70 Musique - avril 2012 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 27 avril 2012

Les chansons nâvrantes d'Eddy Bitoire


Les chansons décalées ont toujours été une tradition. Au siècle dernier, Georgius, Fredo Minablo et sa Pizza Musicale (un des nombreux pseudonymes de Boris Vian), Bobby Lapointe, Édouard, Pierre Perret, Licence IV, Les inconnus, et combien de chansonniers, ont remonté le moral à plus d'un désespéré. Même Jacques Dutronc, alors directeur artistique, se lança accidentellement dans la chanson pour rigoler. Chez eux il existe une distance que ne véhiculent pas les comiques avérés comme Fernandel ou Bourvil, encore que la frontière soit mince. Le second degré existe-t-il ou est-ce une manière coupable d'assumer ses amours inavouables ?



Nous avons peu d'informations sur la carrière d'Eddy Bitoire. Certains aficionados du jazz prétendent avoir reconnu un souffleur inventif dont la musique échappe aux canons à la mode. Raison de plus pour Eddy, tenté par l'exercice et convoquant toute la famille des potes pour réaliser ses chansons nâvrantes (l'accent circonflexe est paraît-il une piste pour l'identifier). Quitte ou double ? Sur SoundCloud, on pourra également écouter Bingo, Méfie-toi, P le 1, Courbez-vous, Un alien, Ce que j'aime chez toi, J'bute sur Nietzsche, Benoit, I Speck The Prues, Une maladie rare, Qui donc ?, Une tomate, Dis au revoir, Les gâteaux secs...


Clips réalisés respectivement par Cyril Laucournet et Jenifer Titi.

mercredi 18 avril 2012

Transformation


À la réécoute, dès les premières secondes de chaque morceau, Alexandra Grimal a l'idée d'un titre à lui donner. Elle a tout de suite choisi celui de l'album, Transformation. Je ne lui ai pas demandé pourquoi. Alchimie d'une démarche qui lui est propre, rencontre musicale dont les conséquences nous échappent, mouvement fugace et vectoriel sous-tendant ce samedi après-midi au studio, essai réussi à la manière d'une équipe de rugby ? La mutation du papillon s'est imposée toute seule lorsque j'ai imaginé la pochette. L'animal épinglé sur le ciel donne à l'image l'impression du relief. C'était l'heure du déjeuner à Kho Phayam. La table exhalait des parfums de noix de coco et de piment costaud. Je ne perçois la 3D virtuelle qu'à la relecture comme je n'entends nos improvisations qu'à la mise en ligne le lendemain. Les sept pièces sont accessibles en écoute et téléchargement gratuits comme les 36 précédents albums numériques que Radio Drame débite aléatoirement sur la page d'accueil du site drame.org. Si l'on préfère n'écouter que ce nouvel album, une page est dédiée à Avant que la cité..., Depuis les arbres, Bienvenue derrière le miroir, Les éléphants rencontrent les girafes, Assimilation culturelle, Désirs lucides, En éponge.
Sur toutes, Alexandra joue du saxophone soprano tandis que les synthés développent leurs variations de timbres. Avant de jouer, je lui raconte l'histoire qui me relie à son instrument, mes premières notes sur les genoux de Sidney Bechet, les tentatives empesées avant que je ne passe à l'alto, mes rencontres avec Steve Lacy ou Lol Coxhill... On attaque direct. À peine le temps de réécouter quelques secondes de chaque morceau qu'Alexandra doit filer. Comme cela m'arrive de plus en plus souvent avec les jeunes musiciens elle avait eu l'initiative de la session, suggérant que nous improvisions ensemble. Il y a quelque temps d'autres m'avaient avoué chercher à jouer avec des vieux. Comment le prendre ? Forcément bien. L'expérience n'a rien à voir avec l'âge du capitaine. Ce n'est pas non plus un gage de qualité. Aujourd'hui j'apprends plus avec eux qu'avec ceux de ma génération et ou de celles qui m'ont précédé. Mes pairs ont plutôt eu du mal à comprendre où j'allais. Ils se sont trop souvent figés dans des formules confortables. Les jeunes me retrouvent au tas de sable. Le risque évite pelles et râteaux. Échange de bons procédés. Quand les grains sont tous tombés on retourne le sablier.
Alexandra tient son jeu du lépidoptère. Elle étale ses ailes pour exposer ses desseins colorés et ses six pattes tracent une écriture en bâtons qui siéent si bien au soprano. Sa chrysalide se transforme parfois en ténor quand le souffle en caresse le bec. Mais c'est par la trompe que passe le nectar. Quelles que soient ses rencontres elle cherche la métamorphose.
Elle enregistre Owls Talk (dialogue de chouettes) en leader avec Lee Konitz, Gary Peacock, Paul Motian, Dragons (ils renaissent de leurs cendres, une autre métamorphose !), avec Nelson Veras, Jozef Dumoulin, Dré Pallemaerts, Andromeda (qui dirige les hommes) avec Todd Neufeld, Thomas Morgan, Tyshawn Sorey... Je l'avais entendue butiner la première fois sur Blue Anemone de Birgitte Lyregaard avec Alain Jean-Marie au piano, sobriété et opportunité du jeu. J'aime bien Shape (une autre forme !) avec Antonin Rayon et Emmanuel Scarpa, Ghibli (vent chaud du désert) avec Giovanni di Domenico auxquels se joignent Manolo Cabras et Joa Lobo pour Seminare Vento (qui sème le vent), et ces drôles de 45 tours bleu marine où le trio You Had Me At Hello composés avec Adrian Myhr et Chistian Skjødt rencontrent Ab Maars, Michael Moore, Oliver Lake... Ouverte à toutes les musiques on l'attend avec impatience dans des contextes moins jazz comme lorsqu'elle est invitée par le violoniste Frédéric Norel au sien des Dreamseekers (chercheurs de rêves) avec Jean-Marc Foltz, Benjamin Moussay, Arnault Cuisinier, ou pour une prochaine Transformation puisque c'est sur ces mots que nous nous sommes quittés, mais Alexandra sera cette fois au ténor...

