilorge, assassin de vingt ans, exécuté le 12 mars 1939 à Saint-Brieuc. L'érotisme de Genet ne choque jamais. Son obscénité n'est jamais obscène. Un grand mouvement magnifique domine tout. La prose qui termine est courte, insolente, hautaine. Style parfait. »
La voix magnifique de Jeanne Moreau va au-delà des mots. Elle dit le texte tandis qu'Étienne Daho s'approprie les parties chantées. Même si j'aurais imaginé une interprétation plus moderne, moins affectée, il s'en sort correctement et son essoufflement nous amène à l'échafaud. Le disque tourne en boucle sur la platine tant les mélodies d'Hélène Martin collent aux vers sublimes du poète qui accompagnera plus tard, d'autres chants d'amour, les Black Panthers et les Palestiniens, tous condamnés dont la révolte est nécessaire.

jeudi 25 novembre 2010

Bon son de bon sens


Hier matin, discutant au téléphone avec Sacha Gattino, je suggérai de monter une agence de conseil en design sonore, généraliste. Entendre par là qu'il existe un potentiel considérable en ce domaine, tant d'entreprises produisant du son sans s'interroger sur une amélioration possible des conditions de travail, de consommation ou de création. Il y aurait tellement de lieux d'intervention qu'une armée de designers aurait de quoi travailler jusqu'à ce que mort s'en suive. Il ne s'agirait pas forcément d'intervenir matériellement, mais dans un premier temps de se pencher sur la question, occultée, méconnue, inexistante, alors que toute production sonore mériterait de la poser. Si le bon sens du système D ne suffit pas, des frais supplémentaires pourraient donner de l'ouvrage à maints corps de métier en rendant la vie franchement plus supportable, voire agréable à tous les usagers.
Neuf productions artistiques sur dix pâtissent d'avoir escamoté la question. Je souffre au cinéma où les dialogues, les bruitages utiles et le sirop musical illustratif envahissent l'espace sonore, au théâtre dont les haut-parleurs diffusent parfois une ambiance artificielle où l'on entend plus le matériel que ce qui est diffusé, dans les lieux publics où le vacarme urbain n'a rien à envier aux ambiances musicales censées couvrir le bruit des voix et aux décibels des magasins pour jeunes, je souffre dans la ville où rien n'est pensé pour les oreilles à de très rares exceptions près, je souffre que tout le monde s'en fiche pour avoir culturellement assimilé le son comme la cinquième roue du carrosse, un truc genre post-prod dans le meilleur des cas... La fréquence, le rythme, la couleur, l'harmonie, le renforcement d'un caractère, la douceur d'une détente, l'appel, l'alarme, l'illusion sonore pourraient changer nos vies.
Rêvons d'avoir à jouer le rôle de sound doctor comme il existe de plus en plus de script doctors. Et comme le rappelait Sacha, commençons par le silence.

Illustration : Moiré, œuvre interactive de Frédéric Durieu mise en musique par Jean-Jacques Birgé (1997-2001)