mercredi 11 avril 2012

Jazz en appartement


Comment vivre de son art lorsque l'on est musicien de jazz ? Il faudrait jouer tous les soirs pour avoir un salaire décent. Les diplômés du Conservatoire jouent dans des clubs en passant le chapeau. Dans certains lieux bien équipés ils reçoivent 120 euros net, c'est Versailles. Les festivals offrent de meilleurs tarifs. La paie est liée à la jauge de la salle. Il faut accumuler 43 cachets isolés sur dix mois et demi pour pouvoir prétendre au statut d'intermittent du spectacle. C'est difficile. Beaucoup sortent du système. Certains choisissent l'enseignement pour arrondir leurs fins de mois ou plus prosaïquement pouvoir croûter. Lorsque les subventions ne concernent pas directement les artistes, elles permettent aux lieux de diffusion d'exister. Ils ne sont pas légion. Alors on invente de nouveaux modèles. Et puis, si l'on a choisi d'être artiste, on est d'abord guidé par sa passion. Un luxe de faire ce qui vous plaît. Jouer en appartement, payé, défrayé ou simplement invité, est devenu courant. Pour le plaisir d'offrir un moment privilégié. Pour l'amour de l'art et le désir de partager.
Vendredi soir, cela se passait "chez Thérèse". La maîtresse de maison possède un piano à queue. L'orchestre avait apporté la batterie et ses instruments. En première partie jouait Louis Laurain. Performance hors du commun. Le trompettiste base tout son travail sur le souffle, pas la respiration, mais le son du vent dans les tuyaux de sa trompette. Le moindre bruit parasite devient percussion. Laurain démonte sa trompette, retire les coulisses, claque la soupape, tape les pistons, replace l'embouchure, met la sourdine. La respiration continue permet de contrôler la longueur de ses phrases. Exercice virtuose très émouvant. Une prouesse contemporaine mettant les muscles à contribution. C'est si rare qu'une pièce de trompette solo m'enchante. Anthologique.


Après les amuse-gueules de l'entr'acte, le quartet Novembre se déchaîne. C'est très écrit sans perdre la fougue de l'instantané. Les compositions sont essentiellement du saxophoniste alto Antonin Tri Hoang et du pianiste Romain Clerc-Renaud. Ils sont accompagnés par Thibault Cellier à la contrebasse et Elie Duris à la batterie. Si leur musique est très personnelle, certains passages saluent de loin les débuts de Carla Bley, le cri d'Albert Ayler ou les inventions harmoniques d'Ornette Coleman. Hoang a adapté quelques pièces d'Aéroplanes, son duo avec Benoît Delbecq. La musique est sculptée dans la masse. Les silences succèdent aux agrégats. Après toute cette vitalité, nous parlons politique avec les jeunes spectateurs. Nous avons de moins en moins besoin de convaincre les futurs électeurs, presque tous voteront Mélenchon. La musique du changement.

lundi 9 avril 2012

Crazy Clown Time


Ce n'est qu'à la deuxième écoute que le premier disque solo de David Lynch accapare mon attention. J'avais cru entendre de l'électro-pop ou quelque trip hop à la Massive Attack alors que ce sont d'originales miniatures sonographiées où le réalisateur incarne un personnage différent pour chaque chanson. L'album s'ouvre sur Pinky's Dream avec la chanteuse Karen O, tous les autres morceaux étant interprétés par Lynch s'accompagnant à la guitare, au synthé et aux percussions, secondé par l'ingénieur du son Dean Hurley à la batterie, plus guitare, basse, synthé, orgue Hammond et programmation. L'ensemble, réalisé lors de diverses expérimentations en home studio, n'a été nullement envisagé pour la scène. J'avais été freiné par le second index, Good Day Today, banale house vocodée, mais dès le troisième, So Glad, une mayonnaise sordide vous attrape et ne vous lâche plus. Au quatrième, Noah's Ark, on identifie parfaitement l'univers lynchien développé dans ses films, un truc lugubre, susurré, avec une pédale monotone insidieuse et un rythme lent ou cardiaque que l'on retrouvera sur Football Game où le réalisateur chante comme s'il avait une patate chaude dans la bouche, quasi débile, comme sur I Know. Le tempo s'accélère sur Strange And productive Thinking avec un effet monotone du vocoder que le texte justifie cette fois pleinement. Retour à la rythmique pesante avec l'instrumental The Night Bell With Lightning et nouvelle accélération pour Stone's Gone Up. On arrive ainsi à Crazy Clown Time qui donne son nom à l'album.


Le clip vidéo dirigé par le réalisateur illustre mot à mot les paroles, mais quelques sons semblent avoir été ajoutés pour le film, à moins que la version audiovisuelle fasse ressortir des détails qui m'avaient échappé. Il en fourmille en effet des quantités tout au long de l'album. Si les cinéastes ont l'habitude de charger inutilement leur mixage avec de la musique redondante, la démarche inverse consistant à ajouter des sons à la version discographique pour transformer une chanson en court métrage dramatique est toujours passionnante. Les délires plaintifs du Lynch nasal se perpétuent sur These Are My Friends, Speed Roaster, Movin' on et She Rise Up sans rien apporter de nouveau à la compilation. Le bel objet graphique qui habille le disque reflète l'hermétisme glauque du cinéaste devenu ici compositeur d'une musique envoûtante. (Sunday Best Records, dist. Universal)