mardi 23 novembre 2010

Un homme-orchestre entre les tables


Mon goût pour l'orchestre plutôt que pour des musiciens isolés m'a très tôt orienté vers des instruments qui puissent remplir tout l'espace sonore et vers la composition. Passer de l'orgue électrique, un Farfisa Professional, au synthétiseur, l'ARP 2600, ne m'empêcha jamais de jouer simultanément d'instruments à vent, cordes ou percussion, avec la bouche, le nez ou les pieds ! Si j'adorais, enfant, regarder l'homme-orchestre arpenter les grands boulevards, j'en appréciais l'aspect mobile autant que la palette de timbres et son chaos organisé.
Mon instrumentation était hélas trop encombrante pour me mouvoir sur scène et, pis encore, m'en échapper. Sans compter un plan de vol très chargé, le fil électrique à la patte qui s'étalait sur mes tréteaux comme une toile d'araignée m'emprisonnait, me transformant en homme-tronc. Le trait d'union scénique de l'orchestre au tronc nourrit son homme, contrairement au disque obole, mais ne résout pas la question de la balade. Malgré mon horreur de la musique pendant les repas j'aurais aimé jouer de table en table comme un violoniste tzigane, dans l'intimité des unes, la confidence des autres, dédiant chaque morceau à telle ou tel convive, sans risquer de reconduction à la frontière. Malheureusement, l'ambiance snob des lieux de jazz aujourd'hui peu propices à des débordements d'humanité, probablement due à une hiérarchie pyramidale et à la concurrence privilégiant les egos à une générosité du partage, toute tentative de casser le rituel en faisant descendre les artistes dans l'arène semble vouée à l'échec. Mes velléités spontex, entendre ici spontanéistes, terme dont nous affublions les maoïstes en leur temps, ont forcément rarement porté leurs fruits ! Il n'est pas question de penser que c'est cuit, car l'enjeu d'être cru reste l'apanage des poètes.
Je m'équipai néanmoins d'un dispositif électro-acoustique simple et mobile m'offrant la joie de jouer du Tenori-on, instrument japonais sur piles produisant son et lumière en me promenant parmi la foule. Ayant glissé deux aimants sous ma chemise pour percher mes haut-parleurs sur chacune de mes épaules, j'entends la musique plein pot (l'ORL visité le mois dernier attestera pourtant que je ne suis pas sourd) pour y avoir simplement branché le synthétiseur-échantillonneur-séquenceur lumineux que je tiens des deux mains en l'actionnant avec les pouces et, si besoin, les autres doigts. Mes timbres comprennent les sons d'usine, mais également des voix d'Elsa et des percussions de ma fabrication. J'en suis si content que j'esquisse même quelques pas de danse. On aura tout vu, mais pas tout entendu.

vendredi 12 novembre 2010

Déjà 35 heures inédites


Impossible de m'arrêter de numériser à tour de bras depuis que j'ai mis l'oreille dans les archives. Je retrouve quantité d'œuvres dont je n'avais plus aucun souvenir. Il faut parfois que je reconnaisse mes camarades et mes tourneries pour croire ce que j'entends. Les disques et les spectacles ont occulté tout ce que nous n'avions pas édité.
Il était moins une car une partie des bandes lisses se désagrège, déposant une couche collante sur les têtes du magnétophone. S'en suivent hoquets et ralentis. Cinq cotons-tiges imbibés d'alcool sont nécessaires pour décoller la bouillie marron. Certaines ont mieux résisté au temps que d'autres, mais j'arrive à sauver presque tout.
La mise en ligne prochaine de mon site rénové (sur la capture-écran encore à l'état d'ébauche) a généré cette immersion dans mon passé et celui d'Un Drame Musical Instantané. Sous la trentaine d'albums produits depuis 1975, l'iceberg a déjà fait remonté 35 heures d'inédits sans que je ne me sois encore attaqué aux concerts, ni aux musiques de film, aux expositions, encore moins à tout ce qui touche au multimédia. À côté des disques collectifs auxquels nous avons contribué un peu partout sur la planète et que je compile, j'ai exhumé 24 heures d'inédits du trio original avec Bernard Vitet et Francis Gorgé, quelquefois en quartet avec la chanteuse Tamia, datant de nos débuts en 1977 (série des Poisons). Le choc est d'autant énorme qu'aucun de nous n'a réécouté quoi que ce soit depuis lors. J'ai constitué des albums virtuels correspondant à des projets comme L'argent (d'après le film de 3h10 de Marcel L'Herbier), Let My Children Hear Music (musique de Charles Mingus), Machiavel Live (avec entre autres Philippe Deschepper et DJ Nem), les chansons dont celles écrites pour ma fille Elsa lorsqu'elle était enfant, les remix du Drame par Thurston Moore, Le Tone, Aki Onda, etc., des improvisations avec Colette Magny, Hélène Sage, Françoise Achard, Sacha Gattino, etc., des commandes institutionnelles, des clips, des enregistrements antérieurs à 1974... Les styles varient, mais la "patte" est homogène. Plus je creuse, plus j'en découvre de nouvelles strates. Le filon semble intarissable.
Il m'est apparu plus juste de livrer tout cela gracieusement plutôt que cela meurt sous la poussière au gré des variations climatiques. Ces dizaines d'heures de musique (je continuerai au fur et à mesure mon exploration lorsque ce sera en ligne) seront écoutables en direct sur Radio Drame en ordre aléatoire ou en sélectionnant un album ou un morceau (nombreux dépassent la demi-heure, mais il y a aussi plein de petits machins). Tous ces MP3 seront également téléchargeables. Je passe un temps fou à chercher et taper les dates, l'instrumentation et les notes afférentes.
Si les disques sont en vente, un bouton permettra aux donateurs de soutenir l'entreprise. Je ne me fais pas trop d'illusions au vu de l'essai avec l'œuvre interactive Machiavel. Les amateurs téléchargent le scratch vidéo interactif sans se rendre compte que cela représente un travail considérable qui n'est pas rétribué. Certains invités se pointent les mains vides. On les réinvitera quand même, mais un petit geste fait tellement plaisir !
Faisons circuler la musique plutôt que la protéger jalousement. Si j'approche, ici et ailleurs, des 2000 articles en cinq ans, j'ai composé plus d'un millier d'œuvres depuis mes débuts, des minuscules aux grands fleuves, la plupart du temps en collaboration avec mes meilleurs amis. C'est cette histoire que chante la musique et que je suis fier de partager grâce aux ressources du Net, en agrandissant le cercle. Je suis impatient.

jeudi 11 novembre 2010

L'orchestre de la Troisième Oreille


Du Macbeth de Roman Polanski il ne me reste en mémoire que la forêt qui s'avance et la musique de Third Ear Band, d'ailleurs pas en situation, mais seulement le disque qu'un copain m'avait prêté en 1972. La mélodie que ma mémoire associait à une voix d'enfant m'a probablement autant marqué que celle du Petit Chevalier dans Desertshore de Nico ou Quiet Dawn avec Waheeda Massey dans Attica Blues d'Archie Shepp. Mais Fleance (chanté par le jeune comédien Keith Chegwin ?) est certainement ce qui me trottait inconsciemment dans la tête lorsque j'écrivis avec Bernard Vitet le prélude de ¡ Vivan las utopias ! pour ma fille Elsa dans la compilation Buenaventura Durruti du label nato.
À la réécoute de la partition sonore rééditée en CD je m'aperçois que l'orchestre de la Troisième Oreille eut une influence considérable sur mon travail. Mélange de musique médiévale ou modale, de rock électrique, de free jazz et de bruitages, à la fois très composée et parfaitement improvisée, leur musique ne ressemble à rien, si ce n'est aux réminiscences que d'autres développeront dans les quarante années qui suivront. Les grincements d'archet de Simon House et les chocs distordus de la guitare électrique de Paul Buckmaster répondent aux ragas et aux drones d'influence indienne de Glen Sweeney, le hautbois et le flageolet de Paul Minns se mêlent aux sons électroniques du VCS3, pour construire une sorte de free folk extrêmement lyrique, emprunt de magie noire et de tragédie shakespearienne.
Pendant que j'y étais, autant commander en même temps les deux premiers albums, Alchemy (1969) et Elements (1970) qui précédèrent Macbeth. Moins "Dramatiques" au sens théâtral du terme, ils confirment que l'improvisation n'est pas un genre, mais qu'il s'agit essentiellement de réduire le temps entre la composition et l'interprétation. Je me laisse porter par les paysages sonores que Third Ear Band dresse, privilégiant les plans d'ensemble et les effets de groupe à la virtuosité bavarde des solistes, construisant des évocations sonores qui m'entraînent loin de nos côtes.