jeudi 5 avril 2012

Le courant est passé


Nous en faisions trop. Dès le premier album d'Un Drame Musical Instantané en 1977, certains auditeurs nous taxaient de coïtus interruptus. On nous accusait de zapper avant que le public ait eu le temps de s'installer. Notre soif d'invention les laissait sur leur faim. Combien de fois nous a-t-on conseillé d'ajouter une bonne rythmique à nos élucubrations protéiformes ! Emportés par la passion du laboratoire et l'excitation de l'inconnu, nous n'avons jamais voulu céder aux sirènes du succès. Cela ne nous empêcha pas de vivre de notre musique, mais nous n'avons jamais connu que des succès critiques, deux mètres de linéaire sur les étagères de nos archives au rayon presse. Entendre que nos fans s'y retrouvaient, mais qu'aucun succès populaire n'était envisageable.
Seuls les lapins de Nabaz'mob surent briser la vitre et rassembler tous les publics, sans que nous l'ayons d'ailleurs prévu puisque le spectacle avait été créé à l'origine pour une occasion unique. Dans les premiers mois Antoine Schmitt et moi nous demandions même ce que nous avions fait de mal pour que cela marche autant. Six ans plus tard l'opéra continue de tourner, à notre plus grande surprise.


Cette réussite, et d'autres que j'avais commises dans les domaines du multimédia (CD-Rom et sites Internet de création) ou du cinématographe, forçait mes interrogations. Cette ligne pure et dure de l'artiste contemporain manquerait-elle de générosité ? Lorsque nous désirons convaincre, nous nous donnons pourtant les arguments pour le faire. En écoutant les premières improvisations du trio formé avec Birgitte Lyregaard et Sacha Gattino je retrouvai l'entrain du Drame des débuts, plaisir partagé de nous retrouver ensemble et d'inventer des formes, des alliages de timbres, des paysages sonores laissant libre cours à l'imagination de l'auditeur. Pour composer une chanson, la plupart des groupes pop ou électro se seraient contentés d'une seule des quinze idées esquissées dans chacun des morceaux de nos deux premiers albums. Suffisait-il de développer un climax pour caractériser chacune de nos pièces en la rendant plus abordable ? S'appuyer sur un texte concentre la théâtralisation, ce que j'appelle souvent le drame même lorsqu'il s'agit d'une comédie, et cerne notre imagination. Il est certain que mes disques de chansons, que ce soit Crasse-Tignasse pour les enfants ou Carton, rencontrèrent un succès plus large que les pièces instrumentales. La chanson donne un cadre au sujet, canalisant la digression dont nous sommes friands.


C'est ainsi qu'est née la musique de El Strøm, après un an de gestation. Le premier concert donné samedi dernier au Triton a confirmé nos choix. Même si elles sont bien barjos, nos chansons ont su séduire le public que l'on devrait écrire au pluriel tant la salle était bigarrée. Hélène Collon me sussura qu'elle n'avait jamais entendu autant de langues différentes dans cette salle. Je crus comprendre qu'il s'agissait de celles qu'emploie Birgitte sur scène alors qu'elle évoquait l'espagnol, l'italien, l'anglais, le danois, le suédois, l'arabe, etc., des spectateurs ! Alors voilà, nous avons des chansons servies par une voix exceptionnelle, des rythmes composés aux petits oignons par Sacha, des instruments extraordinaires excitant la curiosité du public, des mélodies poignantes, une bonne dose d'humour qui fit se tordre la salle, mais encore faut-il trouver des lieux où reproduire le miracle ! Je n'ai plus la patience à faire la prospection nécessaire pour multiplier les petits pains. Le salaire des concerts n'est plus non plus un argument motivant. Seul l'enthousiasme de notre équipe pour notre travail me forcerait à commettre cette douloureuse acrobatie qui consiste à téléphoner aux programmateurs de salles et festivals. En attendant, nous n'avons rien trouvé de mieux que de mettre en ligne nos premiers pas sur le site El Strøm, cinq chansons filmées par Françoise, les trois albums en écoute et téléchargement gratuits, quelques photos et l'irrésistible envie de jouer, jouer encore et toujours, comme si c'était la première fois, ou la dernière.